Tribune - L’utopie régionale à l’épreuve du rejet arabe, réponse à Yigal Bin-Nun, par Faraj Alexandre Rifai

 Faraj Alexandre Rifai.

Par Faraj Alexandre Rifai - Essayiste franco-syrien, diplômé de l’ESSEC, auteur de Un Syrien en Israël (2025) et fondateur d’Ashteret, une plateforme indépendante dédiée au dialogue et à la coexistence au Moyen-Orient. 

Dans une tribune récente publiée dans Le Contemporain [lire à ce lien], l’historien israélien Yigal Bin-Nun propose une idée audacieuse : créer une fédération régionale entre Israël, une Syrie post-Assad et un Liban débarrassé du Hezbollah. Ce texte, intellectuellement stimulant, mérite d’être salué. Il semble néanmoins négliger une réalité persistante : Israël n’a jamais cessé de tendre la main à ses voisins, quand ces derniers, eux, peinent encore à accepter son existence comme un fait régional durable.

I - Le pari audacieux d’une refondation régionale

Dans cette tribune ambitieuse, Yigal Bin-Nun propose une lecture décapante de la séquence ouverte le 7 octobre 2023. Plutôt que de s’enfermer dans une grille d’analyse militaire ou morale, il en tire une leçon stratégique : Israël ne peut plus penser son avenir sans une transformation profonde de son rapport à la région du Moyen-Orient.

Le constat initial est brutal : il évoque l’échec de Tsahal à prévenir les massacres du 7 octobre. Pour lui, cela a déclenché un enchaînement tragique : réponse militaire féroce à Gaza, accusations de génocide, isolement d’Israël dans les cercles intellectuels internationaux. Même les victoires tactiques contre le Hamas ou la mise en échec du Hezbollah ne suffisent pas à redonner du sens à une stratégie fondée sur la survie perpétuelle. La guerre, pour Bin-Nun, a changé de nature : elle se joue désormais dans les sphères technologique, cognitive et diplomatique. Et sur ce point, il a raison.

Dans ce contexte bouleversé, il plaide pour un renversement de paradigme : abandonner le logiciel du conflit éternel et proposer une fédération régionale incluant Israël, une Syrie post-Assad, et un Liban libéré de l’influence du Hezbollah. Une alliance audacieuse, pensée non comme un compromis avec l’ennemi, mais comme un projet civilisationnel, structuré autour de la coopération scientifique, économique et culturelle.

Plutôt qu’un rêve naïf, cette fédération serait, selon lui, un coup géopolitique majeur : elle affaiblirait durablement l’Iran, relégitimerait Israël dans son environnement proche, et permettrait de redéfinir l’ordre régional sur des bases constructives.

II - Une proposition éclairée… mais suspendue

Il faut saluer le geste intellectuel. Yigal Bin-Nun rompt avec le fatalisme ambiant. Il redonne à la pensée géopolitique une part d’imagination, ce qui est rare, surtout dans des débats souvent hantés par la peur, la mémoire, la méfiance.

Mais cette proposition, portée par une vision audacieuse, semble aujourd’hui encore suspendue à des conditions qui ne sont pas réunies.

Le point de départ proposé appelle toutefois une mise en perspective.

Lorsqu’il affirme qu’Israël ne peut plus penser son avenir sans une transformation profonde de son rapport à la région, il semble oublier que depuis sa création, Israël n’a cessé de chercher à s’intégrer dans cette région. Des traités de paix avec l’Égypte et la Jordanie aux multiples offres faites à la Syrie et au Liban, en passant par les Accords d’Abraham, c’est Israël qui a tendu la main. Le rejet vient d’ailleurs. Ce sont ses voisins

qui ont toujours refusé de reconnaître son existence et sa légitimité, en l’accusant d’être une entité étrangère, coloniale, imposée. L’obstacle n’est pas israélien, il est régional.

Ensuite, une hostilité toujours active

Le projet d’une fédération suppose un minimum de reconnaissance mutuelle. Or, la haine d’Israël reste profonde et active dans de larges segments du monde arabe. Les milices de Joulani en Syrie rêvent encore de « marcher sur Jérusalem », et leur discours est explicite : « mort aux Juifs ». S’ils en avaient la capacité, il est peu probable qu’ils s’arrêtent en si « bon chemin ».

Le problème ne se réduit pas à l’Iran : l’Iran ne fait qu’exploiter un rejet bien plus vaste, idéologique, identitaire, émotionnel. Que tous dans la région connaissent la supériorité technologique et militaire d’Israël ne change rien : cette lucidité ne débouche pas sur une reconnaissance, mais sur une frustration et une haine accrues.

Enfin, la question palestinienne

C’est l’angle mort de la tribune. Aucun des États évoqués — ni la Syrie, ni le Liban — n’est prêt à renoncer au narratif sur lequel repose depuis des décennies leur opposition à toute normalisation. Ce narratif, c’est la cause palestinienne : érigée à la fois en mythe fondateur de leur rejet d’Israël, et en alibi politique pour détourner l’attention des failles internes. Ce n’est pas seulement un argument, c’est un prétexte fonctionnel.

C’est un instrument de survie idéologique pour des régimes défaillants ou fragiles.

Et ce prétexte est tout aussi actif dans la rue arabe que dans les palais présidentiels. Ni les élites ni les masses n’ont intérêt, pour l’instant, à l’abandonner.

Tant que ce verrou ne sera pas brisé, la fédération régionale risque d’être un mirage.

Ce que ce texte dit vraiment : un désir d’en finir avec la logique défensive

Au fond, cette tribune n’est pas un programme politique. C’est une réaction intellectuelle à l’épuisement stratégique que traverse le Moyen-Orient. Une intuition la traverse de bout en bout : la survie ne suffit plus, et les victoires militaires ne garantissent ni la paix intérieure, ni la légitimité internationale.

Bin-Nun appelle Israël à assumer pleinement sa place en Asie occidentale, à ne plus singer les modèles européens, ni chercher l’approbation d’un Occident qui se détourne. Il évoque même une adhésion future à la Ligue arabe. Non pour provoquer, mais pour rompre avec l’héritage de soixante-quinze ans d’isolement, de peur et de conflits.

Cette idée s’inscrit sans doute dans un courant intellectuel israélien minoritaire mais réel, qui refuse qu’Israël soit perçu comme un corps étranger en quête de validation occidentale, et qui aspire à un ancrage régional assumé. Le rêve d’une normalisation sincère, profonde, mutuelle.

Conclusion

Il faut lire ce texte comme signal, un appel à rompre avec les cycles stériles de confrontation. Un rêve stratégique, dont l’utopie n’annule pas la pertinence.

Mais il faut aussi rappeler ceci : l’obstacle n’est pas la volonté d’Israël de s’intégrer, elle existe déjà, mais le refus obstiné de ses voisins de le considérer comme un partenaire légitime. Et tant que ce rejet idéologique, religieux, politique ne sera pas déconstruit, aucune fédération ne sera possible, même sur le papier.

Il ne suffit pas d’imaginer un autre avenir. Il faut d’abord avoir le courage de nommer les causes profondes du présent.

C’est à cette condition que l’utopie, un jour peut-être, deviendra une réalité.

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