■ Vladimir Poutine, illustration de François Guery.
La doctrine de Douguine, que Poutine suit encore, a été évoquée ici même dans Le Contemporain, au début de l’invasion de l’Ukraine.
Je voudrais y revenir comme à un texte fondateur, qui mérite un examen à la fois littéral et critique.
Nous sommes à présent, si on peut dire, dans le « futur » du commencement de cette invasion armée, elle se déroule selon un plan conçu et formulé. C’est comme une pièce de théâtre : elle se déroule, mais elle a été écrite, et si on a le texte sous les yeux, on peut anticiper les répliques. La différence entre le présent et le futur s’efface.
Douguine-Poutine pense, comme avant lui Karl Schmitt, que les droits des états dépendent de leur importance, de leur taille, si bien qu’un petit état doit appartenir à un grand : conception féodale et hiérarchique de la puissance et des relations entre puissances.
Pour aller aux conclusions : l’Ukraine, petit état émergent en tant qu’état souverain et indépendant, appartient « de droit » à son grand voisin, la Russie ; ou inversement, cette grande Russie a le droit de l’absorber. C’est ce qu’elle a entrepris de faire par les armes, réveillant de ce fait une résistance acharnée qui retarde l’invasion.
Si elle proteste, il lui faut réclamer une protection auprès d’une autre puissance capable de la lui accorder ! La « grande » Russie ne peut discuter avec cette entité négligeable, mais elle consent à en parler avec une autre grande puissance rivale, dans un partage du monde tenu pour seul légitime : Poutine daigne discuter avec les Etats Unis, se hissant de ce fait subrepticement à son niveau. Il considère que l’Ukraine a voulu une protection américaine, en sortant de l’orbite de son voisin russe. C’est donc aux Etats unis que Poutine entend refuser l’arrêt de son invasion tenue pour légitime, arrêt qu’ils ont réclamé une fois qu’on leur a demandé de s’en mêler. Trump n’a pas hésité à honorer une invitation à « négocier » dans une affaire qui ne le regardait pas, jouant le jeu de Poutine et Douguine, acceptant leur conception du droit. Il s’est déshonoré en jouant simplement le jeu de la diplomatie entre « grandes puissances ». Des commentateurs français comme Gérard Araud, le général Iakovlev, au verbe coloré, ont vu en profondeur le « mal Trump », idiot utile qu’on abuse.
La doctrine de Schmitt reste en arrière plan de ces idées du droit, puisque c’est lui qui a distingué deux et seulement deux empires, le terrestre, l’Eurasie, et le maritime, Angleterre et USA.
Il y a donc une logique dans le comportement de cet état agressif et dédaigneux, imbu de sa taille hypertrophiée, en décalage complet avec les autres attributs de la puissance.
Abordons à présent les autres aspects : inconséquence, dénis, mauvaise foi.
L’Ukraine n’a jamais voulu quitter un empire pour un autre : Elle est, se sent européenne, tandis que la Russie de Poutine, après une phase de séduction mutuelle, se sent aussi anti-européenne que possible. Je peux témoigner que les Géorgiens, les Biélorusses, se veulent également européens, et voudraient échapper au prédateur russe en devenant des européens parmi d’autres : les anciens satellites de l’URSS ont fait de même, acceptant comme eux le parapluie protecteur des américains, puisque jusqu’alors c’était tout un d’être européen ET protégé par les Etats Unis.
Poutine le sait, et joue sur le fait que l’Otan est une alliance atlantique, mais indissociable des Etats Unis, sauf que c’est de moins en moins le cas. Il nie donc l’Europe, son existence propre de voisin des Russes, mais quand il lui faut justifier son invasion, il passe à une autre idée en faisant de l’Europe non pas une inexistence, mais un MAL, le mal nazi. Au moment où il devient difficile de l’ignorer, puisqu’elle dispose d’une dissuasion nucléaire alternative au « parapluie américain », et qu’elle menace la Russie au cas où son agression prendrait un tour critique, Poutine reprend sa narration en 1941, et associe l’Europe entière à l’offensive nazie, après avoir appelé son « opération spéciale » une dénazification, en référence à cette période conflictuelle.
Poutine tue-t-il en masse des Russes, s’il n’y a pas d’Ukraine, ou bien, des allemands de 1941 ou leurs alliés d’alors ? L’anachronisme est au coeur de cette guerre hypocrite, qui ne peut s’en donner le nom, si une guerre suppose deux états. De même, la perspective de voir les européens venir au secours des Ukrainiens est refusée d’avance au nom de l’appartenance pure et simple de ce peuple à la grande Russie.
Poutine en vient donc à dénier non seulement aux Ukrainiens mais aux Européens, le droit d’être une puissance, au moment même où le retrait des Etats Unis de l’alliance atlantique, encore en balance, laisse précisément l’Europe exister comme puissance voisine.
Il relance alors une « narration » qui date de l’URSS, à savoir que cette Europe qui a été dominée un temps par l’Allemagne nazie, par l’axe, le reste pour toujours alors que la victoire des alliés date de 1945.
L’homme du KGB ne se laisse pas arrêter par l’absurdité de sa propagande. Contre les européens « capitalistes » et « judéisés », l’URSS a pactisé avec Hitler et a profité de son alliance pour dépecer les territoires voisins, massacré les polonais, envahi les pays baltes. Au printemps 1940, les soviétiques ont tué par balles tous les officiers polonais et les notables dans la forêt de Katyn, le niant ensuite jusqu’aux excuses de Gorbatchev. Lorsque Hitler rompt le pacte en 1941, Staline ébahi lui envoie des messages angoissés et met plusieurs jours à croire à l’évidence de la trahison. C’est alors que la fable de l’antinazisme constitutif de la Russie prend corps, avec l’appel pathétique de Staline à ses « frères » russes, tandis qu’il les avait auparavant déportés et massacrés en masse, s’ils ne pliaient pas sous sa botte.
La vérité est que la Russie est anti-européenne quand l’Europe la dédaigne, et que Poutine n’en finit pas de digérer le manque de considération que les dirigeants européens ont eu pour lui, nonobstant la taille gigantesque de son empire.
Il serait temps que ce grand pays qui brille par son patrimoine universel, littéraire, poétique, musical, artistique, retrouve son sens de l’humain, et fraternise avec le monde.
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