Aliénor d’Aquitaine ou l’art souverain du pouvoir féminin

 Aliénor d'Aquitaine par Frederick Sandys, 1858, musée national de Cardiff. (Domaine public).

Par Sofia Azzouz, historienne de l’art, et Jean-Philippe Carpentier, Avocat au barreau de Paris, consul honoraire du Luxembourg avec juridiction sur la Normandie et Président du Corps consulaire de Normandie.

Peu de figures incarnent avec une telle intensité la grandeur et la turbulence du XIIe siècle qu’Aliénor d’Aquitaine (v. 1124-1204).

Héritière, duchesse, reine de France, puis reine d’Angleterre, elle traversa l’histoire comme une comète, laissant derrière elle un sillage de lumière et de scandales.

Orpheline à treize ou quatorze ans, en cet été 1137 où son père Guillaume X mourut en pèlerinage à Compostelle, elle devint d’un seul coup la plus riche héritière de la chrétienté.

Cette tâche ne l’effraie guère et elle a déjà conscience de ce qui se profile pour son avenir.

Formée aux lettres latines, rompue aux classiques, initiée à la chasse, douée d’une beauté que les chroniqueurs comparèrent à la réincarnation de Vénus – « gorge parfaite », « taille de guêpe », hanches généreuses –, elle réunissait l’éclat du corps et la puissance de l’esprit dans une harmonie que l’époque jugea presque suspecte.

Dès juillet 1137, elle épousait Louis, fils du roi Louis VI le Gros, âgé de dix-sept ans.

Le contrat, négocié de longue date, garantissait que l’immense duché d’Aquitaine resterait hors du domaine royal.

Sacrée reine le jour même de ses noces, elle entra par la grande porte dans l’arène politique avec une lucidité stupéfiante.

Pour protéger sa cadette Pétronille et son héritage, elle imposa au roi le mariage de sa sœur avec Raoul de Vermandois, sénéchal du royaume, une décision à la fois politique et diplomatique qui révélait un instinct prodige.

Ainsi, dès les premiers mois de son règne, Aliénor démontrait que le pouvoir véritable s’exerce moins par la couronne que par le réseau subtil des alliances.

Mais le mariage français tourna au désastre dynastique puisque de son union naquirent deux filles : Marie, Alix…Et aucun héritier mâle.

Dans une cour où l’on attendait d’elle la perpétuation de la lignée capétienne, sa beauté devint faute, son intelligence menace, sa sensualité péché.

On la dépeignit sorcière, nouvelle Ève, tentatrice fatale.

En mars 1152, le prétexte de consanguinité permit l’annulation du mariage.

Libre, elle n’attendit que huit semaines pour épouser Henri Plantagenêt, comte d’Anjou et bientôt roi d’Angleterre, de onze ans son cadet.

De leur union féconde naîtront huit enfants, dont Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre, et s’édifiera l’immense empire angevin qui, des Pyrénées à l’Écosse, fit pâlir la couronne de France.

Reine répudiée, elle devint mère de rois et aïeule de toutes les dynasties européennes.

Prisonnière quinze ans durant sur ordre de son propre époux, elle survécut pour exercer, octogénaire, une régence décisive.

Que nous enseigne, en ce début de XXIe siècle, la trajectoire de cette femme qui régna sur deux royaumes sans jamais avoir été autorisée à régner en son nom propre ?

A l’heure où la république n’a jamais été présidée par une femme, il rappelle que la France a de tout temps, jusqu’en 1789, connu des périodes où les femmes gouvernaient.

Le pouvoir féminin d’alors, loin d’être une concession des hommes, se conquerrait dans l’ombre des lois et des préjugés, par la maîtrise des alliances, la lucidité stratégique et l’usage assumé de tous les atouts.

Elle montre, ensuite, que l’intelligence et la sensualité, lorsqu’elles s’allient, effraient autant qu’elles fascinent. Elles restent, aujourd’hui comme hier, des armes subversives pour déplacer les lignes du possible.

Elle rappelle, enfin, qu’aucune disgrâce, répudiation, emprisonnement, vieillesse, n’est définitive lorsqu’on refuse de se résigner au rôle qu’on veut bien vous assigner.

Aliénor d’Aquitaine ne fut pas une reine exceptionnelle parce qu’elle était femme ; elle fut une femme exceptionnelle qui fit plier deux royaumes à sa volonté. En cela, son exemple demeure, neuf siècles plus tard, d’une brûlante actualité.

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