Les Chroniques terriennes de Michel Dray : Pauvre siècle, n’as-tu donc rien appris pour être aussi sincèrement woke ?

 Michel Dray.
 
Montaigne aimait à dire qu’il n’enseignait pas, mais racontait. Avec sa « chronique terrienne », Michel Dray, en sa qualité d’historien, raconte « son » époque, avec humour et parfois avec dérision.

Aujourd’hui : « Pauvre siècle, n’as-tu donc rien appris pour être aussi sincèrement woke ? »


Par Michel Dray - Historien, chroniqueur au Contemporain.

Hier, je recevais Gabin à déjeuner. Mais si! vous le connaissez. Nous nous sommes rencontrés voilà quelques semaines dans un café*. Je l’avais invité avec sa copine, mais, pour une raison que je n’ai pas vraiment comprise, il était venu seul.

— As-tu aimé le bœuf mode que ma cuisinière a préparé spécialement pur ce repas ?
— C’est pas très light comme plat.

J’imaginais Rabelais se retourner de rage dans sa tombe.

— Et c’est un crime de ne pas manger « très light » ?
— Non mais vous jouez avec votre santé M’sieur. Et puis…
— Et puis ?
— Et puis, vous avez pensé aux SDF ou encore aux enfants de Gaza qui n’ont rien à manger, eux ?

De mon temps c’étaient les enfants du Biafra qui faisaient la Une. Que Gabin se révoltât pour la cause des enfants Gazaouis n’étaient pas pour me déplaire ; elle me rassurait même. Après tout, protester fait partie des urticaires de la jeunesse. Comme nous tous, parce que la sagesse et beaucoup de lucidité lui viendront avec l’âge, il finira par découvrir derrière ces révoltes néo-pubères, qu’il n’aura été que l’otage d’une idéologie islamiste aux antipodes d’un État palestinien laïc. Les cris des uns, les vociférations des autres ne changeront rien hélas ! Les laissés-pour-compte des grandes envolées géopolitiques resteront toujours les dindons de la farce. C’est comme ça depuis que le monde est monde. Le fait est que le vingtenaire, au cœur généreux et à l’âme partageuse n’avait rien laissé dans son assiette ; et pour peu qu’il se fût vraiment lâché, à coup sûr il en aurait redemandé.

— Gaza est un drame, et tu as raison de t’en révolter. Les SDF aussi sont un drame. Pourquoi ne dis-tu pas « sans domicile fixe » au lieu de te réfugier derrière trois lettres qui, à force d’être dites et redites finissent par ne plus rien dire ?
— SDF ou sans domicile fixe, c’est la même chose. Tout le monde comprend ça.

Comment lui expliquer que ce n’est pas la même chose ? Comment lui faire comprendre que derrière des mots inoffensifs, on cache des situations insupportables ? Comment lui faire admettre que les aveugles seront toujours des aveugles même si on les appelle maintenant des non-voyants, que les sourds seront toujours des sourds même si on les appelle maintenant des non-entendants, ou que les handicapés en fauteuil roulant n’ont pas toujours été des personnes à mobilité réduite ? Je regardai cette jeune pousse en me disant qu’il y a des mots qu’il a oublié de connaître, non par paresse intellectuelle mais par habitude du confort hypocrite d’un langage aseptisé pour ne point y voir les infections idéologiques. Car, Gabin n’est pas un imbécile. Je le crois même sensible et intelligent. C’est tout simplement un enfant made in XXIème siècle, élevé à Netflix et au Réseau social.

— Vous ne vous amusez donc jamais, vous les jeunes d’aujourd’hui ? Quand j’avais ton âge, je me plaisais à rire de tout, parce que, vois-tu Gabin, le rire est la seule marque de liberté qui vaut en ce monde.
Quelle étrange question en vérité que celle qui venait de s’échapper de ma gorge ! Je parlais à Gabin comme un vieux, un homme chargé d’ans ; bref, comme quelqu’un que, forcément, il ne pouvait pas comprendre.
— On ne peut pas rire de tout M’sieur.

Il n’avait que dix ans à peine quand des caricaturistes avaient été massacrés parce que, précisément, ils avaient ri de tout. Ils célébraient l’insolence et par l’insolence ils défendaient la liberté. Qu’est-ce qu’une décennie dans la vie d’un homme ? Un instant ? une porte qui claque ? une parole oubliée ? Dix ans c’est dix secondes. N’en pouvant mais, je me lançai dans une réplique dont le seul but était de lui parler d’un temps où on pouvait rire de tout, où on appelait les gens pour ce qu’ils étaient réellement et non pour ce qu’on eût voulu qu’ils fussent.

— Non M’sieur, Il y a vraiment des choses sur lesquelles on n’a pas le droit de se moquer.

Moquer… J’avouai que le verbe m’étonna dans sa bouche. Ainsi, l’époque de Gabin était celle où on devait faire attention à ce qu’on dit, une époque où il ne faut qu’aucune tête ne dépasse ! La dictature de la pensée quoi ! Je me souviens de ces humoristes qui, sous couvert d’attitudes comiques, d’expressions gouailleuses et de situations fantasques, ne se gênaient pas pour dire leur quatre vérités sur la société qui était la nôtre alors. Personne n’a été aussi loin que Fernand Raynaud avec son sketch sur le défilé militaire brocardant l’armée comme, de nos jours on n’oserait pas le faire. Personne n’aura été aussi loin que le chanteur Guy Béart avec sa chanson « celui qui dit la vérité sera exécuté ». Personne n’aura été aussi loin que Brel et ses cochons de bourgeois. Mais on leur passait tout parce que la France, ô combien rabelaisienne aime l’insolence et la poésie. Je les connais les humoristes d’aujourd’hui. Ce sont des adeptes du communautarisme, des militants de réseaux sociaux. Leur vocabulaire est aussi limité qu’une bulle de bande dessinée. À les entendre, on a l’impression d’écouter un JT ou bien d’expliquer un tract politique. Le plus insoutenable peut-être c’est leur message uniforme, leur vision-du-monde monolithique, pour tout dire leur pensée unique. Quelle insolence y a-t-il à hurler avec les loups ? Raynaud, Béart, nous faisaient rire tout en nous envoyant à la figure notre propre lâcheté. Aujourd’hui il suffit qu’un personnage public ne pense pas comme la majorité pour qu’il soit taxé de tous les maux de la terre. Béart, Raynaud n’ont jamais été interdits d’ondes et pourtant, Dieu sait qu’ils n’avaient pas leur langue dans leur poche.

— Penses-tu de temps en temps à Boualem Sansal ?
— À qui ?
— L’écrivain emprisonné en Algérie pour avoir critiqué le régime algérien.
— C’est pas un type qui fricote avec l’extrême-droite, ce mec ?

Après tout on a le droit de ne pas aimer son style, encore faut-il le lire. J’ai la certitude qu’il n’en a jamais eu lu la moindre ligne. Sans s’en rendre compte, il est le porte-voix de ceux qui pensent détenir la Vérité Absolue. Il suffit qu’on taxe un écrivain d’extrême droite ou même d’extrême gauche pour que, des vingtenaires comme Gabin pensent qu’ils sont forcément d’extrême-droite ou d’extrême-gauche. Il suffit qu’un individu bouffi de certitudes trouve normal qu’on organise des réunions où les Blancs seraient exclus, pour que des vingtenaires considèrent la chose normale.

Pauvre siècle quelles erreurs recommences-tu !

* Voir dans ces mêmes colonnes ma chronique Le Chaos façon puzzle.

Retrouvez « Les Chroniques terriennes » de Michel Dray dès septembre.

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