G. Vespierre : « Nous sommes dans un basculement géopolitique et géo-énergétique mondial »

 Un puits de pétrole. (©Wikimedia Commons)

À l’heure où la guerre réapparaît sur le Vieux-Continent, la question énergétique revient sur le devant de la scène. L’occasion de faire le point avec Gérard Vespierre, expert sur le sujet.


Gérard Vespierre - Analyste géopolitique, chercheur associé à la FEMO, Fondation d’Études pour le Moyen-Orient, fondateur du Média web Le Monde Décrypté.


Propos recueillis par Elias LEMRANI


Le Contemporain - Les ressources pétrolières demeurent-elles de nos jours de véritables armes politiques, comme cela a pu l’être en 1973 lors de la crise entre Israël et les États arabes ?

Gérard Vespierre - Oui bien sûr. Nous avons vu que la Russie a utilisé ses ressources gazières et pétrolières comme armes politiques et que l’OPEP+ en a fait de même en essayant de maintenir les prix du pétrole à plus de 80 dollars le baril, dans l’unique but de pomper les ressources financières du monde occidental, qui est majoritairement dépourvu de pétrole, mis à part les États-Unis, La Grande-Bretagne, et la Norvège. Les ressources pétrolières restent donc des armes politiques et ont un véritable poids géopolitique, tout comme à l’avenir les ressources en eau, qui entreront peut-être dans cette catégorie, au vu des tensions actuelles entre le Soudan, l’Éthiopie et l’Égypte autour du Nil, et du barrage de la Renaissance.

Le Contemporain - À l’heure de la guerre d’Ukraine, l’Europe peut-elle espérer une indépendance énergétique ?

Je pense que la bonne réponse à cette question est en deux temps : sur le temps court, à l’évidence, nous sommes prisonniers des hydrocarbures, mais sur le temps long, c’est-à-dire au-delà de 15-20 ans, donc aux alentours de 2040-2050, nous aurons une situation radicalement différente, puisque la technologie va nous permettre d’effectuer notre transition des énergies fossiles, prisonnières du sol, là où les processus naturels les ont créés, vers le léger, tel que le vent, le soleil, ou l’hydrogène, mais aussi l’électronucléaire. Les pays consommateurs vont ainsi devenir pays producteurs.

Cela s’accompagne aussi d’un changement de paradigme. Depuis des dizaines d’années, on prévoyait un peak-oil. On disait que les productions pétrolières atteindraient leur maximum et les compagnies qui en vivent arriveraient à produire entre 110 et 115 millions de barils par jour, puis, à partir de 2040-2050, que la production de la planète diminuerait et que les compagnies pétrolières verraient leurs revenus baisser. Nous passons donc de ce paradigme-là à un paradigme inverse, c’est la consommation qui va devenir la ligne directrice. La demande, et non la production, va, avant la fin de la décennie, s’inverser et commencer à baisser d’une année sur l’autre. Cela grâce aux facteurs extérieurs que sont la guerre et la dépendance énergétique dont on vient de parler, grâce au fait que les puissances industrielles, avec la technologie, vont s’éloigner des énergies fossiles. De plus, grâce à la technologie, on va produire un peu moins cher l’énergie solaire, l’éolien et l’énergie nucléaire avec les SMR. 

Nous sommes donc dans un basculement géopolitique et géo-énergétique mondial.

Le Contemporain - L’Arabie saoudite veut diversifier son économie à la manière des Émirats-Arabes-Unis. Le pétrole est-il de ce fait une énergie d’avenir ?

Non, il faut être clair. Mohammed ben Salmane, Prince héritier d’Arabie saoudite, a lancé le plan « Vision 2030 », en 2016. La prise de conscience quant à la nécessité de changer de modèle s’est donc faite au début des années 2010. Il est très intéressant d’observer cette trajectoire. Il y a un proverbe saoudien qui dit : « mon grand-père voyageait en chameau, mon père en voiture, moi en avion, mon petit-fils voyagera en chameau. »

La richesse de l’Arabie va suivre un cycle, le cycle pétrolier. On pompe, mais on ne recrée pas de pétrole, donc cela mène vers l’épuisement des ressources à long terme. L’Arabie et les grandes puissances, y compris les États-Unis qui en 2018 sont devenus les premiers producteurs mondiaux de pétrole et de gaz, ont pleine conscience que ces ressources sont limitées.

Le Contemporain - L’accord entre Israël et le Liban en 2021 mènera-t-il Jérusalem vers le modèle d’un État rentier ?

Effectivement, Israël va devenir un producteur important de gaz, comme sa voisine, l’Égypte. En soi, toute la Méditerranée orientale, qui contient des réserves énergétiques, se trouve au cœur de tensions, comme on l’a pu voir il y a près de deux ans, entre la Turquie et la Grèce, quant aux gisements encore non exploités, trouvés en mer. En mer Noire aussi, le long des côtes turques, se trouvent des ressources gazières significatives. Mais l’État d’Israël ne sera pas rentier, car son futur est placé sous le signe de la technologie, et non pas sous celui de la richesse du sous-sol.

Le Contemporain - L’agression de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a-t-elle été une aubaine pour les États rentiers ?

