■ Jean Racine (1639-1699).
La tragédie racinienne incarne le modèle de la tragédie classique française. Accomplissement du mouvement engagé par la génération précédente dont Pierre Corneille tenait lieu de chef de file, elle rassemble recherches et innovations poétiques tout en cristallisant les enjeux de son époque. Et pour cause, si Jean Racine (1639-1699) occupait la charge d’historiographe à la cour de Louis XIV, nous ne lui attribuons ni autobiographie ni mémoires. Ce sera donc dans ses tragédies qu’il donne son opinion quant aux différentes problématiques de son temps. Des tensions qui gangrènent l’Académie française aux dessous de l’absolutisme, l’auteur de Bajazet contournera censure et désapprobation populaire en proposant une double lecture de ses tragédies. Sous couvert d’un conflit classique, il fera part de ses réflexions sur l’avenir de la tragédie, plus que jamais menacée par la volonté des Modernes de flatter le roi en imposant la supériorité de la culture française du Grand Siècle.
Par son désir de dépeindre les mutations esthétiques de son époque par souci du « beau sujet », Racine ouvre la voie aux Lumières qui marqueront la seconde moitié du XVIIIe siècle.
L’engagement d’Andromaque
Alors que débute le règne de Louis XIV, une célèbre querelle vient faire trembler les murs de l’Académie française. Si certains défendent la venue d’un art nouveau, somme toute dépourvu des règles classiques, d’autres restent convaincus de la supériorité des modèles antiques. L’absolutisme s’infiltrant dans le domaine artistique pour faire rayonner ce jeune roi soleil, on tend à considérer le Grand Siècle comme une référence autonome en matière de culture. Ainsi le grec s’oppose au français, la bienséance à la catharsis, illustrant la volonté du XVIIe d’imposer sa suprématie esthétique.
« La docte Antiquité dans toute sa durée. À légal de nos jours ne fut point éclairée. »
Ces quelques vers de Charles Perrault issu de son ouvrage Le Siècle de Louis Le Grand (1687) suffisent à provoquer les Anciens qui y voient une véritable déclaration de guerre. L’auteur de Barbe Bleue, alors en disgrâce, ne reculera devant rien pour retrouver les faveurs royales quitte à amorcer, après la querelle du Cid et de L’école des femmes, un nouveau séisme au cœur de l’Académie française.
Racine se range du côté des Anciens auprès de Boileau, La Fontaine ou encore La Bruyère face à Perrault, Fontanelle et Corneille. Soutenant l’idée de la supériorité de l’Antiquité en matière culturelle, il considère la poétique d’Aristote comme une référence en matière d’unité mais également du choix du sujet. Aussi, réécrit-il des œuvres mythiques de l’Antiquité grecque notamment Andromaque. Cette tragédie lui permettra de prendre position sur la querelle qui sévit depuis 1664 et qui divise les écrivains en deux clans distincts.
Extrait d’un passage de l’Eneïde (III 292,332) avec des emprunts à Euripide et à Sénèque, Racine utilise l’intrigue d’Andromaque pour communiquer ses doutes quant à ses prises de positions. Proche de Louis XIV à qui il doit une charge de 6000 livres et une position favorable au sein de la cour mais également attaché à l’art antique, l’auteur d’Iphigénie est en proie à un dilemme. Quoiqu’attaché aux valeurs des Anciens de par son éducation janséniste et son attrait pour l’œuvre gréco-romaine, Racine ne rejette pas la modernité si celle-ci peut servir à transcender la tragédie.
Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus lequel n’a d’yeux que pour Andromaque qui ne vit que pour le souvenir d’Hector qui renait sous les traits de leur fils Astyanax. Leurs destins sont liés puisqu’ils se font – malgré eux - bourreaux de l’autre. Troie saccagé par les flammes, la situation est inextricable pour les personnages dont l’intériorité se désagrège en même temps que la ville qui les abrite. Dans le dilemme de Pyrrhus, tiraillé entre la convenance d’un mariage avec la terne Hermione ou son inclination pour la sulfureuse Andromaque, on retrouve les interrogations de Racine. Suivre ce que l’opinion attend de lui en rejoignant les Modernes ou rester fidèle à ses premières amours hérité de son apprentissage à Port Royal. L’hésitation de l’auteur régit l’œuvre au rythme des monologues de Pyrrhus tiraillé entre l’héroïsme et la passivité, la passion et la raison incarnés respectivement par Andromaque et Hermione. Le personnage, entre Hector - symbole d’un monde ancien et révolu – et Oreste - symbole d’un renouveau - se trouve comme Racine pris en otage par les Anciens mais fasciné par son souverain que les Modernes veulent servir. De ce tiraillement, c’est la tragédie dans son acception la plus noble qui en pâtit le plus.
Le feu consumant Troie incarne le danger qui guette le genre si la querelle perdure. Très codifié et mettant en scène un « beau sujet », rompre avec la tradition hellénique reviendrait à le sacrifier sur l’autel de la modernité. Racine ne saurait s’y résoudre.
