« Seul dans Berlin » de Hans Fallada : physiologie de la résistance allemande.

 L'écrivain allemand Hans Fallada (1893-1947) en 1936 (©Getty - Fotographisches Atelier Ullstein/ullstein bild).


Écrivain des ouvriers et du prolétariat, Rudolf Ditzen (1893-1947), plus connu sous le pseudonyme d’Hans Fallada, s’est fait la voix de ceux qu’on n’entend pas. Héritier direct du réalisme balzacien, l’œuvre de Fallada comporte des similitudes avec les auteurs du Grand Siècle, tant par la minutie des descriptions que par le rythme de l’intrigue. Comme Zola, il s’attache à dépeindre des milieux éloignés de l’élite intellectuelle, pour en faire la satire, certes, mais surtout pour dénoncer les inégalités sociales qu’il exècre. Durant l’entre-deux-guerres, l’écrivain se fait un nom au sein de la scène littéraire allemande. Il lui faudra cependant attendre 1932 et « Quoi de neuf petit homme ? » (Kleiner Mann, was nun ?) pour transformer le succès d’estime en phénomène national. Le IIIe Reich vient cependant obscurcir l’ascension de Fallada, reléguant au second plan ses aspirations littéraires. Ce ne sera qu’en 1947, lorsque le responsable culturel du Parti communiste allemand lui remettra le dossier de l’affaire Hampel, que l’écrivain renouera avec l’inspiration. Le cas de ce couple d’ouvriers berlinois ayant défié la Gestapo pendant trois ans avec ses cartes postales appelant à la résistance interpelle autant qu’il fascine Fallada. Seulement deux mois plus tard paraît « Seul dans Berlin » (Jeder stirbt für sich allein) ; ouvrage qui deviendra, pour la postérité, le manifeste de la résistance allemande.

I – Les uns et les autres

Convaincu que l’humain est foncièrement bon, Fallada donne à ses œuvres un ton optimiste, que ce soit en offrant à ses héros un dénouement heureux ou encore en les dotant de hautes qualités morales. « Seul dans Berlin », en dépeignant les destins entrecroisés des habitants d’un immeuble modeste entre 1940 et 1943, ne déroge pas à la règle. L’atmosphère cauchemardesque du roman le rend néanmoins plus sombre que ses productions d’avant-guerre. Il faut dire qu’en 1947, au terme de six années de régime nazi, Berlin n’est plus qu’un champ de ruines à demi occupé par les Soviétiques. Les consignes d’écriture imposées à l’écrivain par le responsable culturel de la ville de Berlin sont claires. Fallada doit faire l’impasse sur les Allemands collaborationnistes pour se concentrer sur la résistance et ainsi redorer le blason terni du pays. L’écrivain respectera globalement les conditions tout en introduisant des personnages de SS ou de collaborationnistes. De ce fait, des chapitres entiers du roman seront censurés jusqu’en 2011, année où l’œuvre sera enfin proposée dans son intégralité.

Si le récit s’inspire de l’histoire des époux Hampel, Fallada en fait le point de départ d’une multitude d’intrigues secondaires, toutes intrinsèquement liées entre elles, tissant la toile de ce qu’on appelle un roman total.

Alors que Berlin célèbre la capitulation française, la factrice Eva Kluge apporte avec elle la nouvelle de la mort d’Ottochen, fils d’un couple d’ouvriers, les Quangel. À l’étage supérieur, les Persicke, SS de père en fils, voient en la victoire allemande la possibilité de piller l’appartement de Frau Rosenthal, une vieille dame juive dont le mari a récemment été arrêté. Au sous-sol de l’immeuble, le mouchard Emil Barkhausen espère qu’une mauvaise nouvelle aura touché les Quangel. Une missive malheureuse lui permettrait d’extirper au mari des médisances sur le parti et ainsi de gagner cinquante marks en les rapportant à la Gestapo. Au même moment, le juge Fromm se met au lit. Depuis le début de la guerre, le magistrat à la retraite préfère vivre la nuit afin de lire sans être dérangé par le braillement des sirènes. Le destin de tous ces personnages se scelle en même temps qu’Anna Quangel apprend que son fils est tombé quelque part en France. Le couple entrera en résistance quasiment aussitôt, ce qui aura un impact considérable sur l’ensemble des habitants de l’immeuble.

