Elisabeth Cazaux : « L’Afghanistan n’est pas un pays lointain : c’est l’épicentre du prochain cycle d’instabilité. Ne détournez pas le regard »

 Elisabeth Cazaux.

Elisabeth Cazaux - Engagée pour la liberté et les droits des Afghanes depuis 1998, Elisabeth CAZAUX crée le site francophone afghana.org du Collectif Liberté Afghanistan. En 2000, Elisabeth rejoint WORFA (Women on the Road to Afghanistan, avec le site dédié worfa.free.fr. En 2021, elle crée le site officiel negar-afghanwomen.org et sa newsletter. En 2024, Elisabeth fonde La Lettre d’Afghanistan ainsi que son site lalettrehebdo.com pour produire des analyses approfondies et indépendantes.

Propos recueillis par François Petitjean, Membre du Comité de Rédaction du Contemporain.


Introduction d’Elisabeth Cazaux — Un pays en chute libre sous un régime totalitaire

Depuis le 15 août 2021, l’Afghanistan s’enfonce dans une crise totale : apartheid de genre, effondrement de l’éducation, malnutrition structurelle, effacement de la société civile, répression systématique, explosion du trafic de méthamphétamine, hébergement du terrorisme international, migrations forcées, disparition des artistes, journalistes, intellectuels et scientifiques, assassinat en série des soldats et policiers de l’ancienne armée afghane. À cela s’ajoute une catastrophe silencieuse : la confiscation de la religion par un régime qui instrumentalise l’islam pour établir une domination totale.

Les Talibans n’ont respecté aucune des conditions de l’accord de Doha signé en 2020 avec les États-Unis — accord conclu en contournant le gouvernement afghan légitime. Ils avaient promis une amnistie générale : ils ont traqué, torturé et exécuté d’anciens soldats, policiers et membres des forces spéciales. Ils s’étaient engagés à préserver les droits fondamentaux, notamment ceux des femmes : ils ont instauré l’un des systèmes de ségrégation les plus extrêmes du XXIᵉ siècle, jusqu’à l’effacement total des Afghanes de la vie publique.

Tout cela se déroule dans une indifférence internationale presque totale, alors même que les risques pour l’Europe — terrorisme, narco-trafic, crise migratoire — n’ont jamais été aussi élevés.

C’est dans ce vide que j’ai créé La Lettre d’Afghanistan, pour documenter chaque semaine ce que le silence médiatique laisse disparaître.

Le Contemporain : Depuis le 15 août 2021 et la prise de Kaboul, les Talibans contrôlent l'ensemble du pays. Vu d'Europe on a le sentiment d'un pays isolé et livré au fondamentalisme islamique. Y a t'il un ou des liens internationaux maintenus avec ce pays ? Lesquels et avec quels pays ? La France joue-t-elle un rôle significatif d'après vous?

EC : Contrairement à l’idée d’un Afghanistan totalement isolé, nos analyses montrent un pays au centre d’un jeu géopolitique actif, mais hors du cadre légal international. Les Talibans entretiennent des relations soutenues avec le Pakistan, le Qatar, la Chine, la Russie seul pays à les avoir reconnus, l’Iran et plusieurs États d’Asie centrale. Ils ont négocié des accords miniers majeurs avec Pékin, coopèrent discrètement avec Moscou, et servent de plateforme régionale pour différents groupes djihadistes, comme le montrent les rapports de l’ONU. Par ailleurs, l’Allemagne vient de céder le consulat de Bonn aux talibans, leur donnant accès à tous les fichiers numériques de la diaspora afghane en Europe et Australie.

L’Europe, elle, reste divisée entre une politique de “gestion migratoire” et une prudence diplomatique extrême. La France ne reconnaît pas les Talibans et limite ses contacts au strict humanitaire. Mais elle ne joue pas de rôle structurant aujourd’hui – ni porteuse d’un agenda politique clair, ni leader d’une coalition humanitaire.

LC : Lors du récent séisme on a compté plus de 2000 morts et 3000 blessés. l'Unicef semble agir sur le terrain. Est-ce une réalité et comment les organisations humanitaires occidentales sont-elles accueillies d'une manière générale dans ce pays ?

Oui, l’UNICEF agit réellement sur le terrain. Dans nos synthèses régulières des rapports de l’ONU, nous avons montré que l’UNICEF reste l’une des rares agences ayant conservé un accès opérationnel relativement stable, notamment dans l’éducation d’urgence, les soins maternels et la nutrition.

