Du mépris


Le mépris est la vedette de l’actualité, du fait que de plus en plus, le Président en exercice, élu deux fois, est accusé par ses rivaux, suivis par l’opinion publique et la presse, d’un tort subjectif, difficile à établir, mais ressenti plus que fortement : le président Macron méprise les Français. On l’a surpris à émettre des jugem
ents défavorables sur ceux des citoyens qui n’ont pas d’emploi : ils en trouveront en traversant la rue ( les restaurants manquent de main d’œuvre). Il a estimé il y a longtemps que dans un hall de gare, il y a des gens qui comptent, et d’autres moins. Il a posé une théorie du ruissellement, qui semble cautionner la richesse, alors qu’il y a des pauvres.

On peut raconter la chose autrement : De Gaulle a été dépeint par le Canard enchaîné, pendant deux septennats interrompus, comme une sorte de Louis XIV régnant à Versailles. Giscard d’Estaing était Louis XV, avec une perruque et des bas de soie. Mitterrand était un sphinx, intouchable, énigmatique. Il est dommage que les suivants aient rompu avec les signes extérieurs de leur lourde charge. Ils en ont été punis, on voit comment. Élu pour sa maîtrise imbattable des dossiers, son éloquence, Macron s’est montré sec, autoritaire, décomplexé. Il n’a pas été paresseux, vulgaire, banal, mais ses autres défauts humains, compatibles avec la plus haute fonction, lui ont été reprochés et ont été montés en épingle dès sa prise de pouvoir. L’opposition, ses opposants, ont appelé « Macronie » la partie des français qui l’avaient élu et réélu. La presse a trouvé de quoi en parler sans aborder les « questions de fond » nationales et mondiales, se concentrant comme souvent sur l’accessoire et l’anecdotique : l’incessant et obsédant « portrait psychologique » du Président, comme si chaque journaliste était diplômé en psychologie, voire psychopathologie . Les deux oppositions extraverties parlent de plus en plus contre lui « au nom du peuple », appelant à une démission honteuse, une destitution. Les sondages quotidiens accompagnent l’appel à son extrusion.

A chaque fois que la cinquième République recule, vacille sous les coups de ses opposants d’origine (De Gaulle a fondé la 5ᵉ sur la défaite de l’OAS, et a pris une revanche sur les communistes qui l’ont chassé du pouvoir en 46), on voit sur les écrans de télévision le visage bouffi et rageur de Jean-Luc Mélenchon, qui agite un index accusateur pour fustiger et désigner la cible : le dernier des défenseurs de la Cinquième. En 2027, il a fait le calcul qu’il aurait pris de l’âge, et serait moins « présentable ». Il a besoin d’avancer de deux ans son acte de candidature, et cela implique de « dégager » Macron avant, surtout du fait que le dégagisme chronique est sa marque de fabrique depuis Hollande, mais avec une urgence devenue brûlante.

Le mépris invoqué du président est donc nécessaire pour argumenter ce dégagisme. Toute la presse bruit à l’unisson du « mépris » insupportable du personnage à destituer.

Les sciences humaines s’en mêlent et un livre remarqué de Dubet s’intitule orgueilleusement du titre même du roman magnifique de Moravia, que Godard avait illustré jadis dans un film aux couleurs superbes : « Le mépris ».

Le livre tient-il ses promesses ? Il n’évoque pas directement le sujet de la destitution, se contentant d’accumuler une masse d’écrits récents en sciences humaines, surtout sociologiques, traitant des phénomènes sociaux de réaction à un « mépris » ressenti. On a du mal à comprendre s’il s’agit dans l’ouvrage de décrire et recenser tous les « sentiments d’être méprisé » sans juger de leur pertinence, ou de saisir et désigner qui méprise, qui est fautif dans l’affaire du mépris. La tournure « sciences humaines » maintient cette sorte de neutralité descriptive à base d’entretiens, sondages, statistiques et interview, qui rend ces travaux difficiles à exploiter.

Sur le fond, il me semble que ce mépris prétendu usurpe l’intérêt public, l’encombre et crée un voile d’équivoque. Mépriser, c’est montrer ce qu’on pense de quelqu’un qu’on trouve sans intérêt, ne pas taire un jugement dépréciatif, donc provoquer, manquer de respect. Pourtant, ce qui me paraît mériter d’être enfin reconnu et étudié, c’est l’inverse : ignorer, ne pas voir, feindre de ne pas remarquer quelqu’un, une catégorie, une communauté. Or c’est précisément à cette conduite négative, cette fuite, que réagissent les « méprisés » qui sont en fait des « ignorés », des invisibilisés si ce mot existe. Les fameux gilets jaunes scandaient « on est là » ! pour obliger ceux qui détournaient le regard à s’occuper d’eux. Agiter des pancartes, crier en chœur, chanter, danser devant des caméras de télévision, c’est forcer un regard, une considération, et donc, surmonter l’obstacle des yeux baissés et du silence qui en dit long.

Il faudrait un ouvrage complet pour traiter de ces silences lourds comme des nuées d’orage. Le phénomène majeur du demi siècle en France, sous la cinquième, c’est la masse des immigrés venus d’Afrique du Nord, venus comme main d’œuvre économique. En France, on est bien content de cette économie et mécontent du nombre de ces « immigrés » qui résident, occupent le terrain, s’imposent sans que leur présence soit explicitement ou approuvée, ou contestée. Une politique ou éthique du silence hypocrite en résulte, si bien que ceux qui finissent par sortir de l’équivoque, au bout de décennies, une droite extrême qui n’en veut pas et une gauche radicale qui les veut à la place des Français d’origine (à bas la langue coloniale française) ne rompent le pacte informulé que pour entrer dans des outrances sans issue. Il aurait fallu des décisions citoyennes dès le début, mais en France les stéréotypes politiciens, voire syndicaux, plombent tout, et on discute plus aisément de l’âge de la retraite des cheminots que des périls qui nous tombent dessus. Et même les bouches s’ouvrent davantage pour dénigrer le président actuel que pour fixer les objectifs brûlants du mandat présidentiel qui va suivre. La décision citoyenne n’a jamais lieu, les mots ne viennent jamais se poser sur les choses qui comptent. On parlerait de peuple français s’il pouvait parler, mais ceux qui parlent pour lui radotent, divaguent, ressassent, et exaspèrent. Ce peuple n’a pas l’esprit qui correspond à ce qu’il vit, et le canard sans tête va dans le mur.

S’il est vrai que les politiques sont les acteurs et le peuple l’auteur, ce dernier est en attente de l’acteur qui va enfin le faire parler, le faire prendre conscience du temps perdu, et le tourner de force vers son destin.

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