À la manière de Balzac, mais dans une atmosphère somme toute kafkaïenne, Fallada peuple son récit d’une galerie de personnages diversement façonnés par la peur. Si le degré de leur sentiment de crainte varie en fonction du danger qu’ils encourent, tous les habitants vivent la boule au ventre. D’Eva Kluge qui redoute la déportation à cause des frasques de son mari Enno à Frau Rosenthal persécutée car juive, les différents protagonistes vivent dans l’angoisse instaurée par la dictature. Fallada s’attache à dépeindre la manière dont ces gens ordinaires répondront à cette dite angoisse ; comment les uns opteront pour la facilité de la collaboration tandis que les autres se transformeront en héros. Nous comprenons très vite que le réalisme de la plume de Fallada a pour vocation de décrire avec exactitude une époque délétère plus que de porter un jugement sur les choix des personnages. L’immeuble berlinois devient donc un microcosme de l’Allemagne nazie, où chaque palier abrite un renoncement ou une révolte.

II – La résistance allemande

Otto et Anna Quangel, figures centrales du roman, incarnent une forme de dissidence ordinaire. Loin des représentations de l’héroïsme classique, la révolte du couple ne s’exprime ni par les armes ni par le sang, mais par l’écriture clandestine de cartes postales anonymes disséminées dans Berlin. Symboliquement, ils entendent venger la mort de leur fils unique, Ottochen, mort au combat, même si, en y regardant de plus près, Anna et Otto ne sont pas animés par les mêmes intentions. Ce dernier est présenté comme taciturne, effacé, somme toute primitif. Fallada insiste sur son « profil d’oiseau » sans s’attarder sur le reste de sa physionomie, comme pour signifier au lecteur sa banalité. Ne ressentant pas d’affection pour son fils, c’est avec indifférence qu’il recevra la nouvelle de sa disparition, à l’inverse d’Anna qui vacillera sous le coup de l’émotion. Quand celle-ci lui lance « toi et ton Führer » dans un cri entremêlé de désespoir, Otto s’enflamme et tente désespérément de rétablir la véracité des faits. S’il a collaboré en suivant les ordres de la Gestapo, c’est moins par conviction que par lâcheté. Ce sera donc pour convaincre Anna de son erreur plus que pour venger Ottochen que l’ouvrier aura l’idée d’écrire des cartes. Anna, de son côté, détruite par la perte d’un fils qu’elle adorait, n’aspire qu’à ébranler le régime qui le lui a volé. Aussi, le texte de la première lettre : « Mère ! Le Führer a assassiné mon fils ! Mère ! « Le Führer va aussi assassiner tes fils, il n’arrêtera pas même quand il aura apporté le deuil dans chaque maison de cette terre » illustre la puissance de la douleur d’Anna. La passivité d’Otto qui se contente – pour l’heure – de griffonner et de distribuer la carte montre le manque de profondeur de son engagement, puisqu’il n’est motivé que par la volonté de donner tort à son épouse. Le couple développe une nouvelle routine. Tous les dimanches, Otto, contremaître dans une usine réquisitionnée à la construction de cercueils, rédige ses billets sous le regard encourageant de sa femme. Ceux-ci dénoncent les exactions du régime nazi tout en critiquant les cadres du parti. Peu à peu, Otto verra dans ces billets un moyen d’exister. Pour la première fois, ce contremaître taciturne se découvre à lui-même, trouvant enfin un sens à sa vie. Si jusqu’alors il s’est contenté de suivre un quotidien étriqué, son entrée en résistance lui apprend à vivre. L’entreprise durera trois ans. Trois années où le commissaire Escherich mettra tout en œuvre pour retrouver celui qu’il a surnommé « oiseau de malheur. » Subissant la tyrannie de ses supérieurs ainsi qu’un emprisonnement forcé, le SS devient une victime collatérale du système qu’il sert. Lorsqu’il sera obligé de pousser le pauvre Enno Kluge au suicide pour sauver sa peau, Escherich ne sera plus le même. Sa désillusion envers le parti pour lequel il œuvrait le sort de sa torpeur. Comme Otto précédemment, il commence à penser par lui-même. La dictature ne tenant que par l’aveuglement de ses capots et par la lâcheté des dommages collatéraux, laisse entrevoir son talon d’Achille.

