« Les tueurs d’extrême droite » de Paul Conge

 « Les tueurs d’extrême droite » par Paul Conge.


Reporter spécialisé dans le domaine judiciaire, Paul Conge s’est imposé dans le milieu journalistique comme l’un des spécialistes les plus attentifs des nouvelles figures de l’extrême droite française. S’il s’est illustré au sein de l’hebdomadaire Marianne avec des enquêtes rigoureuses et étayées, ce sera en 2020 à travers son ouvrage « Les grands remplacés » (éditions Arkhé) que le journaliste livrera une analyse des plus complètes des différentes mouvances de l’ultradroite.

Le journaliste prolonge aujourd’hui cette démarche en explorant une zone d’ombre rarement traitée dans les médias : celle du passage à l’acte terroriste commis au nom de l’idéologie raciste ou ultranationaliste. Son travail, à mi-chemin entre le journalisme d’investigation et l’analyse sociopolitique, nous rappelle le danger latent d’une mouvance mouvante sans organisation hiérarchique mais idéologiquement structurée.

Dans « Les tueurs d’extrême droite », publié aux éditions du Rocher en juin dernier, Paul Conge s’empare d’un objet encore largement marginalisé dans le champ politico-médiatique français : la violence politique issue des droites radicales, lorsqu’elle quitte le champ du discours pour épouser l’acte meurtrier. L’ouvrage, efficace et documenté, s’inscrit dans une lignée d’études anglo-saxonnes (notamment celle de Cas Mudde) qui traitent les extrêmes droites non plus comme des déviances marginales, mais comme des faits politiques structurants. Paul Conge adopte une approche à la fois empirique et systémique, attentive à la généalogie idéologique et aux ressorts psychosociaux du passage à l’acte.

I – Des tueurs et des hommes

Ils s’appellent William Malet, Romain Bouvier ou encore Martial Lanoir. Hormis des idées racistes et une xénophobie assumée, ils n’ont rien en commun. Certains ont derrière eux une vie de labeur tandis que d’autres ne sont que des adolescents attardés aspirant à prendre la relève d’Oscar Wilde. Ils ont bu les paroles d’Alain Soral, cru en la propagande migrationniste de Cnews, accusé l’étranger d’être la source de leurs maux respectifs. Et pourtant, ces hommes a priori ordinaires se sont un jour transformés en tueurs sanguinaires. En dépit de la disparité de leurs intentions, tous ont échappé à la surveillance de la sécurité intérieure et sont passés à l’acte sans crier gare. Une faille dans les rouages ou la preuve que tout un chacun est susceptible de basculer, un phénomène que nous pouvons interpréter de différentes façons.

Animés par la haine de l’autre et le désir d’acquérir via le crime une posture messianique, ces tueurs revendiquent leur appartenance à une extrême droite sacralisée. Cependant, le fait qu’ils agissent de façon isolée peut interroger quant à la dimension terroriste de leurs crimes. William Malet, l’homme qui a commis l’attentat de la rue d’Enghien à l’aube du réveillon de Noël 2022 en est l’illustration. Conducteur de TGV à la retraite, vieux garçon somme toute sexuellement désintéressé par la gent féminine, Malet a tout de l’archétype du pauvre type. Peu à peu ce dernier a érigé l’étranger dans son acception la plus abstraite comme responsable de ces maux. Le tueur d’Enghien ressemble à s’y méprendre à un névrosé ayant sombré dans la psychose. Comme Malet l’avoue lui-même : « Ils ont dit que j’étais normal. Ils ont dû se tromper. Je ne suis pas normal. Je suis un tueur raciste » (page 60). Si sa dysfonction n’est plus à prouver, le fait qu’il parle de lui-même comme d’un tiers défini à la fois par ses crimes et par ses convictions politiques nous montre l’emprise mémorielle de ses mouvances. Paul Conge pose, à travers ce cas, une problématique majeure : qu’est-ce qui distingue le fou d’un tueur professionnel ? L’ancien conducteur de TGV sait tirer – il s’entraîne régulièrement –, son acte vis-à-vis des Kurdes n’a rien d’hasardeux. Fragile, défavorisé, influençable, il a le profil parfait pour devenir la main des Turcs. Pourtant, malgré le caractère plausible de cette hypothèse, il est plus raisonnable de prendre William Malet pour ce qu’il est : un tueur raciste pour qui le meurtre d’étranger est perçu comme purificateur.

Le second chapitre du livre est consacré à Martial Lanoir, surnommé « le tueur de Pigalle » pour avoir ouvert le feu sur un jeune homme sous prétexte « qu’il avait une tête d’Arabe ». Ironiquement, sa victime s’avérera d’origine espagnole, loin des « bougnoules » et des juifs qu’il agresse quotidiennement via son canal Telegram. Lanoir incarne un pur produit de radicalisation 2.0. À l’inverse de Malet qui a dû compter sur ses lectures, le tueur de Pigalle a été un fervent lecteur de Soral, « se rapprochant de son mouvement, Égalité et Réconciliation. » Sensibilisé à la thèse du complot juif, Lanoir a, ensuite, volé de ses propres ailes conspirationnistes en partageant des contenus complotistes sur sa page Facebook. Martial Lanoir ressemble à s’y méprendre à ces quidams désœuvrés rattrapés par l’ultradroite pour leur défiance envers le vaccin contre la covid-19 durant l’été 2021. Il utilise les réseaux sociaux pour relayer bêtement des théories sur des thèmes qui le dépassent. Pourtant, du dissident digital au tueur motivé par un mobile raciste, le fossé est abyssal. Alors qu’est-ce qui a, ici, transformé un capot en main armée ? Comment Martial Lanoir a-t-il pu franchir la ligne rouge ? Et surtout, son crime lui a-t-il été dicté ? Autant de questions auxquelles Paul Conge se charge de répondre tout en glissant une analyse sociétale proche de celle qu’il proposait déjà dans « Les grands remplacés ». L’émergence de groupuscules à l’aune des présidentielles de 2022, la banalisation de l’extrême droite à travers l’entrée en scène providentielle de Reconquête !, autant de facteurs qui offrent un climat favorable à la radicalisation.

