Tribune - La solution souhaitable : une fédération entre la Syrie, le Liban et Israël, par Yigal Bin-Nun, chercheur à l’Université de Tel-Aviv

 Frontière fermée entre le plateau du Golan occupé par Israël et la Syrie, dans la ville druze de Majdal Shams.

Par Yigal Bin-Nun - Historien israélien, chercheur à l’Université de Tel-Aviv et à l’Institut Cohen pour l’histoire et la philosophie des sciences et des idées ; titulaire de deux doctorats obtenus avec mention à l’Université Paris VIII et à l’École Pratique des Hautes Études - Université PSL. Auteur de deux ouvrages, dont le best-seller, Une brève histoire de Yahweh.

Le 7 octobre, l’ensemble des structures de puissance de l’armée israélienne (Tsahal) s’est effondré. Son incapacité à protéger le pays et à lui garantir la sécurité a été mise en lumière. Une organisation terroriste est parvenue à déjouer la puissance de Tsahal avec une habileté stratégique et a perpétré un massacre atroce contre des civils israéliens. Par cette manœuvre, elle a réussi à placer le concept de « Palestine » au cœur du discours mondial, bouleversant les équilibres politiques jusque dans des pays éloignés de la région. Bien que l’armée israélienne ait eu conscience de son impréparation face à une guerre qui lui était imposée, elle a réagi de manière précipitée, avec la brutalité d’un animal blessé, provoquant la mort de dizaines de milliers de civils à Gaza, sans en retirer aucun avantage stratégique.

Cet échec militaire a atténué la gravité du crime commis par le Hamas, a conduit Israël devant la Cour pénale internationale de La Haye, et a fait peser sur ses citoyens le soupçon de génocide. Aux yeux des intellectuels du monde entier, cette tuerie massive et aveugle a transformé les Palestiniens en victimes dignes de compassion et a projeté sur Israël l’image d’une puissance colonialiste à condamner sans équivoque. Le monde académique et intellectuel est en ébullition. Les événements d’octobre 2023 constituent, à mon sens, un tournant décisif dans l’histoire mondiale — en particulier pour Israël.

Ce tournant se manifeste également dans d’autres domaines. Il ne fait aucun doute que Tsahal et le gouvernement Netanyahu ont anéanti la force militaire du Hamas, démantelé l’appareil politico-militaire du Hezbollah, et contribué à faire percevoir le régime iranien comme une menace pour la stabilité internationale. L’offensive israélienne contre le régime des ayatollahs n’a fait ni victimes militaires, ni frappé de civils. Elle a illustré l’entrée dans une nouvelle ère de guerres technologiques ciblées, remplaçant les tueries de masse. Dans les conflits passés, les soldats tuaient d’autres soldats, ou les civils en devenaient les principales victimes. La guerre technologique marque une rupture fondamentale avec ces modèles antérieurs. Cela dit, Israël en paie le prix, tant sur le plan économique que sur celui de la sécurité individuelle de ses citoyens.

Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont causé la mort de millions de civils dans des guerres jugées inutiles, en Corée, au Vietnam, en Irak et en Afghanistan. La guerre qu’Israël mène contre l’Iran esquisse un modèle inédit de confrontation : précis sur le plan scientifique, mesuré sur le plan politique et méticuleusement orchestré. Dans ce type de conflit, ni soldats ni civils ne sont délibérément pris pour cibles. La nature même de la guerre en est transformée : elle se joue désormais principalement dans les sphères technologique et diplomatique. Ainsi en fut-il dans les années 1960, lors de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS : aucune balle n’y fut tirée, aucun soldat n’y perdit la vie. L’issue de ce conflit fut déterminée dans des domaines extra-militaires. Le rapport de force actuel entre les États-Unis et la Chine s’inscrit dans une logique comparable, sans effusion de sang.

Au cœur de cette transformation, un acteur nouveau a émergé, difficile à appréhender pour la politique internationale : Donald Trump. Il ne joue pas selon les règles établies. Il méprise le langage de bois et les rhétoriques convenues, et se laisse guider par d’autres principes. Il est le premier dirigeant d’une grande puissance à avoir proclamé sans ambiguïté son opposition aux guerres, une posture antimilitariste qui pourrait, probablement, lui valoir un prix Nobel de la paix. Dès son élection, il a critiqué sans détours les deux camps en guerre en Ukraine, a sermonné Israël sans ménagement, et a formulé des propositions surprenantes — telle celle de transformer Gaza en une « Riviera ». Il ne faut pas y voir un plan opérationnel, mais une déclaration subversive, remarquable par son intention positiviste. Le simple fait de l’avoir formulée a ébranlé l’ensemble des acteurs régionaux : les États arabes, l’Union européenne, les organisations terroristes et la communauté internationale. Tous ont été contraints de réévaluer leurs slogans passés et de chercher de nouvelles pistes de solution.