Les cartes des Quangel, ramenées immédiatement après distribution, n’auront été lues que par Escherich. Ironiquement, il sera le seul pour qui les missives trouveront un écho. Après avoir procédé à l’arrestation du couple, il déclarera avant de se tirer une balle dans la tête :

« Me voici donc le seul homme qu’Otto Quangel ait converti avec ses cartes. » Mais je ne te suis d’aucune utilité, Otto Quangel, je ne peux pas poursuivre ton œuvre. Je suis trop lâche pour ça. Ton unique partisan. »

L’optimisme de Fallada prend ici une teinte d’humour noir. En trois ans de résistance, Quangel a finalement atteint son but : il a modifié les croyances d’un nazi convaincu. Ce sera ce même individu qui causera sa perte ainsi que celle d’Anna, renvoyant ici à l’absurdité kafkaïenne. Si, à l’inverse du K présent dans « Le Procès », Otto sait pourquoi il est condamné à mort, il l’est pour avoir seulement écrit des cartes postales. On remarque le tournant absurde du roman lorsque les successeurs d’Escherich emprisonnent Trudel Baumann sous prétexte qu’elle connaît les Quangel. La folie des SS Prall, exacerbée par le contexte d’enfermement, accentue le caractère cauchemardesque de l’œuvre. Le lecteur comprend que le récit vient de basculer dans un monde parallèle où le bien et le mal sont inversés.

III – Seul dans la résistance

L’ensemble des protagonistes du roman est uni dans la solitude. Et pour cause : ces Allemands ordinaires subissent la dictature. Si certains se battent pour survivre, d’autres luttent pour tirer profit de la guerre, mais personne ne reste indifférent face au chaos ambiant

Frau Rosenthal, recueillie chez le juge Fromm après le pillage de son appartement, amorce la thématique de l’isolement qui se révèlera ici indissociable de la dissidence vue par Fallada. La vieille dame juive se voit dans l’obligation d’adhérer aux conditions de l’ancien magistrat pour assurer sa survie : personne ne devra être au courant de sa présence, la bonne y comprit. Durant les quelques jours qu’elle passera chez le juge Fromm, elle demeurera seule avec ses angoisses, ce qui aboutira à son suicide par défenestration. Le cas Rosenthal, relaté en détail alors que l’intrigue autour des Quangel n’a pas encore débuté, n’est pas un hasard. Il met en garde ceux qui choisiront de ne pas suivre aveuglément les règles du parti et annonce, d’ores et déjà, le sort réservé aux réfractaires. La résistance est, par conséquent, synonyme de solitude, et la solitude est susceptible de rendre fous ceux qui n’auraient pas les épaules suffisamment larges pour la supporter. Plus largement, Fallada soulève la fatalité qui plane sur le peuple allemand, pris en otage par l’hitlérisme, et le rejet de ce qui a trait à l’individualité.

Le juge Fromm, ancien magistrat dont le principal dessein est de servir quoi qu’il en coûte la justice, incarne ici l’Allemagne d’avant-guerre. Ce n’est pas hasardeux si nous apprenons qu’il a été mis à la retraite en 1933, année où Hitler est devenu chancelier. Le juge Fromm, par son sens aiguisé de la justice et de l’éthique, représente un passé où morale et vertu tenaient une place prépondérante. Solidaire avec autrui - il aidera également les Quangel lors de leur procès de mascarade -, le juge Fromm nous montre que résister, c’est aussi aider l’autre dans la difficulté. S’il ne met pas en place des actes concrets en faveur de la résistance, la solidarité dont il fait preuve vis-à-vis de ceux qui sont en danger fait de l’ancien magistrat un véritable héros de guerre.

