L’objectif photographique


C’est une photo étrange. On y voit le Chancelier allemand Friedrich Merz, le Premier Ministre Britannique Keir Starmer et Emmanuel Macron, le président de la République, dans le salon d’un train qui les emmène vers Kiev le 10 mai dernier. Elle est étrange à plusieurs titres.

Tout d’abord alors que le sujet des discussions entre ces dirigeants est la guerre en Ukraine, pas vraiment un thème qui prête à sourire, ils apparaissent hilares et on se demande bien quelle blague ou bon mot peut provoquer une telle jovialité. Dans tous les cas cette bonne humeur affichée si ostensiblement paraît légèrement déplacée.

Par ailleurs la photo met en scène une familiarité assez inattendue à travers les postures corporelles, le jeu des regards – alors que ces leaders se connaissent pas ou peu. En effet Starmer n’est au pouvoir que depuis juillet 2024 et Merz depuis le 6 mai 2025, soit quatre jours ! Il n’y a donc pas d’histoire commune entre eux. Cette dimension de familiarité est renforcée par leurs choix vestimentaires avec des tenues qu’on qualifiera de décontractées, et qui sont assez inhabituelles. Dans le cas de Merz il est par exemple très difficile de trouver une photo de lui sans cravate, tandis qu’Emmanuel Macron surjoue le start-upper avec son « hoodie » la French Tech.

Enfin le décor apparaît vieillot avec ce mobilier en bois sombre, ces chaises ouvragées et ces rideaux unis de couleur grise, mais contrastant avec les signes de modernité apportées par la grande télévision accrochée au mur et l’équipement télécom qu’on croit deviner. On ne sait plus trop quelle est l’époque où se joue cette scène.

En fait cette photo est dissonante, car il n’y a pas de convergence, d’adéquation, entre ce qu’elle veut montrer et ce qu’on sait de son contexte et des relations entre les protagonistes. C’est d’autant plus étonnant que cette photo n’est pas une photo volée mais sans doute mise en scène ou en tout cas provoquée ; dans cet espace restreint le photographe ne peut pas être discret et Macron, Merz et Starmer savent qu’il va actionner son appareil, et donc ils savent que cette image pourra être reprise. On ne sait pas s’ils ont conscience de ce décalage entre le signifiant et le signifié de cette photographie pour reprendre les concepts de Roland Barthes, décalage qui crée une interrogation voire un léger malaise. En ce sens, et la formule est particulièrement adaptée, l’objectif (photographique) est raté.

Pour conclure on pourrait même faire l’hypothèse d’une image dont la nature, la « consistance » renvoie désormais à celle des images générées par des intelligences artificielles. Il n’y a aucun doute sur la réalité de la scène que nous avons sous les yeux, mais son côté fabriqué, artificiel, nous ferait pourtant presque douter de sa nature et pourrait nous laisser penser qu’elle a été générée par une IA. Cela ouvre des perspectives vertigineuses car cela voudrait dire qu’à l’ère de Dall-E ou de Midjourney tout image réelle mais dissonante deviendrait immédiatement suspecte, car potentiellement fabriquée. Tout écart entre l’image et nos propres représentations mentales nous mènerait sur le chemin du soupçon. Cela veut dire aussi que les personnalités publiques devront être encore plus vigilantes sur leur communication, c’est-à-dire que l’absence de spontanéité, la mise en scène trop évidente, seront de plus en plus contreproductives. A contrario une forme d’authenticité, d’alignement, rendront les messages encore plus forts
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