■ Jean Racine.
Si Jean Racine (1639-1699) a siégé à l’Académie française dès 1672, occupant la charge d’historiographe de Louis XIV auprès de Boileau, nous ne lui connaissons ni mémoires ni autobiographie. Ce sera donc dans ses tragédies que l’auteur de La Thébaïde donnera son point de vue sur les questions politiques et religieuses de son temps.
Après avoir évoqué la querelle des Anciens et des Modernes dans l’intertexte de Bérénice et d’Andromaque, Racine, enfant de Port-Royal et protégé de Madame de Maintenon, fait de Phèdre son testament spirituel. Dans sa préface, il évoque son ambition : réconcilier le genre tragique avec ses adversaires, notamment les partisans de l’évêque Jansénius, qui reprochent à la tragédie, par la catharsis, de susciter de mauvaises passions chez le spectateur. Vingt ans après la reprise de la dissension opposant les jésuites aux jansénistes, Racine prend discrètement position en proposant un sous-texte riche où il entend bien rassembler tragédie et moralité.
Descendante du Soleil, « fille de Minos et de Pasiphaé », c’est-à-dire née d’une mère que déjà Aphrodite jeta dans les pires égarements de la passion, Phèdre est l’héroïne la plus grecque de Racine. Personnage secondaire pour Euripide – elle n’est que mentionnée dans L’Odyssée et Hippolyte porte-couronne (428 av. J.-C.) – puis muse sulfureuse de Sénèque dans Phèdre / Hippolyte (52 ap .J.-C.), la dualité de son caractère n’a cessé d’inspirer les auteurs classiques. On notera néanmoins une note de pitié dans la peinture psychologique de Sénèque : la volonté de son héroïne se dissociant de son action odieuse imposée par le fatum. Son repentir finit même par la purifier et la racheter symboliquement de son crime, respectant la catharsis dans son acception aristotélicienne, à savoir la purgation des passions par la purification des émotions excessives en émotions vertueuses.
I – De Port-Royal à Versailles
Pour comprendre l’état d’esprit de Racine au moment de l’écriture de Phèdre (1677), il nous faut revenir à ses jeunes années, placées sous le sceau du jansénisme (en référence à l’évêque d’Ypres Jansénius, nom latin de Jansen). À la dimension théologique entre la grâce et la liberté s’ajoute une dimension morale entre le compromis et la confiance en l’homme. En écho à la « Confessio laudis » de Saint-Augustin, seule la grâce efficace donnée directement par Dieu peut sauver l’homme corrompu depuis le péché originel, en opposition à la Compagnie de Jésus qui soutient la possibilité de liberté humaine dans la quête du salut. En somme, les premiers s’en remettent entièrement à Dieu tandis que les seconds croient ce qui deviendra « le libre-arbitre ».
Nous sommes en 1643 lorsque l’auteur de Bajazet devient orphelin. Recueilli par ses grands-parents maternels, l’enfant a très tôt des contacts avec les jansénistes, notamment avec le couvent de Port-Royal via sa tante, religieuse au monastère. Aussi, à la mort de son grand-père en 1648, Racine et sa grand-mère se retirent à Port-Royal comme pensionnaires. Admis gracieusement aux Petites Écoles, l’enfant a comme précepteurs Hamon, Lancelot ou encore Arnauld. Si son apprentissage s’oriente finalement vers la philosophie, il choisit de rester fidèle à l’enseignement janséniste en optant pour le collège de Beauvais où sont dispensés les cours d’Antoine le Maistre. Racine y apprend une rhétorique dépouillée, inspirée des penseurs de la Grèce antique, où la langue se met au service de la pureté ainsi qu’une rigueur proche du stoïcisme. Sans doute le jeune Racine a-t-il étudié la Phèdre de la IVe Héroïde où Ovide reproduit la lettre que la femme de Thésée est censée avoir envoyée à Hippolyte, espérant secrètement voir s’allonger la règle des trois unités. Peut-être a-t-il perçu le suicide de la Phèdre de Sénèque non pas comme l’expression de l’humanité de la descendante du dieu Hélios, mais comme un rejet de la vertu janséniste. Aussi, longtemps après la fin de ses études, la découverte des mondanités à l’hôtel de Luynes puis du libertinage inhérent à la vie de Cour, l’influence de Madame de Maintenon lui permet d’exhumer les principes appris durant son enfance.