De son côté, la factrice Eva Kluge décidera, elle aussi, de ne pas adhérer au parti. La jeune femme, surveillée par la Gestapo à cause des agissements de son mari et de sa frilosité à cotiser pour l’hitlérisme, prendra une décision radicale : l’exil. Et pour cause, en 1940, la neutralité en matière de politique n’existe pas. Ne pas adhérer au gouvernement d’Hitler revient à se voir considérer comme un opposant et à subir les sanctions prévues à cet effet, à savoir la déportation. Séparée de son mari Enno, c’est seule qu’elle se rendra clandestinement à la campagne. Si Eva risque d’aller en camp de concentration pour avoir fui Berlin, elle parvient cependant à tirer profit de son isolement forcé. Tirant un trait sur son mariage raté et sur un emploi qu’elle exècre, désillusionnée par la conduite de ses fils devenus SS ainsi que par la nature humaine, elle décide de repartir à zéro. Finalement, grâce à l’amour retrouvé auprès d’un instituteur et d’un orphelin qu’elle recueille, l’ancienne factrice se réinventera au point de voir sa peur s’évaporer. Fallada nous montre ici que l’amour préserve de l’angoisse quand on sait renoncer à son idéal de résistance. L’écrivain nous indique que choisir la dissidence équivaut à choisir la mort, ce qui se confirmera dans le reste du récit.

À l’inverse, Enno Kluge, dont la niaiserie et la gaucherie des manières rappellent le caractère burlesque des valets issus de la Commedia dell’arte, deviendra le vaincu du roman. Se laissant entraîner par le mouchard Barkhausen, il dépouille la vieille Rosenthal, acte pour lequel il n’éprouvera ni remords ni regrets. Mêlé malgré lui à l’affaire Quangel, il apparaîtra néanmoins à Escherich comme étant trop sot pour être l’auteur des cartes. Qu’importe, le policier devra le sacrifier – à regret – pour ne pas être lui-même assassiné par son supérieur. En cela, la bêtise du petit Enno Kluge le rend incapable de ressentir de l’empathie pour son prochain et de s’intéresser aux enjeux de la guerre, alors que même le nazi Escherich ne cesse de cheminier. Fallada, à travers ce personnage aux limites de la caricature, fait un pied de nez à ces Allemands, pas suffisamment éveillés pour esquisser une révolte et trop avides pour ne pas se faire profiteurs de guerre. La mort d’Enno, absurde dans son mobile comme dans son exécution – il peine à trouver la gâchette –, nous montre combien l’absence d’engagement ne préserve en rien. Bien au contraire.

Au sein du couloir de la mort, lorsque Otto Quangel confiera à son voisin de cellule, le docteur Reichhardt, son malaise quant au caractère vain de son entreprise et plus largement de la résistance, ce dernier lui rappellera que l’essentiel est de se « considérer comme des personnes convenables jusque dans la mort ». Si nombreux ont été ceux à fermer les yeux ou à commettre des infamies, le contremaître, lui, n’est « pas devenu mauvais », a su « résister au mal ». Herr Doktor, pour reprendre le surnom donné à Reichhardt par ses geôliers, énonce la substantifique moelle de la résistance, une lutte qui n’est isolée que d’apparence. Nouveaux sont ceux qui, par-delà les murs de la prison, à Berlin, en France ou même à Londres, sont prêts à mourir pour défendre une cause juste. Une prophétie qu’Otto, du fait de son exécution, ne connaitra pas de son vivant, mais que nous pouvons aujourd’hui considérer comme une vérité historique.

L’isolement des Quangel dans leur engagement contre la politique hitlérienne révèle une vérité peu dite : résister, c’est d’abord être seul. La thématique de la solitude reviendra à plusieurs reprises dans l’œuvre. Qu’il soit moral comme celui de la factrice Eva Kluge, écœurée par les agissements de ses SS de fils ; total à l’image d’une Frau Rosenthal aussi traquée qu’esseulée ; expiatoire comme celui des différents locataires du mitard de la prison centrale, l’isolement contamine l’ensemble des protagonistes. La lutte de chacun des personnages est vaine. Les cartes postales des Quangel ne rendront pas les jeunes sacrifiés à leurs foyers, tout comme l’abnégation du juge Fromm vis-à-vis de la justice n’empêchera pas les nazis de commettre ce que l’Histoire retiendra comme étant l’un des génocides les plus meurtriers de l’Histoire. Pourtant, ce seront ces combats isolés qui distingueront les Allemands « convenables » (pour paraphraser Herr Doktor) des brutes ; servant ainsi « le peuple tout entier qui sera sauvé. »

Si Fallada peint la résistance avec le pessimisme d’un homme qui vient de vivre six ans de guerre, il ne cherche pas à édifier le lecteur, mais à le positionner sur le plan de l’éthique, l’emmenant à se demander : jusqu’où peut-on se taire ?

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