L. Leylekian : [Artsakh] « Nul ne peut nier l’intention génocidaire »

 Les marches de la mort. Huile sur toile, du peintre Galéa, 2015.

Que de terribles images ! Sur les routes, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Fuyant la misère à laquelle les assigne l’ennemi azéri, ils doivent quitter leur terre. Celle de leurs ancêtres. Leur faute, un siècle après le tragique populicide de 1915 ? Celle d’être né arménien, chrétien, au mauvais endroit. Analyse de la situation dans l’Artsakh avec Laurent Leylekian.

Laurent Leylekian - Analyste politique, spécialiste du Caucase et de l’Asie mineure.

Propos recueillis par Elias Lemrani

Le Contemporain - Pouvez-vous nous dresser un tableau géopolitique de la situation entre l’Arménie, l’Artsakh et l’Azerbaïdjan ?

Vaste question ! La région toute entière est un limes, un confins aux marges de trois Etats qui sont restés impériaux, quel que soit la nature des régimes qui y sont actuellement établis : la Russie, la Turquie et l’Iran. La zone était sous souveraineté iranienne jusqu’au début du 19ème siècle où la Russie tsariste l’a annexée. Elle est par ailleurs convoitée par la Turquie qui espère faire jonction avec les turcomans d’Azerbaïdjan et d’Asie centrale dans le cadre d’un projet panturquiste qu’elle n’a jamais abandonné. Chacun des mouvements tectoniques de ces trois puissances régionales, leur renforcement ou leur affaiblissement respectif menacent de détruire ce qui reste, et de la nation arménienne et de ses structures étatiques.

Si l’on s’en tient aux derniers évènements, la disparition de la République d’Artsakh et de sa population indigène s’inscrivent dans ce cadre. En termes géopolitique, cette évolution est liée à plusieurs facteurs : la permanence du projet panturquiste déjà mentionné, l’affaiblissement de la Russie contrainte à des concessions envers l’Azerbaïdjan qui est devenu de fait son allié régional, l’orientation pro-occidentale que l’Arménie a imprudemment affiché avec le gouvernement Pachinian sans s’assurer de quelque soutien que ce soit et la politique intelligente par laquelle le régime Aliev s’est garanti, en sus des soutiens turc et russe, du blanc-seing implicite de l’Occident à la fois par la très corruptrice « diplomatie du caviar » et par la fourniture de gaz russe ré-étiqueté azerbaïdjanais.

Le Contemporain - Assistons-nous à un nettoyage ethnique dans la région ? À la poursuite du génocide de 1915 ?

Nous n’y assistons plus vraiment. Il est terminé. Il reste probablement moins d’un pour mille de la population arménienne indigène de l’Artsakh, soit moins de cent personnes, essentiellement des personnes trop âgées ou trop malades pour se déplacer. Tous les autres habitants ont fui en Arménie. Il est probable que – si personne ne l’en dissuade – le régime Aliev détruise toute trace de la présence millénaire des Arméniens d’Artsakh : tout le patrimoine culturel et cultuel arménien sera rasé au sol – églises, cimetières, monastères, khatchkars (croix sculptées typiques de l’art chrétien arménien), inscriptions. C’est du reste ce qui s’est produit dans les territoires déjà perdus par l’Artsakh après 2020 : A Chouchi par exemple, l’église Ganantch Jam a été dynamitée postérieurement aux combats et la cathédrale Ghazanchetsots emblématique de la ville est prétendument en cours de « restauration » par le régime Aliev : cette « restauration » vise à lui donner l’aspect qu’elle avait eu après les massacres déjà opérés par les turcomans en 1920, celui d’une mosquée. On peut penser que ceux des monastères qui échapperont à la destruction pure et simple, peut-être les plus connus comme ceux de Dadivank ou de Gandzassar – se verront attribuer de fantaisistes origines albaniennes par le régime de Bakou. C’est déjà le cas pour Dadivank. Les Aghvans ou Albanais du Caucase étaient un peuple qui a disparu dès le sixième ou septième siècle de notre ère.

Quant à l’intention génocidaire, nul ne peut la nier ; tout y est : la déshumanisation préalable des Arméniens, le mécanisme de négation consubstantiel du génocide et l’inversion accusatoire. S’il ne fallait qu’une preuve de la filiation entre 1915 et aujourd’hui, c’est la décision prise par Bakou de baptiser l’une des principales rues de Stepanakert, la capitale de l’Artsakh, du nom d’Enver Pacha, l’un des responsables du génocide de 1915. Imaginez une dystopie où l’Allemagne nazie ayant triomphé envahirait Israël et baptiserait une rue de Tel-Aviv du nom d’Heinrich Himmler.

Le Contemporain - Quels sont les objectifs de Bakou ? Qui sont ses principaux alliés ?