Aussi, le dénouement d’Andromaque, en faisant périr les personnages qui s’apprêter à convoler illustre le choix se l’auteur de préserver l’héritage classique et donc revendique son appartenance aux Anciens. Le monologue d’Oreste ( acte V scène 4) suite au meurtre de Pyrrhus illustre la pensée racinienne quant au sacrilège qu’il commettrait s’il rejoignait le clan de Perrault :
« J’assassine à regret un roi que je révère. Je viole en un jour les droits des souverains […] Je deviens parricide, assassin, sacrilège. Pour qui ? pour une ingrate à qui je le promets […] ».
Pyrrhus mort, Andromaque devient reine, retrouvant ainsi son rang sans pour autant trahir le souvenir d’Hector. Son héroïsme, tourmenté tout au long de la pièce, finit par payer puisque c’est sans compromis qu’elle accède au trône. Le sacrement du mariage transfiguré en sacrifice rituel incarne l’allégorie racinienne de la nouvelle tragédie. Andromaque n’ayant pas à consommer son union avec Pyrrhus ne voit pas son amour pour Hector entaché. À l’image de Racine qui, malgré les embûches de l’Académie, parvient à rester fidèle aux classiques. Le dénouement permet de sauver in extremis la tragédie antique régie par les règles classiques en lui sacrifiant l’issue facile attendue par les Modernes. Le meurtre de Pyrrhus apportant la catharsis attendue sans qu’Andromaque n’ait à périr.
La confirmation de Bérénice et d’Iphigénie
Nous sommes en 1670 lorsque Racine publie Bérénice inspiré de Suétone. La même année, son rival, Pierre Corneille, sort Tite et Bérénice. Les deux auteurs utilisent l’histoire romaine pour mettre en scène leurs visions de la tragédie. Si Corneille souhaite donner à sa pièce un ton plus léger afin d’illustrer ses convictions modernes, Racine désire rester fidèle au récit originel.
Dans Tite et Bérénice, l’auteur du Cid refuse de sacrifier la dimension historique de la pièce tout y incorporant des rebondissements supplémentaires. La tragédie de Suétone devient, sous l’influence cornélienne, une tragi-comédie où le roi Titus se fait appeler Tite. Si Corneille était autrefois sorti vainqueur de la querelle du Cid, le public n’est désormais plus au rendez-vous. Aussi, Tite et Bérénice marquera le début de la fin de sa carrière.
De son côté, Racine propose une pièce fidèle à l’œuvre de Suétone. Il choisit d’épurer l’intrigue pour la réduire à l’essentiel à savoir l’amour interdit entre Titus, Empereur de Rome et Bérénice, reine de Palestine. À l’inverse de Corneille, il limite les personnages secondaires et focalise son intrigue sur le mariage impossible. Pourtant Racine ne peut totalement renoncer au « beau sujet » proposé par l’histoire romaine. Il est donc question ici d’un sacrifice plus douloureux – celui de la dimension historique et des légendes antiques – dont la catharsis est nécessaire à l’épanouissement. Ce dilemme se matérialise ici dans le clivage entre Rome (symbole de la rigueur classique) et Bérénice (symbole du « beau sujet ») que Racine doit exiler pour préserver la grandeur de la tragédie. Comme Titus, l’auteur de Bajazet doit sacrifier Bérénice qui ne sert pas le genre. Ainsi peut-on y voir l’abnégation du dramaturge vis-à-vis d’un genre qu’il envisage comme un sacerdoce.
Une autre héroïne, Iphigénie, dans la tragédie éponyme, permet d’illustrer un autre dilemme qui tourmente Racine. S’il reste fidèle à la version d’Euripide, le dramaturge heurtera la bienséance propre à la tragédie de la fin du XVIIe siècle. Pourtant, il ne saurait renoncer à suivre les pas de l’œuvre originale. En sacrifiant Iphigénie, princesse pure qui incarne la tragédie antique, son père Agamemnon auquel Racine s’identifie effectuerait un acte inhumain. Racine décide donc de substituer le dénouement d’Ovide à celui d’Euripide. En outre, utiliser le deus ex machina qui sacrifie en coulisse la princesse Eriphile plutôt que d’immoler Iphigénie sur scène. Ainsi, cette simili catharsis respecte – puisqu’héritée de l’auteur des Métamorphoses - les codes de la tragédie classique sans pour autant heurter la bienséance préconisée par Saint-Evremond sous ordre du roi. Racine trouve ainsi chez les Anciens le moyen de sauver son héroïne des affres de la tragédie galante. Un compromis qui lui permet - une nouvelle fois - de démontrer la supériorité de l’époque gréco-romaine et de respecter le « vrai tragique. »
La querelle des Anciens et des Modernes a profondément marqué l’œuvre de Racine. De ses débuts à la cour à ses rivalités avec Corneille, l’auteur de Britannicus a dû composer avec le clivage opposant les Modernes aux Anciens, le Grand Siècle à l’Antiquité, le français du XVIIe siècle au latin classique, les péripéties à l’épuration, le « beau sujet » à la galanterie. Cependant, Racine aura su mettre au service son art pour illustrer ses convictions au point que le décodage racinien nécessite de nombreuses relectures pour en saisir la pleine essence. En cela, il s’impose un intellectuel dans le sens que les Lumières lui donneront un demi-siècle après sa disparition.
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