Raphaël Enthoven : « Camus est un maître »

 « Camus est un maître »

Grand succès. L’écrivain et philosophe, Raphaël Enthoven, était en spectacle jusqu’au 18 décembre, à la Scène libre, à Paris. Spectacle fabuleux consacré au philosophe de l’absurde, Albert Camus. Dans cet entretien de haute volée, Raphaël Enthoven livre au Contemporain la nature de sa relation avec Camus. Qui était ce Camus ? Comment l’a-t-il rencontré ? Ou encore comment le lire aujourd’hui ? Entretien.

Raphaël Enthoven - Ancien élève de l’ENS, agrégé de philosophie et maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il intervient ou est intervenu dans plusieurs médias, notamment Europe 1, Arte, L’Express, France Culture, LCI ou encore BFMTV. Il est conseiller de la rédaction de Philosophie Magazine depuis 2006 et cofonde en 2021 le journal Franc-Tireur.

Propos recueillis par Élias Lemrani

Le Contemporain - Vous avez tenu à la Scène libre, un spectacle, Camus par Enthoven, consacré à cet écrivain que vous admirez tant. Pourquoi avoir choisi la scène, et pas un autre support ?

J’ai parlé de Camus sur tous les supports. J’ai écrit quantité de choses sur lui. J’ai fait plusieurs dizaines d’émissions à son sujet à la télévision et à la radio. Mais la seule chose que je n’avais pas faite était de mettre en scène sa littérature. Je me suis longtemps privé, dans la transmission de la pensée de Camus, de ce vecteur extraordinaire, qu’est la scène théâtrale. Parce que sur scène, comme le dirait Char, vous faites passer des traces et non des preuves. Vous donnez des sentiments, vous donnez des impressions. Quoi de mieux pour présenter la pensée d’un homme qui, lui-même, a voulu être éprouvé plutôt que théorisé ?

Le Contemporain - Qui était Camus ?

Camus était un homme courageux qui assumait toutes ses faiblesses et qui menait autant que possible une existence tournée vers le Soleil. Le système qui est le sien a ceci d’extraordinaire et de profondément singulier, qu’il construit une morale sur une ontologie, elle-même, axiologiquement neutre. Pour le dire vulgairement, il n’existe pas de phénomènes moraux pour Camus. Il n’existe qu’une interprétation morale des phénomènes. Il n’y a ni de bien, ni de mal, inscrit dans la matière des choses. Le monde est axiologiquement neutre. Le monde est inhumain. Le monde n’est pas fait pour nous, et notre situation en celui-ci est incurablement celle d’un étranger, au sens métaphysique du terme. Mais dans le même temps, c’est le même Camus qui se demande ce qu’il aurait à faire d’une vérité « qui ne doive pas pourrir ; l’aimer serait un faux-semblant ». Autrement dit, « il ne faut jamais se donner de principes plus grands que son caractère » : Camus pense à hauteur d’homme tout en dépouillant le monde de toute signification pour l’homme. C’est quelqu’un qui articule le désir de construire une morale sur l’impossibilité absolue de la trouver à même les choses ; sous un ciel vide. Son entreprise est merveilleuse de ce point de vue. Grandiose. Elle est grandiose et profondément originale, la plupart des humanismes n’ayant pas renoncé au fait que la vie ait un sens ou que le monde nous indique une destination à suivre ; Camus, si. Camus dira d’ailleurs : « l’humanisme, je le trouve court. » Et pourtant, c’est incontestablement un humaniste, un humaniste de la nature morte. Cela le rend profondément singulier.

Le Contemporain - Comment avez-vous découvert l’œuvre de Camus ?

Je suis un camusien tardif. J’ai bêtement lu L’Étranger dans la foulée de La Nausée quand j’avais quatorze ans. J’en avais suffisamment lu pour m’en garder quelques impressions, notamment le sentiment que le type n’éprouvait rien du tout. Pour préparer l’agrégation, j’avais beaucoup travaillé sur Spinoza et Nietzsche, qui étaient au programme. Et puis, une fois agrégé, j’ai redécouvert tous ses textes. Souhaitant alors faire une thèse sur le nihilisme et sur la façon dont on le surmontait, il m’est paru naturel de lire Camus. Nietzsche et Camus ont vraiment en commun l’ambition de surmonter le nihilisme ; une ambition qui repose sur le constat que le monde est un néant de valeur. Autrement dit, Nietzsche et Camus ont en commun de repérer le nihilisme derrière le désir de croire plus que derrière la capacité à reconnaître que le monde ne mérite pas qu’on lui apporte notre créance. Voici comment j’ai redécouvert Camus, et depuis j’avoue ne m’en être jamais lassé.

Le Contemporain - Quelle est la nature de votre relation avec Camus : est-il un maître pour vous ?

Camus est un maître. Un maître par l’effort de mettre en cohérence le style et ce qu’il pense. Mais plus qu’un maître, il est le compagnon des gens qui se lèvent chaque matin et qui ne croient en rien. Ma relation avec lui relève plus du compagnonnage que de l’amitié. Il est une ressource infinie. Lire Camus, c’est une possibilité permanente, en cas de doute, de se référer à celui qui nous renvoie précisément à ce vide radical dont il faut se satisfaire et qu’il faut apprendre à aimer.

Le Contemporain - Comment Camus peut-il nous aider à comprendre notre monde contemporain ?