L’objectif de Bakou est la destruction totale de l’Arménie et des Arméniens. Il ne faut pas croire que l’anéantissement de l’Artsakh calmera l’ardeur du régime Aliev, bien au contraire. La vraie question est de savoir pourquoi cette politique de haine raciale, car c’est bien de cela qu’il s’agit : il suffit de se référer aux discours d’Aliev lui-même, au parc des trophées, analogue à l’exposition nazie du Juif éternel mais dirigée contre les Arméniens, ou à l’éducation à la haine dispensée aux tout jeunes enfants en Azerbaïdjan. Il y a certes des traits communs entre la volonté colonisatrice de l’Azerbaïdjan et celles de tous les impérialismes classiques qui l’ont précédé : les ressources en eaux et en minerais de l’Arménie, les arguments géopolitiques de jonction avec la Turquie, l’obtention d’un rôle de pivot régional et le prestige qui va avec. Mais cela ne suffit pas : il y a à la racine de cette politique un puissant complexe d’infériorité historique : les Tatars du Caucase sont les derniers arrivés dans la région, vers l’an mil, et ne se sont constitués en Etat qu’en 1918. Ne pouvant se prévaloir d’une ancienne et haute culture, à l’instar des Perses ou des Arméniens, il les leur faut les supplanter. C’est ce qu’ils ont commencé de faire en choisissant le nom d’Azerbaïdjan qui désignait et désigne toujours la région limitrophe du nord de l’Iran et nullement le territoire du Chirvan où ils ont établi leur République. Un peu comme si les Normands avaient établi une « République de Bretagne » en Normandie pour ensuite revendiquer la « Bretagne occidentale » qui n’avait jamais eu jusqu’alors que le nom de Bretagne. Du reste la « République d’Azerbaïdjan » cache de moins en moins ses ambitions expansionnistes sur l’Azerbaïdjan iranien, c’est-à-dire le vrai Azerbaïdjan. L’autre phase de cette entreprise de supplantation consiste à détruire le peuple autochtone de la région : les Arméniens. C’est ce à quoi nous assistons.

Les alliés de l’Azerbaïdjan sont tous ceux qui croient se servir de ce programme en le servant : la Russie et la Turquie tout d’abord envers lesquelles la remarquable danse du ventre d’Ilham Aliev leur fait monter les enchères respectives. Ensuite, ceux qui espèrent tirer des marrons du feu comme l’Union européenne qui a prestement répudié les valeurs qu’elle se targue de représenter pour un peu de gaz ne couvrant pas 5% de ses besoins.

Le Contemporain - La Russie a-t-elle, comme on peut l’entendre, abandonné l’Arménie ?

La Russie n’abandonne ni l’Arménie, ni l’Azerbaïdjan. La Russie entend préserver ses intérêts et sa présence régionale. Pour cela, elle doit continuer de donner des gages à l’Azerbaïdjan et à saper le gouvernement Pachinian qui était au départ vaguement libéral mais que la guerre et l’absence de soutien russe ont polarisé jusqu’à devenir franchement pro-occidental. Réciproquement, le soudain intérêt de l’Union européenne pour l’Arménie ne se justifie que parce que l’Arménie démocratique est perçue comme un coin enfoncé dans l’hégémonie régionale russe.

S’il n’y a pas de différence ontologique entre les deux systèmes – tous deux amoraux – il y a une différence méthodologique : l’Union européenne entend instituer des valeurs libérales fondées sur la paix, la démocratie ouverte et le marché. Pour l’instant seules l’Arménie, et la Géorgie dans une moindre mesure, sont réceptives à ce discours. La Russie avait pour sa part besoin d’un conflit pour se maintenir. Maintenant que la guerre du Karabagh est achevée, la question est de savoir si la Russie va continuer avec la même méthode en favorisant les visées de Bakou sur le Siounik, région la plus méridionale de l’Arménie ou si elle va tenter d’instituer une pax russica entre Bakou et Erevan. Je ne crois guère à cette seconde option parce que la Turquie n’a rien à y gagner et fera tout pour la faire capoter.

Le Contemporain - Quelle aide peut et doit apporter la France ?

La France a annoncé plusieurs mesures : Notamment de l’aide aux réfugiés, la fourniture d’armement à l’Arménie et la possible inclusion de l’Arménie au sein du Mécanisme Européen de Paix (« Peace European Facility ») si les autres Européens l’acceptent. C’est beaucoup et c’est peu à la fois. Il faut souligner que c’est la première fois qu’un pays occidental s’engage à des mesures de hard power dérogeant aux habituels discours sur des principes. Bien sûr, il faudra juger l’arbre à ses fruits mais il faut d’ores et déjà saluer l’annonce par laquelle Paris devrait enfin sortir d’une fausse neutralité entre une dictature surarmée et agressive et une petite démocratie représentant un peuple menacé d’extermination. Il faut encore plus saluer la déclaration de madame Colonna, notre Ministre des Affaires Etrangères, qui a clairement affirmé que toute menace sur l’intégrité territoriale de l’Arménie rencontrerait une réponse « robuste » de la France. Peut-être que cela dissuadera Bakou.

Ceci dit, par contraste cette déclaration et celle du Président Macron repoussant l’idée de sanctions de l’Azerbaïdjan valident et entérinent l’épuration ethnique. Cette position qui semble celle de toute la communauté internationale vide de sa substance les engagements du Droit international et notamment la « responsabilité de protéger » que les Etats-membres de l’ONU se sont imposés à eux-mêmes en 2005. C’est là que la France pourrait aller plus loin : Madame Colonna a elle-même annoncé son intention de soutenir un projet de résolution « visant à garantir une présence internationale permanente au Karabagh » pour préserver le droit aux rapatriement dans des conditions de dignité et de sécurité des populations arméniennes qui le souhaiteront. Je ne sais si elle compte réellement imposer cette présence internationale permanente à l’Azerbaïdjan ni comment elle entend procéder. Mais devant l’énormité du crime commis, Paris qui n’a jamais soutenu l’autodétermination par laquelle les Artsakhiotes pensaient se protéger de l’extermination devrait soutenir la sécession-remède de l’Artsakh qui semble le seul moyen de garantir ce rapatriement maintenant que les intentions criminelles du régime de Bakou sont prouvées par les faits.

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