Mais ce n’est pas tout. Le président américain remet en cause le droit international, ainsi que l’existence même d’institutions déficientes telles que l’ONU ou les organisations d’aide humanitaire, aujourd’hui en faillite morale et fonctionnelle. Il n’est pas certain qu’il parvienne à concrétiser ses intentions, mais sa seule apparition sur la scène mondiale suffit à bouleverser les règles du jeu : il pousse le monde à repenser les paradigmes, à rompre avec une rhétorique désuète.

Aujourd’hui, après l’effondrement des systèmes de défense de Tsahal, après la mort de milliers de civils innocents à Gaza, après la tache morale indélébile qui entache Israël, et après la libération espérée des otages et la fin des combats à Gaza, nous sommes confrontés à une décision historique. Une victoire militaire, à elle seule, ne saurait suffire à dessiner l’avenir d’Israël. Si nous faisons preuve de clairvoyance, nous pourrons tirer parti de ce bouleversement mondial pour reconsidérer le récit même de l’existence d’Israël.

À ce moment charnière, Israël se trouve devant une opportunité rare : non seulement de redorer son image sur la scène internationale, mais aussi de prendre l’initiative d’un projet susceptible de redéfinir le visage de la région. Il ne s’agit plus de reproduire la logique figée d’un conflit perpétuel, mais de rompre avec l’axiome d’un affrontement éternel avec l’adversaire arabe. Il nous faut reconnaître que nous vivons en Ouest Asiatique — non en Europe ni en Amérique — dans une région qui a vu naître les grandes civilisations de l’Antiquité. Notre avenir dépend de notre capacité à nous insérer harmonieusement dans notre environnement géographique. Il ne s’agit plus d’investir massivement dans des industries militaires incapables d’assurer la sécurité de chacun, mais de réorienter ces ressources vers des projets favorisant la prospérité économique régionale, en encourageant des initiatives scientifiques et culturelles au service d’une coexistence.

Selon de nombreuses analyses, le régime actuel en Iran est proche de l’effondrement. Le pouvoir de Bachar al-Assad s’est désintégré, et la Syrie cherche encore sa place dans la région. Le Liban, libéré de sa dépendance politique du Hezbollah, se trouve dans un vide institutionnel. Dans ce contexte instable, Israël peut faire preuve d’audace intellectuelle. Il est temps, à mon sens, de formuler une déclaration programmatique à l’adresse de ses voisins, la Syrie et le Liban, en leur proposant une alliance fédérative à trois, au service du progrès régional et de leur stabilité interne. Une telle initiative constituerait non seulement un défi lancé à ces deux États, mais aussi au monde politique et intellectuel international, qui serait forcé d’y répondre. Cette fédération, à mon sens, pourrait recevoir le soutien des États-Unis ainsi que des pays arabes modérés. Elle ébranlerait l’influence de l’Iran dans la région, et affranchirait Israël de toute menace existentielle.

Du point de vue des milieux académiques, scientifiques et artistiques, la simple proposition d’une fédération régionale par Israël serait perçue comme une révolution dans les mentalités : Israël cesserait d’apparaître comme un corps allochtone colonial, et commencerait à être envisagé comme un acteur à part entière de l’Ouest Asiatique. Il n’est pas inconcevable d’imaginer qu’Israël puisse un jour être intégré à la Ligue arabe — comme l’avait jadis suggéré Hassan II, roi du Maroc. Une telle initiative ne mettrait nullement en péril son identité culturelle, hébraïque et libérale. Elle ne compromettrait ni ses acquis scientifiques, ni les valeurs portées par sa population. Elle pourrait même les renforcer, en créant un nouveau modèle de coopération interétatique. Une fédération entre Israël, la Syrie et le Liban pourrait ainsi servir de prototype à une nouvelle ère de relations entre les peuples — une ère fondée sur la collaboration, la prospérité partagée et la croissance commune.

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