Mais les ONG occidentales sont confrontées à une réalité beaucoup plus difficile : surveillance étroite, restrictions administratives, interdiction faite aux femmes afghanes de travailler dans l’humanitaire, instrumentalisation et captation de l’aide par les Talibans. L’accueil dépend complètement du rapport de force local : certaines provinces coopèrent « par intérêt », d’autres verrouillent tout.

Le séisme l’a confirmé : les Talibans ont empêché l’accès à plusieurs zones durant les premières heures, cherchant à contrôler l’image et les flux.

C’est pourquoi nous insistons sur la nécessité de soutenir les organisations afghanes locales ainsi que les réseaux de la diaspora. Pour information, l’aide envoyée par la diaspora est équivalente à l’aide des agences de l’ONU et nettement plus efficace grâce à leur connaissance du terrain.

LC : Les femmes : L'ONU a récemment déclaré que les femmes afghanes étaient désormais exclues de toute existence publique. Leur effacement social et intellectuel fait-il partie des enjeux humanitaires et quelles actions existent aujourd'hui ? Quel espoir peut-on leur transmettre d'ici ?

Les femmes afghanes vivent aujourd’hui un apartheid de genre. L’ONU l’a répété : elles sont exclues de toute vie publique, de l’éducation, de l’emploi, de la santé, de la mobilité, et désormais même de l’espace numérique.

Oui, leur effacement est un enjeu humanitaire majeur : sans femmes, il n’y a plus de système de santé opérationnel, plus d’éducation pour les filles, plus de protection sociale, plus de vie économique. Dans nos rapports hebdomadaires, nous documentons l'action d’organisations de résistance féminine – clandestines ou en exil – et le travail crucial de réseaux comme Afghan Witness, RAWA.

L’initiative la plus importante est le Tribunal du Peuple pour les femmes d’Afghanistan : Les audiences publiques du Tribunal populaire permanent (TPP) pour la session du Tribunal populaire pour les femmes d'Afghanistan se sont tenues à Madrid, à l'ICAM, situé Calle de Serrano, 9, du 8 au 10 octobre 2025. Le verdict du tribunal sera rendu en décembre

Quel espoir transmettre ?
Celui d’une diaspora féminine militante extrêmement active, de réseaux d’éducation clandestine, de programmes numériques, de projets juridiques internationaux contre l’apartheid de genre, et d’une mobilisation mondiale qui, même silencieuse, existe encore. Mais rien ne changera sans reconnaissance internationale du caractère criminel et systémique de la politique talibane envers les femmes.

LC : A votre avis, la France et l'Europe jouent elles un rôle réel dans la recherche d'une amélioration des situations diverses : pauvreté globale, absence de visibilité, santé, effacement des femmes, repli etc.. ?

L’Europe agit, mais souvent sans vision stratégique d’ensemble. La France contribue financièrement à l’aide humanitaire via les agences de l’ONU et défend régulièrement la cause des femmes afghanes dans les enceintes internationales. Mais elle ne porte pas encore une politique globale sur l’Afghanistan : ni feuille de route diplomatique, ni doctrine publique de non-normalisation du régime taliban.

l’UE parle beaucoup d’« engagement conditionnel », mais finance en parallèle des projets qui contournent de fait les sanctions, et doivent passer par la Da Afghanistan Bank (DAB), la banque centrale — sous contrôle intégral taliban

Il existe pourtant une exception notable : l’action constante d’Isabelle Rome, ambassadrice française pour les droits de l’homme, qui s’est imposée comme l’une des voix les plus claires en Europe pour faire reconnaître l’apartheid de genre comme un crime contre l’humanité. À l’ONU, notamment lors de la CSW69 en 2025, elle a rappelé que les persécutions systémiques imposées aux femmes afghanes constituent un « élément sous-jacent du crime d’apartheid » et a encouragé la France à soutenir une résolution internationale en ce sens. Son engagement maintient ce sujet essentiel dans le débat multilatéral.

Sur la pauvreté, la santé, l’effacement des femmes, l’Europe peut beaucoup :
– soutenir les réseaux d’éducation numérique ;
– investir dans la documentation des crimes de genre ;
– renforcer la protection juridique des réfugiés ;
cesser toute forme de normalisation implicite du régime.

LC : Les médias relaient en priorité le conflit Ukrainien, l'instabilité au Proche-Orient, et l'évolution de la géopolitique mondiale, ou le vote du budget en France. L'Afghanistan semble reléguée en bas de page. Avez-vous des liens avec les "médias nationaux" pour en parler, faire des reportage peut être ?