Il y aurait mille réponses possibles à cette question. Tout d’abord, tout ce que Camus nous a dit du dialogue, de ce monde de « silhouettes », de ces gens qu’on insulte et dont on ne voit plus « la couleur du regard ». Lors des années de plomb, dans les années 1950, Camus est le premier à regretter que le manichéisme produise l’impossibilité du dialogue et substitue à celui-ci le goût d’enfermer l’autre dans une case, de l’assigner à résidence identitaire. Mais Camus est également celui qui nous apprend à agir sans horizon. C’est celui, par exemple, qui, dans La Peste, nous montre des personnages luttant contre la maladie sans avoir l’espoir de la vaincre. C’est celui qui nous encourage à agir quand bien même nos gestes ne seraient que des coups d’épée dans l’eau. Il fait partie de ces philosophes dont, comme Pascal, la principale difficulté n’est pas d’être compris, mais d’être accepté. La seule chose un peu difficile dans la pensée de Camus, c’est ce qu’il dit du « consentement ». On peut avoir l’impression, en le lisant trop rapidement, que celui-ci est un synonyme de résignation, une invitation au maintien des hiérarchies. Alors qu’en réalité le consentement est la reconnaissance du fait qu’on ne peut pas changer de monde et que par conséquent, il faut consentir à celui-ci. Pour Camus, c'est le début de la révolte. Le paradoxe est le suivant : la révolte repose sur le consentement et sur l’acquiescement, la révolte dit oui avant de dire non. Ce que dit Camus du consentement est une considérable valeur ajoutée pour une époque qui a la nostalgie des valeurs absolues. Camus préfère s’intéresser aux vérités qui pourrissent, car celles qui ne pourrissent pas ne sont pas à notre hauteur.

Le Contemporain - L’impossibilité du dialogue est-elle une impasse ?

L’impossibilité du dialogue sous le fait du procès d’intention est une chose vieille comme le monde. On le trouve par exemple dans le Premier Livre de la République de Platon, où Thrasymaque refuse le dialogue avec Socrate au motif que ce dernier est « méchant » ; l’enfermement de Socrate dans une certaine idée de lui-même autorise Alcibiade à fuir le dialogue. Tout l’enjeu du premier livre de la République n’est pas de comprendre la nature de la justice, mais de convaincre Thrasymaque d’entrer dans la discussion, ce qu’il finit par faire, et c’est en cela une victoire. Nous devons en comprendre que la vraie victoire n’est pas celle d’une idée sur une autre, mais la victoire du dialogue sur le désir de s’opposer ; voilà ce qu’il faut rechercher, et c’est exactement ce que recherche Camus.

Le Contemporain - Comment imaginer Sisyphe heureux ?

C’est la métaphore stoïcienne de l’archer. Si vous êtes un archer et que vous voulez, dit Sénèque, atteindre le centre de la cible, ne vous préoccupez pas tant d’atteindre le centre que d’accomplir correctement tous les gestes qui sont ceux de l’archer. Parce que cela dépend précisément de vous. Il ne dépend en revanche pas de vous que la flèche atteigne le centre de la cible ; des tas de choses peuvent en effet s’interposer entre vous-même et celui-ci, des tas de choses qui ne dépendent pas de vous. Donc ne suspendez pas votre bonheur et votre espoir à l’obtention du centre de la cible. Faites au contraire ce que vous savez faire. Faites ce qui dépend de vous. Votre liberté est de ne pas dépendre de ce qui ne dépend pas de vous. Or, pour revenir à notre mythe, qu’est-ce qui dépend de Sisyphe ? De pousser le caillou. Sûrement pas d’arriver au sommet et encore moins d’y maintenir le caillou. Donc, il se soucie de ce qui dépend de lui, de faire ce qu’il a à faire, de pousser le caillou. Cette simple réponse rend Sisyphe hermétique à la sentence des dieux, de la même manière que le sentiment d’accomplir son devoir dans une époque qui vous l’impose est d’une certaine manière une garantie de liberté.

Le Contemporain - Ce qui oppose Sisyphe à Tantale ?

Oui, cela l’oppose à Tantale dans la mesure où Tantale ne peut se délivrer de son sort que par la mansuétude des dieux, mais aussi, car le rapport que Tantale entretient avec son propre désir est un rapport de mise à distance. Tantale est à l’image des gens qui veulent toujours décrocher la Lune, dont le désir n’est jamais satisfait. Lui ne mange jamais, ce qui signifie que même en mangeant, on n’est jamais repu. Tantale incarne une insatisfaction fondamentale, ou le fait qu’un désir, indexé sur le manque, s’arrange toujours pour que l’objet qu’il se donne soit hors de sa portée. Voilà ce que raconte Tantale. Alors que Sisyphe dit au contraire que le désir ne repose pas sur l’insatisfaction, mais procède par débordement, par excès et par abondance. Par abondance de force. Quel meilleur usage faire de sa force que de pousser le rocher ? Et en somme, c’est par abondance de force que Sisyphe fait ce que les dieux lui demandent de faire, et en cela, il n’obéit pas aux dieux en le faisant. Il n’obéit qu’à lui-même.

1 Commentaires

  1. Gilles Sicart21/12/23 23:54

    Il y a bien chez Camus un "oui" qui rappelle le "oui à la vie" de Nietzsche. Mais il est trop paradoxal de dire que la révolte commence chez lui par un consentement, avant d'aller vers un refus. Elle naît au contraire d'une exigence qui est de ne pas se satisfaire du non-sens du monde, sans aller pour autant vers une quelconque illusion. Le cycle de l'absurde précède celui de la révolte chez Camus, et - comme le troisième moment de la dialectique - un autre cycle doit succéder à celui de la révolte. Tout se joue dans la volonté du dépassement du nihilisme. C'est par là que Camus rejoint Nietzsche.

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