Oui et non. Encore une fois, il y a deux dimensions. Sur le court terme, oui : tout le monde s’est rué vers de nouvelles sources de gaz. Mais sur le long terme, non, car cela va accélérer, plus que ne le fait déjà la pression climatique, la transformation via la technologie des mix énergétiques des pays industrialisés. Il y aura de véritables stratégies de développement vers les renouvelables et le nucléaire dans de nombreux pays.

Finalement, les États rentiers vont sur le long terme avoir un raccourcissement de leur cycle d’exploitation de leurs ressources. Je vous ai expliqué tout à l’heure, que le peak-oil de production devrait avoir lieu autour de 2040-2050, et maintenant, nous devons nous attendre à un peak-oil de consommation, d’ici à 2030. Cela signifie une accélération de la baisse de la demande de produits énergétiques fossiles, sur le long terme, et donc une diminution des ressources budgétaires et financières des États à rentes.

Le Contemporain - Les sanctions contre la Russie ont-elles un véritable impact sur l’économie russe ?

La décroissance du PIB russe était de 2,5 % en 2022 et, bien sûr, il y a une bagarre de communication pour l’année 2023. Mais ce que l’on sait déjà, c’est que les ressources budgétaires de la Russie sur le pétrole ont chuté d’entre 30 et 50 %, les quatre premiers mois de l’année 2023. Même si elle pompe un peu plus pour palier une partie de cette baisse, les prix auxquels elle est amenée à vendre sont beaucoup plus faibles que les prix mondiaux, à cause des sanctions et des dispositifs adoptés qui limitent le prix de vente à 60 dollars maximum. La Russie vend ainsi certainement son pétrole entre 50 et 60 dollars le baril, alors que le prix du marché est entre 70 et 80 dollars le baril. La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine va de ce fait être selon moi un facteur d’accélération du déclin économique de la Russie sur le temps long.

En effet, le paramètre clé n’est pas le mètre cube de gaz ou les barils de pétrole vendus, mais les revenus, soit la multiplication du prix par le volume. Or, comme le prix auquel les Russes vendent leur pétrole est plus faible, leurs recettes sont plus faibles. Il convient d’ajouter le fait que mille entreprises occidentales ont quitté la Russie, ce qui va produire un ralentissement significatif de l’économie russe. La Russie a de surcroît perdu, entre les morts, les blessés et les départs de jeunes hommes talentueux vers la Turquie, l’Arménie, la Géorgie, le Kazakhstan ou Dubaï, peu ou prou un million de travailleurs.

Donc la Russie s’apprête à entrer dans une situation de déclin dans les années à venir, c’est incontournable. Elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même, car elle s’est affranchie des règles internationales en déclenchant cette guerre absolument invraisemblable. Elle va être mise au ban des nations occidentales.

Les Russes peuvent vendre certes, leur pétrole aux Chinois, mais pour le gaz, les gazoducs sont à 80 % dirigés vers l’ouest, et non pas vers la Chine. Les 450 millions d’Européens consommaient en effet beaucoup de gaz avant la guerre, l’Allemagne importait par exemple de Russie 45 % de ses approvisionnements. D’un coup de baguette magique, on ne peut pas rediriger les gazoducs vers la Chine du jour au lendemain. Il faut en construire des nouveaux, et cela prendra donc beaucoup de temps, et le temps, c’est de l’argent. De ce fait, la Russie va perdre beaucoup d’argent.

De plus, par cette stratégie de se tourner vers Pékin, Moscou se jette volontairement dans les bras de son ennemi stratégique en Sibérie. La population russe de 144 millions d’habitants est dans l’incapacité dans le très long terme de maintenir son autorité et son pouvoir sur 17 millions de km², le plus grand État du monde, avec une population qui s’affaiblit tous les ans. Et tous les jours, il y a de plus en plus de Chinois qui entrent en Sibérie.

Le Contemporain - Suite aux attaques sur le gazoduc Nord Stream, est-ce que les gazoducs et les oléoducs sont devenus de nouvelles cibles géopolitiques ?

Tous les moyens de communications sont des cibles stratégiques. Les lignes de chemins de fer sont également détruites, tout ce qui permet un transfert de marchandises, de matériels militaires ou de troupes est détruit. Aujourd’hui, le problème n’a été que déplacé vers les gazoducs et les pipelines de pétrole, on est toujours dans le même ciblage de moyens de communication, de transfert de matériels et de transport. Il y a eu lors de la Première Guerre du Golfe des destructions de puits de pétrole et de stations de pompage, les infrastructures énergétiques ont toujours été des cibles.

Le Contemporain - Les pays du golfe ont connu ces dernières années un important développement économique grâce à leurs ressources en pétrole, un miracle économique par le pétrole est-il toujours possible aujourd’hui ?

Tant qu’il y a une demande mondiale, oui. Cette dynamique de développement rapide est comparable à celle des stans, au Kazakhstan, au Tadjikistan ou au Turkménistan, qui sont des États riches en gaz, et en uranium dans le cas kazakh. Dès qu’il y a des ressources et une faible population, un pays connaît effectivement un enrichissement exponentiel. Et cela est trans-géographique. Le fonds souverain norvégien, de 1.500 milliards de dollars, crée par exemple des ressources considérables. Donc, oui, un miracle économique est encore possible, on peut toujours imaginer dans les dix ou vingt ans à venir, la découverte et l’exploitation dans des pays de faible population de gisements de gaz ou de pétrole qui représenteraient pour eux une contribution importante à leur PIB.

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