Dostoïevski ou le Combat contre le nihilisme

 Portrait de l'écrivain russe Fiodor Dostoïevski (1821-1881).

Par Gilles Sicart - Juriste et écrivain. Il a publié en 2023 un recueil de maximes et sentences (Un doute sans vertige n’est qu’un exercice spirituel) aux éditions Portaparole et publiera en février 2025 Le Bréviaire de la défaite aux mêmes éditions.

Dostoïevski a précédé Nietzsche dans la mise au jour du nihilisme moderne et la volonté de le combattre. Il y voit dès les années 1860 un esprit ravageur qui traverse l’intelligentsia russe et qui, tout en revendiquant une proximité avec le peuple, s’attaque aux fondements mêmes de la civilisation. Ce nouvel esprit, que Tourgueniev est le premier à évoquer dans Pères et fils (1862), diffère de celui des libéraux réformistes de la génération des années 1820 qui s’était illustré dans la révolte des décembristes.

Dostoïevski se fait le pourfendeur du nihilisme avec d’autant plus de force qu’il le connaît de l’intérieur. Il a été dans les années 1840 un esprit socialisant, un familier des cercles progressistes, un compagnon de route de la gauche radicale pétersbourgeoise. Il s’est laissé entraîner sur la pente de l’utopisme et de la subversion, avant de connaître l’arrestation, le peloton d’exécution, la grâce impériale in extremis, le bagne et la relégation au-delà de l’Oural. Il s’est exposé à la tentation du nihilisme avant de s’en garder comme d’un mal de l’âme, car, à ses yeux, loin d’être seulement un mouvement historique, le nihilisme se niche au fond de l’humanité.

Le nihilisme tel que le voit Dostoïevski n’est pas tant un ressentiment contre la vie – comme le verra Nietzsche – qu’une indifférence à la vie, un détachement de la terre et, en définitive, une désunion d’avec le peuple. Il y a un lien charnel et existentiel entre l’homme et le monde que le nihiliste entend tout simplement nier et même couper, symboliquement ou par la force, pour choquer le bourgeois ou impressionner le paysan. Cet esprit négateur va jusqu’à contester le bon sens, le sens de la beauté et même le sentiment d’humanité, alors qu’il prétend – sur le terrain politique – se mettre au service des pauvres pour les sauver de ce qui les opprime.

Dans Le Sous-sol (aussi intitulé Notes d’un souterrain) paru en 1864, Dostoïevski dresse le portrait d’un nihiliste qui ne dit pas son nom. Il s’agit bien de cela pourtant, et le recours à la forme de la notation ainsi qu’à celle de l’interpellation parfois trahit chez l’écrivain, mieux qu’une identification avec son personnage, une manière de confession. Le lecteur trouve là une représentation et même une expérience authentique du nihilisme. L’homme du souterrain, qui se voit lui-même comme un homme malade et désagréable, ne vit pas seulement en marge de la société, mais aussi en deçà – plutôt qu’au-delà – de ses convenances, de ses règles, de ses vérités.

Il y a une critique du nihilisme qui constitue la ligne directrice des œuvres de Dostoïevski à partir du Sous-sol jusqu’aux Frères Karamazov, en passant par Crime et Châtiment et Les Possédés. Au cœur de l’homme du souterrain comme de ses congénères, naît le ressentiment contre le monde, l’humanité et Dieu, mais aussi le vertige de l’esprit solitaire et libre qui croit pouvoir tout nier. Cela aboutit chez Ivan Karamazov, le plus habile d’entre tous, à la fameuse formule du « tout est permis ».

Les héros ou anti-héros emblématiques de Dostoïevski sont des athées, des nihilistes, des négateurs de la morale. Ils incarnent et même consacrent le blasphème, le vice ou le crime. L’écrivain a donné des variantes de la figure du Nihiliste à travers des personnages romanesques qu’anime, sous le couvert de leurs idées, la mégalomanie criminelle (Raskolnikov), la mauvaise conscience (Stavroguine) ou le délire hallucinatoire (Ivan Karamazov). Le nihilisme est une psychologie avant que d’être une idée, et la négation de tout mène aux confins de la folie clinique.

Les personnages de Dostoïevski en général éprouvent vertigineusement une liberté de la conscience qui les conduit au-delà d’un Rubicon moral ou politique jusqu’au Mal ou même au Bien (comme le prince Mychkine). Dostoïevski voit dans le Christ la seule figure capable d’aider les hommes à faire un bon usage de la liberté. D’autant que, selon lui, le peuple russe entretient un lien particulier avec la religion jusqu’à faire du Christ – comme il l’écrit dans le Journal d’un écrivain – son idéal.

Dans l’esprit de Dostoïevski, le combat contre le nihilisme est la lutte avec un ange maléfique qui se loge en l’être humain. C’est cet ange qui lui fait nier Dieu et la Création comme le font les membres du groupe de révolutionnaires réunis autour de Stavroguine qui rappelle celui de Netchaïev. Dans Les Frères Karamazov, c’est le Grand Inquisiteur qui, s’adressant au Christ, lui demande comment on peut respecter un être faible, misérable, préférant le pain et finalement les chaînes à la liberté ; la toute-puissance divine peut bien se passer de la miséricorde pour faire le bonheur des hommes dans la soumission. Les Bolcheviques s’en souviendront.

D’une manière assez pascalienne, Dostoïevski invite l’homme moderne à retrouver sa grandeur morale par la conscience de sa misère profonde et de son appartenance au monde. C’est par là que passe la voie de la rédemption pour Raskolnikov, qui trouve dans l’amour de Sonia sur le chemin du bagne une toute nouvelle liberté intérieure. Même au bout du nihilisme se trouve l’espoir de le surmonter par la force de la conscience morale, si ce n’est par la grâce de la foi retrouvée en Dieu.

Dostoïevski et Nietzsche se rejoignent dans l’idée de tirer l’humanité vers le haut, en l’élevant des ténèbres de l’âme aux lumières de l’amour, pour l’un, et de l’art, pour l’autre. Mais ils se séparent sur le terrain politique ou métapolitique, car si le philosophe allemand rêve d’une nouvelle aristocratie européenne, l’écrivain russe veut croire – comme les Slavophiles – aux vertus intrinsèques de la Russie et à la piété profonde de son peuple pour faire pièce au nihilisme.

Par-delà cette espérance quelque peu naïve, la leçon de Dostoïevski demeure édifiante en un temps comme le nôtre où, à bien des égards, le nihilisme a pris les apparences du déconstructionnisme. Il revient plus que jamais à l’humanité de conserver le souci du monde contre la perpétuelle tentation de le défaire. L’enjeu n’est plus seulement de préserver la liberté et le sang des hommes, mais d’assurer tout simplement leur survie sur une planète en pleine ébullition.

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