En 1676, impliqué dans la sombre « affaire des poisons », l’auteur est au bord de la disgrâce. Louis XIV, assisté par Nicolas de la Reynie, organise, dans les oubliettes de Versailles, des procès aussi expéditifs que secrets. Ceux qui, autrefois, bénéficiaient des grâces du roi, se retrouvent, à l’instar de Mademoiselle des Œillets, contraints à l’exil. La favorite en titre, Athénaïs de Montespan, doit même quitter ses luxueux appartements mitoyens à ceux de son amant pour un logement plus modeste. Elle sera finalement évincée par son amie Françoise d’Aubigné, veuve Scarron, devenue madame de Maintenon. Pour conserver les faveurs royales ainsi que sa charge, Racine peut compter sur le soutien de Colbert. Ce dernier l’invite à écrire une tragédie qui sera jouée à l’hôtel de Bourgogne en l’honneur de Monsieur, frère du roi. La présence d’Henriette d’Angleterre rend la tâche particulièrement flatteuse pour l’historiographe, la belle-sœur du roi étant connue pour son amour des arts. Déjà tourmenté par la mort de sa maîtresse et l’échec de son mariage, Racine va devoir composer avec la nouvelle dynamique de la cour. En effet, le règne libertin de la marquise de Montespan a cédé la place à une ère de piété et de dévotion instiguée par madame de Maintenon. Tandis que Louis XIV lui-même renoue avec la pratique religieuse, la polémique latente opposant la Compagnie de Jésus aux jansénistes renait de ses cendres. La politique royale se durcit pour s’en prendre aussi bien aux institutions jansénistes qu’aux personnes isolées. Comme avec les protestants quelques années plus tôt, le traité de Nimègue, suivant l’impulsion papale, marque le début d’une traque intensive. Destitution de fonction, confiscation de biens, emprisonnement ou encore exil, tous les moyens sont mis en place pour endiguer les idées jansénistes. À Port-Royal, novices et pensionnaires sont expulsés, condamnant ainsi le monastère à sa disparition. La traque se poursuivra jusqu’en 1709 où les dernières religieuses infirmes ou âgées seront « dispersées » dans différents couvents européens.
II – Phèdre, la suppliante
La lecture de Phèdre questionne « l’utilité morale » de la tragédie. Racine dont la formation janséniste a aiguisé la culture hellénique, possède une vision aristotélicienne de l’éthique, versant grec de la « moralia » romaine. Pour lui, la vertu est indissociable de l’âme humaine, laquelle se scinde en deux parties opposant ce qui est moralement acceptable de ce qui ne l’est pas. La purgation des passions - catharsis - permet un « rééquilibrage » salvateur qui, dans sa version dionysiaque, possède le pouvoir de purifier les passions. Racine, en résonance à la querelle des Anciens et des Modernes qui a frappé l’Académie française durant ses débuts à Versailles, ne cache pas son soutien à Boileau. Considérant la Poétique d’Aristote comme la référence en matière d’unité et de choix de sujet, il donne à Andromaque un intertexte où est énoncée sa volonté de préserver l’héritage classique. Nous retrouvons une volonté similaire dans Phèdre ainsi que l’expression d’un tiraillement marqué entre son apprentissage à Port-Royal et son vécu auprès de Richelieu avec qui il entretient une relation amicale. Les jansénistes reprochent à la tragédie de pervertir les spectateurs, condamnant le genre dans son intégralité. S’ils condamnent un supposé relâchement dans la foi des jésuites, ils rejettent également la dégradation morale qu’induit un tel « spectacle » ( dans son sens latin spectaculum, qui attire l’attention.)
Racine est persuadé que la tragédie est le support idéal pour une « ré-conciliation » (sic) entre la morale et la tragédie. En mettant en scène des personnages aux origines monstrueuses qui n’appartiennent ni au monde des hommes ni au monde des dieux, il crée un purgatoire pour un genre qui peine à conserver sa place.
Il faut dire que la malédiction s’abat sur Phèdre à travers le passé de sa mère, Pasiphaé, qui, obligée de s’accoupler avec un taureau donnera naissance au Minotaure. Son père, le roi Minos, est responsable de cette ignominie puisqu’il a tenté de berner Neptune en refusant de sacrifier ledit taureau. Phèdre coule aussi dans le sang de sa sœur Ariane qui, après avoir aidé Thésée à vaincre le Minotaure dans le labyrinthe, se fait abandonner sur une île déserte par son amant. Si les versions divergent quant à son sort ultérieur, Racine accrédite le récit d’Homère. Ainsi Ariane aurait été tuée par la flèche d’Artémis sur ordre d’un Dionysos jaloux de son idylle malheureuse avec Thésée.
À l’inverse de Sénèque, Racine tend à laver Phèdre de sa monstruosité. Comme le taureau blanc que Minos n’a pas voulu sacrifier, elle n’a plus sa place nulle part. Mariée à l’homme responsable de la mort de sa sœur, privée d’Ariane, elle se replie doucement sur elle-même. Si les représentations classiques font de l’héroïne une femme adultère, Racine la transforme en une veuve dont un des possibles choix matrimoniaux porte le nom d’Hippolyte, son beau-fils. L’hypothèse d’une nouvelle union, une fois son deuil terminé, n’est donc pas inenvisageable, d’autant plus que n’ayant jamais aimé son mari, elle ne se sent entravée par aucune fidélité symbolique. Pourtant, l’héroïne se refuse à éprouver des sentiments qui, d’un point de vue moral, sont tout à fait recevables.
