L’impossible deuil

 Réunion à la Maison-Blanche des principaux soutiens de Kiev en Europe autour du Président Trump. (©Présidence de la République).

Imaginez que vous êtes un joueur d’échecs ou de dames. Votre adversaire n’a pas très bonne réputation – il est colérique, imprévisible et toujours à la limite en matière de respect des règles – mais la partie se déroule normalement ; pourtant tout d’un coup votre adversaire se met à tricher de façon évidente, flagrante, grossière. Il vous a pris une ou deux pièces le temps que vous réagissiez. Vous lui faîtes remarquer le problème mais manifestement il s’en moque et continue à tricher, et augmente ainsi son avantage. De votre côté vous continuez à vous conformer scrupuleusement au règlement, et vous tentez d’ailleurs, vainement, d’en rappeler les principaux points à votre opposant. Mais ce dernier n’y accorde vraiment aucune importance et ne modifie en rien son comportement. Vous essayez bien de faire appel à l’arbitre mais il semble complètement absent. Votre situation sur le terrain de jeu ne cesse donc de se dégrader, d’autant plus qu’il est hors de question pour vous de de ne pas respecter les règles ; votre défaite paraît donc de plus en plus probable, puis inéluctable sous le regard goguenard de votre opposant.

Ce joueur c’est l’Europe qui continue à discuter et tenter de négocier avec un Vladimir Poutine ou un Donald Trump en se référant au droit international, aux principes de la diplomatie, à une forme de bienséance qui présidait aux relations entre Etats. L’Europe continue à s’accrocher à des règles que ses interlocuteurs non seulement ne respectent pas mais méprisent. Evoquer les traités, les conventions internationales, ou encore la Charte de l’ONU avec le dirigeant du Kremlin qui a déclenché une guerre d’agression et à l’encontre duquel la CPI a émis un mandat d’arrêt revient à tenter de calmer un ours furieux en lui faisant écouter la Petite musique de Nuit. C’est naïf et dangereux. Quant au président américain, à part sa propre opinion, qui par ailleurs peut varier d’un jour à l’autre, il n'a aucun cadre de référence. En réalité l’Europe est incapable de faire son deuil d’une époque révolue, en tout cas avec ces ennemis ou ces adversaires-là.

Le problème c’est qu’en s’accrochant à ces anciennes règles l’issue est claire : l’Europe perdra.

Elle s’y accroche car l’Europe, en tout cas l’Europe conçue dans une logique minimale de puissance, reste une fiction. Tant qu’il s’agissait de « doux commerce », et donc de respect des règles, avec la Russie ou les USA une forme d’unité européenne pouvait prévaloir, mais quand les intérêts vitaux et souvent contradictoires de chaque nation sont en jeu cette unité n’est que de façade.

Elle s’y accroche car cela l’oblige à s’adapter à toute vitesse, à prendre des décisions rapidement, or son architecture institutionnelle et organisationnelle n’est pas du tout prévue pour cela.

Elle s’y accroche, car cela l’oblige à renoncer, au moins temporairement, à certains idéaux -nobles et légitimes, mais désormais inopérants.

Malheureusement il n’y a pas de solution miracle dans l’état actuel de l’Europe, mais une première étape, indispensable, consisterait à prendre conscience que s’arc-bouter sur le cadre de pensée actuel ne mènera à rien pour la résolution du conflit ukrainien et au-delà pour l’avenir du continent. L’Europe doit faire le deuil d’un ancien monde, et dans les temps qui viennent, face à Poutine et Trump seul le rapport de force permettra à l’Europe d’exister.

Ensuite il faudrait construire un cadre de défense totalement indépendant des Etats-Unis avec les pays qui le souhaitent ; cela veut dire achats communs de matériels, définition de programmes militaires unifiés, force de commandement intégrée et discussion sur l’emploi de la force nucléaire. En parallèle il faudrait repenser complètement les règles de fonctionnement de l’UE, si ce cadre est encore le bon, ou bien définir une nouvelle organisation à côté de l’UE si besoin.

Le chantier sera immense, mais le choix que devra faire l’Europe est celui du deuil de ses illusions ou de sa propre mort en tant qu’acteur autonome de l’histoire.

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