II – L’assassin habite à Saint-Germain

Dans la dernière partie de son œuvre, l’auteur choisit de mettre en évidence un des groupuscules les plus violents de l’ultradroite : le GUD.

Loik Le Priol, militaire issu d’un milieu modeste, n’a, a priori, rien à voir avec Romain Bouvier, étudiant originaire d’une sphère privilégiée. Pourtant, tous deux ne seraient pas passé à l’acte sans l’influence de l’autre. Pour Bouvier, enfant de Saint-Germain-des-Prés, Le Priol incarne l’aventure, la gifle facile, les combats façon Bebel dont on garde un souvenir pour la vie avec une cicatrice sur l’arcade sourcilière. À l’inverse, Le Priol est flatté de susciter l’intérêt de cette caricature de dandy qui aspire à une carrière littéraire. Gudards revendiqués, leurs idéaux se concentrent sur le virilisme et le souverainisme, autrement dit la haine des femmes et le néofascisme. Aussi, aura-t-il suffi d’une bonne beuverie rive gauche sur fond de préceptes racistes pour que les compères déversent leur furie sur Federico Aramburú, touriste argentin dont le seul tort a été d’être là au mauvais moment.

Bouvier incarne l’archétype de cette jeunesse bourgeoise, ou du moins qui se revendique comme telle, qui prend en otage les idées de l’ultradroite dans une quête identitaire. Ils sont d’ailleurs nombreux à établir une corrélation entre le niveau de vie et l’appartenance politique, taxant d’emblée de « gauchistes » ceux dont ils jugent le niveau de vie insuffisant. Par extension, l’extrême droite incarne ici le summum de la réussite financière, l’entrée au sein d’une élite économique et intellectuelle. Point de vue des plus ironiques quand on sait que les électeurs du RN se concentrent majoritairement dans les banlieues les plus modestes.

À la différence que si la plupart se contentent de se parquer dans des cercles privés délimités par le triangle d’or, l’acolyte de Le Priol a rejoint le club peu reluisant des tueurs d’extrême droite. Nous l’imaginons aisément, via la description de l’auteur, assistant aux enregistrements de l’émission « Les clochards célestes » du controversé Simon Collin Wauquiez où gravitent des pions plus ou moins importants de la mouvance soralienne. Bouvier, c’est le complotiste en charentaises, l’étudiant suffisant qu’on croise dans les troquets en train de défier le monde avec désinvolture. Et c’est cette constatation qui rend son cas glaçant. La fragilité de ses intentions initiales – il intègre le GUD pour se rapprocher symboliquement de son défunt père – prouve que parfois les gens les plus dangereux ne sont pas les plus radicalisés mais les plus désœuvrés. Et ce désœuvrement est susceptible de contaminer tout le monde, y compris ceux que l’on pourrait ne pas prendre au sérieux.

La force de l’ouvrage réside dans sa capacité à articuler plusieurs échelles d’analyse : micro (le profil des tueurs, leur trajectoire personnelle), méso (les communautés virtuelles, forums ), et macro (le contexte politique et culturel global dans lequel s’inscrivent ces violences). Il en ressort une lecture nuancée, loin de tout déterminisme psychologique ou sociologique. Paul Conge montre comment les logiques de radicalisation s’appuient sur des récits politiques puissants, des esthétiques de la virilité guerrière, et une sacralisation de la violence perçue comme purificatrice.

À travers la diversité des cas traités, Paul Conge pose une problématique essentielle. Le terroriste d’ultradroite ne répond à aucun profil type. S’il appartient majoritairement à un milieu défavorisé, il n’épargne nullement les milieux aisés. La pluralité des profils, le caractère gratuit des crimes ainsi que le fait que même les services dédiés aient pu se laisser berner nous montrent que le danger est présent partout. Si l’étranger a pris les traits d’un travailleur espagnol, d’un vacancier argentin ou de réfugiés kurdes, qui nous dit que demain, ce ne sera pas nous qu’un individu radicalisé abattra pour délit de faciès ?

En conclusion, « Les tueurs d’extrême droite » constitue une contribution essentielle à la compréhension des nouvelles configurations de la violence politique. À l’heure où les attentats d’extrême droite se banalisent sur le sol européen et nord-américain, l’ouvrage de Paul Conge engage une réflexion urgente sur les défaillances des appareils de sécurité, les angles morts de la doctrine antiterroriste, et les stratégies d’emprise mémorielle mises en œuvre par ces différentes mouvances.

Comme « Les grands remplacés », ce livre interpelle autant qu’il informe : il impose un tournant analytique nécessaire dans l’étude de la conflictualité contemporaine. Pour les chercheurs en sciences politiques, en sociologie du radicalisme ou en sécurité intérieure, « Les tueurs d’extrême droite » s’impose comme une lecture incontournable, et comme une base de travail précieuse pour penser la conflictualité politique dans sa version la plus crue.

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