La tragédie de Phèdre repose donc dans le basculement inévitable entre sa véritable nature, monstrueuse par sa lignée, en dépit de ses efforts pour la réfréner. En écho, la tentative de Racine qui tente de « réhabiliter » la tragédie auprès de ses « pères » jansénistes ; vainement puisque la croyance de Port-Royal repose sur l'idée que les hommes, esclaves du pêché, sont mauvais de nature ( omnes mali ). Autre différence majeure, chez Euripide, Phèdre n’est qu’un « instrument » de la vengeance d’Aphrodite vis-à-vis d’Hippolyte qui lui préfère la chaste Artémis. Elle ne possède pas de « libre-arbitre » alors que l’héroïne racinienne se précipite, par une série de choix funestes, vers sa propre perte. Par le biais de la mimésis, Racine cherche à élever la vertu des spectateurs en les emmenant à se questionner sur les manquements de Phèdre. Son sort étant déjà joué en dehors d’elle, elle est prédestinée par une volonté supérieure aux crimes qu’elle va commettre, elle n’est donc « pas tout à fait coupable ». Aucun autre personnage racinien ne possède autant de caractéristiques jansénistes à l’exception de Britannicus qui en incarne l’idéal. L’évolution de l’héroïne développe ainsi une ligne que commande la seule vraisemblance psychologique et purement humaine. À peine mariée à Thésée, elle s’est éprise d’Hippolyte, fils de son mari et d’Antiope, reine des Amazones : « Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ; / Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler. / Je reconnus Vénus et ses feux redoutables. » C’est bien la passion totale, brutale et sensuelle parce que commandée par des forces supérieures, qui défie l’équilibre intérieur de l’héroïne. Mais, au contraire d’Hermione, de Roxane ou Eriphyle, Phèdre, personnage stoïcien, se sent coupable et tente de lutter contre un mal qu’elle considère avoir déjà commis. Elle entreprend donc de chasser Hippolyte tout en faisant construire des temples en l’honneur des dieux qu’elle sait responsables de son inclination.
Le rôle du fatum divinum est ici primordial parce que c’est le destin - ou la volonté d’Aphrodite - qui, Thésée a priori décédé, la laisse veuve. Il en va de même pour son départ à Trézène, qui l’emmène à revoir le jeune homme. C’est le destin aussi qui la laisse seule auprès de lui. La Phèdre qui entre en scène est une femme rongée par ses tourments, par la lutte qu’elle mène envers elle-même pour ne pas compromettre la morale. La mort de Thésée lui donne du répit : trop longtemps elle a contenu sa passion pour le fils d’Antiope. La faiblesse de Phèdre, soumise au bon vouloir des dieux antiques, renvoie à la petitesse des hommes. En effet, puisque ni la foi ni les accomplissements terrestres ne garantissent la grâce divine (grâce efficace), les partisans de Jansénius sont donc condamnés à un égarement inévitable. Sa confidente Œnone règle son dilemme en l’encourageant à rencontrer Hippolyte qu’elle sait convoité par une autre princesse, Aricie. Ainsi, Phèdre est-elle amenée à accepter une entrevue qu’elle avait toujours fuie : « Vers mon cœur tout mon sang se retire. / J’oublie en le voyant ce que je viens de lui dire. »
L’égarement du personnage, tiraillé entre la vertu et sa vraie nature atteint son point culminant. Phèdre est imprégnée des paradoxes amoureux : elle rougit puis pâlit ( acte 1 scène III) rappelant le concept développé initialement par Pétrarque puis reprit par les troubadours de la fine amor. Ce tableau théâtral où la passion de l’héroïne s'exalte compte, avec le retour de Thésée, comme un moment clé de l’œuvre. Nous pouvons également y lire un intertexte des contradictions de Racine qui, bien qu’attaché à Port-Royal, doit réfréner ses croyances pour conserver la protection de Françoise de Maintenon. De plus, il voudrait réconcilier la tragédie en tant que genre avec les jansénistes. Tiraillé entre la volonté d’écrire une pièce qui conviennent aux exigences morales de Port-Royal et celle de rester fidèle aux Anciens, l’auteur est en proie à un dilemme aussi inacceptable que l’émoi de Phèdre pour Hippolyte. Il ne saurait sacrifier, par souci d’épargner la morale, la catharsis propre à la tragédie. Céder à cette impulsion reviendrait à profaner le genre et, in fine, l’héritage antique.
