Les chiens de guerre


Quelle est, selon Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme, la véritable fin de l’histoire ? Est-ce le bonheur dans la paix ? Sa réponse à peine voilée est : l’ennui. Si l’histoire, avec ses convulsions violentes, s’achève, un ennui mortel s’empare des populations. Pas forcément toutes les populations, ni tous dans une population : ceux qui ont du « tempérament », du « caractère », le fameux thymos de la République de Platon, qui concerne les gardiens de la cité. La fin de l’histoire revient donc à la reprendre, à ouvrir de nouveau les hostilités. L’histoire à sa fin est une histoire sans fin, malgré quelques lignes ajoutées in fine pour adoucir le dernier chapitre, nietzschéen, sous le signe du « dernier homme ». Celui qui cligne de l’oeil, parce qu’il a inventé le bonheur, la quiétude, la sieste. La retraite à soixante ans ?

Fukuyama a bien trompé son monde avec son Kojève omniprésent, son Hegel libéral démocrate. Toute cette dialectique pour en venir au nihilisme agressif de Nietzsche ! A son éternel retour, cyclique, comme une roue, comme une croix gammée, aztèque ou pire.

Il ne projette pas du tout un XXIème siècle belliciste, tandis que celui du progrès, le XIXème, aurait été idéaliste, pacifique et bienfaisant. Il insère entre les deux un portrait du XXème siècle ivre de tueries, sanglant par désir, par goût, et par dégoût des temps qui le précèdent. En 1914, on commence à pâtir d’un trop de paix ! Depuis le congrès de Vienne, en 1815, pas de meurtres de masse, sinon aux colonies, quoique pour bien faire et installer aussi ailleurs le goût du bonheur par le progrès.

Fukuyama est frappé de l’ambiance européenne au moment de l’entrée en guerre des grandes puissances. Toute l’Europe, à la suite de l’assassinat de l’Archiduc, réclame la guerre, clame son désir de guerre. C’est la foule, cette foule que Nietzsche voit comme une populace assoupie dans ses délices modernes, dans son bouddhisme européen, qui crie son désir d’entrer dans la violence. Un thymos partagé, démocratisé, un tempérament belliqueux devenu tendance, un must ! On a vu dans les tranchées, ces fantassins allemands porter dans leur sac le Zarahoustra, avec ses imprécations contre le confort moderne et la castration morale du « bon européen ». Nietzsche devenu une lecture obligée, un best seller disponible en magasin, étrange destin d’une pensée rebelle, incontemporaine, unzeitgemäss ! Etranges gardiens aussi, puisque le thymos est le caractère, selon Platon, de ceux qui ont le rôle et la dignité de défendre la cité, l’armée fidèle et disciplinée, capable de risquer sa vie pour le Bien. Ce sont ces hommes qui vont verser dans le fascisme et le nazisme après la défaite allemande. Des « gardiens » devenus ivres de sang, celui des autres, des dirigeants bellicistes qui sont une voyoucratie au pouvoir, une maffia pas avare des vies de ceux qu’ils devraient protéger : on n’est pas obligé de citer la République platonicienne quand on parle du nationalisme devenu fou.

Autant dire que Fukuyama est loin d’établir que le mur de Berlin est la fin de l’histoire et l’entrée triomphale dans la « paix perpétuelle », ce mot qui désigne le séjour au cimetière, et que Kant, par malice, projetait pour donner un sens au chaos des affaires humaines. Il fait le contraire, il prophétise que la paix ennuiera, qu’elle irritera, et que des hommes violents par nature voudront en sortir pour prouver qu’ils sont des « hommes » ! Nietzsche, que Fukuyama convoque pour donner le fin mot de son intrigue, aimait aussi le bruit des éperons, les talons ferrés qui sonnent sur les pierres du pavé, il aimait les vrais mâles, avec toute l’équivoque sexuelle qu’il y a à afficher de tels goûts, ne sachant pas trop ce que signifie « aimer les vrais mâles ». Limonov a écrit un roman provocant à ce sujet, Le poête russe préfère les grands nègres… son rival Poutine, qui le faisait embastiller à l’occasion, a dû le lire. Cela expliquerait son machisme provocant.

Nietzsche a une obsession : enterrer le chistianisme, fustiger le chrétien. Pour lui, il est efféminé, femelle, et ce n’est pas bien d’être femelle, selon lui. Il est aussi servile, châtré, il est bas, il tire vers le bas. Nietzsche veut renouer avec les grands époques de cruauté et de dressage, il lui faut des parcs humains, pour lancer de blondes bêtes de proie à l’assaut des foules christianisées. Programme plus spartiate qu’athénien, et pas républicain.

On peut retenir de Nietzsche bien des subtilités imaginatives, bien des intuitions, mais sur « la fin de l’histoire », le terrain est miné, et ne permet pas de conclure, après la chute du mur, que la victoire des foules vautrées dans les délices du Capoue occidentales se paiera d’une recrudescence de violences désinhibées.

Si une telle chose se produit en ce moment, à savoir cette violence qui se croit tout permis et qui associe les états voyous , le Kremlin de Poutine, l’Iran, la Corée du Nord, dans une croisade contre les états de droit, ceux qui respectent le droit, serait-ce dû, Fukuyama, au fait qu’on ne se sent « homme » que dans la guerre ?

Car son développement majeur pour prédire cette « fin de l’histoire » qui relance les hostilités, c’est le schéma hégélien bien connu, la lutte à mort pour la reconnaissance. La dialectique du maître et de l’esclave, qui a nourri dans l’après guerre la thèse marxiste de la dictature du prolétariat. Celui qui a servi s’est plié au désir de reconnaissance du maître, qui a risqué sa vie, et en servant, il a conquis la maîtrise par le travail, il a gagné son droit à la reconnaissance. C’est le désir d’être « homme » au sens d’un héroïsme, qui fait l’histoire et son renversement dialectique, et ce Kojève fêté par Fukuyama a été le penseur stalinien par excellence, qui critique Léo Strauss et son étude de la tyrannie. L’arrière plan historique de ce débat entre les deux penseurs politologues est la mort de staline en 1953, et l’avenir de son système. La fin de l’histoire est l’enjeu même du débat repris par Fukuyama, et elle consiste pour Kojève dans le triomphe douteux d’un « état universel ».

On comprend pourquoi le sentiment des libéraux démocrates, à la chute du mur de Berlin, sentiment d’avoir gagné et mis un terme à la tyrannie, semble trompeur pour notre auteur. Il manque à ses yeux l’élément de risque, de désir de maîtrise, de tempérament. La paix est une plaie, une frustration ?

Le XXIème siècle est en train de donner raison à une pensée du XXème, crue morte. Les héritiers russes du stalinisme ont repris les armes, physiques et idéologiques. Ils ne se sentent plus.

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