Oui, l’Afghanistan est devenu un angle mort médiatique. La concurrence des crises – Ukraine, Gaza, élections américaines, budget français – relègue systématiquement l’Afghanistan en bas de page, au mieux

En France comme en Europe, l’Afghanistan ne “fait pas le buzz”. Sur les réseaux sociaux, les publications consacrées au pays génèrent très peu d’audience, y compris lorsqu’elles documentent des crimes majeurs ou des crises humanitaires. Les rédactions le savent : les articles sur l’Afghanistan sont parmi les moins lus. Ce silence médiatique n’est pas seulement un oubli journalistique : il reflète une indifférence quasi générale du public pour un conflit jugé lointain, complexe, et désormais “perdu d’avance”.

Cette indifférence est pourtant dangereuse. Les Européens ignorent largement les risques latents qui découlent de la situation afghane. Le premier est économique et criminel : la montée fulgurante du trafic de méthamphétamine, produit désormais à échelle industrielle en Afghanistan, remplaçant l’opium et alimentant les réseaux criminels européens. Le second est migratoire : l’Iran et le Pakistan expulsent massivement les Afghans, ce qui pourrait provoquer une crise migratoire majeure vers l’Europe. Le troisième est sécuritaire : l’Afghanistan est redevenu un épicentre de formation et d’exportation du terrorisme transnational, comme le montrent les rapports onusiens que j’analyse chaque semaine.

Faute de relais médiatiques, ces réalités n’atteignent pas le grand public. C’est précisément pour combler ce vide que j’ai créé La Lettre d’Afghanistan.

LC : Quel(s) message(s) voudriez-vous adresser à nos lecteurs pour une meilleure prise de conscience ou une potentielle participation utile sur ce sujet ? Que peut-on faire pour vous aider ?

L’Afghanistan n’est pas un pays lointain : c’est l’épicentre du prochain cycle d’instabilité. Ce qui s’y joue —effondrement des droits des femmes, terrorisme transnational, politique migratoire, ressources minières , narco trafic, création de 22 972 madrassas par le régime taliban depuis 2021 (soit environ 3 600 000 élèves) — nous concerne directement.

Aux lecteurs, je veux dire : ne détournez pas le regard. Suivre, partager, s’informer, relayer les voix afghanes, c’est déjà un acte politique.

Comment aider ?
– en soutenant les réseaux éducatifs pour les filles ; de nombreuses associations françaises très discrètes soutiennent des classes clandestines, des programmes éducatifs sur internet, etc
– en relayant les contenus fiables (dont La Lettre d’Afghanistan ou les rapports de l’ONU) ;
en refusant la normalisation du régime, au contraire de certains pays européens comme l’Allemagne, qui ont noué des liens avec le régime taliban
– en soutenant la diaspora qui porte aujourd’hui seule la mémoire et la résistance , notamment en offrant des plateformes aux résistants comme les processus de Vienne et Cambridge, ou le Tribunal du Peuple pour les femmes d’Afghanistan. La France sortirait grandie et retrouverait des lettres de noblesse en aidant et soutenant tous les réseaux d’opposants aux talibans.
Nous avons besoin d’un public mobilisé, d’élus informés, et de relais citoyens. Parfois, une seule voix suffit à empêcher qu’un peuple disparaisse dans le silence.

Conclusion — Pour une grande conférence internationale sur l’Afghanistan

Face à l’effacement des femmes, à l’assassinat des anciens soldats afghans, à l’expulsion des Afghans d’Iran et du Pakistan, à l’évolution du narco trafic, au risque des crises migratoires et à leur corollaire, la reconnaissance d’un régime de plus en plus oppressif, et aux risques de terrorisme transnational, il devient urgent de remettre l’Afghanistan au centre de l’agenda international. L’une des pistes pourrait être une grande conférence internationale sur l’Afghanistan, structurée autour d’un principe simple : la liberté des femmes n’est pas une variable diplomatique, mais le cœur du problème et la clé de toute solution durable.

Portée par un front clair — États, ONG, chercheurs, diaspora, réseaux de résistants, institutions de défense des droits humains, — la question afghane peut redevenir un élément de cohérence morale et politique pour les pays occidentaux, si ces mots ont encore un sens.

L’Afghanistan n’est ni un “dossier lointain”, ni une fatalité culturelle : c’est un enjeu global, qui touche à la sécurité, aux droits humains, à la justice internationale et à nos valeurs communes. Redonner à ce pays une place centrale dans le débat mondial, c’est rappeler que la dignité humaine n’a pas de frontières.

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