Thésée, ressuscité, par Racine laisse Phèdre désemparée. Elle s’en remet à sa confidente : « Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi. » C’est donc Œnone qui accuse Hippolyte d’avoir menacé Phèdre et provoque l’appel de Neptune. Racine, toujours soucieux de ne pas rendre son héroïne tout à fait « coupable »,reporte donc la responsabilité de la calomnie sur la nourrice. Ce procédé qui consiste à incriminer les serviteurs à la place des maîtres est très courant au sein du genre théâtral du XVIIe siècle. Phèdre, pourtant, serait prête à avouer la vérité à son mari si un nouveau coup du destin ne la frappait : elle apprend qu’Hippolyte aime en secret Aricie.
Comme pour Ariane, c’est la jalousie qui va précipiter sa chute. On peut donc s’interroger si Artémis ne serait pas, à nouveau, impliquée dans le tourment de la seconde fille de Pasiphaé. Une hypothèse d’autant plus crédible quand on songe que le jeune homme voue un véritable culte à la déesse ; et qu’Ovide évoque la résurrection d’Hippolyte après qu’Artémis, descendue au Enfers, l’accompagne près du lac de Némi, où il devient Virbius ( littéralement « deux fois homme »).
L’examen de conscience de Phèdre s’intensifie : « Mes crimes désormais ont passé la mesure ; / Mes homicides mains, promptes à me venger, / Dans le sang innocent brûlent de se plonger. » La purification commence : Phèdre maudit Œnone, elle avoue ses torts à Thésée et s’empoisonne, donnant à son geste une valeur expiatoire, le dernier sacrifice aux dieux qui l’ont perdue. De son côté, Hippolyte meurt enseveli par les eaux de Neptune laissant Thésée seul en scène.
Le message de Racine est clair : vouloir purifier un personnage aux origines monstrueuses revient à profaner sa nature sacrée et signale l’aporie du genre tragique, tiraillé entre son essence et son devoir moral. De cette dualité, la mort du fils de Thésée offre un intertexte à l’image de l’onomastique nourrice, à la fois guérisseuse et empoisonneuse. La tragédie de l’héroïne réside donc dans son basculement inévitable vers sa vraie nature, fatalement pervertie. Sa manière de défendre - in extremis - Hippolyte répare la profanation de son caractère sacré par son mariage avec Thésée. Phèdre appartient aux dieux jusqu’à l’étymologie de son nom ( du grec ancien, phaidra, « brillante » ) puisqu’elle est la descendante directe d’Hélios, dieu du Soleil. Comme toutes les femmes de sa famille, elle n’aurait pas dû s’unir avec un mortel sans risquer de s’attirer les foudres de l’Olympe. Aussi, son amour pour Hippolyte vient « réparer » son erreur tout en portant atteinte au dessein moral de la tragédie dont la catharsis n’est plus une purgation mais une finalité narrative. Racine bascule donc vers un dénouement qui réhabilite son héroïne dont la faute reste plus qu’ incertaine.
Est-ce un crime de ne pas avoir aimé Thésée, l’homme responsable de la mort de sa sœur ? Est-ce moralement condamnable d’éprouver des sentiments pour Hippolyte, jeune homme brillant avec qui elle ne possède pas de liens de sang ? De plus, puisque nous ignorons tout de l’âge de Phèdre, rien ne nous dit qu’elle ne soit pas proche de son beau-fils d’un point de vue purement générationnel. Est-ce un sacrilège de s'en remettre à une servante alors qu’on se sent soi-même esclave du bon vouloir des dieux ? La faute de Phèdre ne réside t-elle pas dans sa volonté de dominer sa vertu en dépit d’une nature qui s’y oppose ? Autrement dit : l’acceptation de son caractère tout entier, de ses faiblesses à sa singularité, aurait-il pu lui faire entrevoir un autre destin ?
Le combat des jansénistes pour le maintien d’une haute valeur morale n’est-il pas perdu d’avance quand on songe que l’essence même de l’homme est de devenir une meilleure version de lui-même ? La sanctification, ce processus par lequel Dieu développe notre nouvelle nature, nous permet de grandir en sainteté. C’est un processus continuel, fait de nombreuses victoires et défaites, de compromis et de tiraillements, qui porte l’empreinte de nos choix personnels et donc de ce que nous appelons communément « libre-arbitre ». Racine, s’il se montre fidèle à ses « pères » jansénistes pour ce qui est de l’éthique de la tragédie, propose une œuvre qui vante la liberté de conscience propre aux jésuites. Phèdre ne pouvant se dérober à la monstruosité de sa lignée peut toutefois se référer aux codes moraux. Ainsi peut-on deviner les bases du déterminisme nietzschéen où les actions humaines sont le fruit de la causalité.

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