Antisémitisme : de la Syrie à la France, le même poison

 Marche contre l’antisémitisme, à Paris, le 12 octobre 2023, à l’appel des présidents des deux Chambres.
  
Par Faraj Alexandre Rifai - Essayiste franco-syrien, diplômé de l’ESSEC, auteur de Un Syrien en Israël (2025) et fondateur d’Ashteret, une plateforme indépendante dédiée au dialogue et à la coexistence au Moyen-Orient. 

Il est des moments où l’on sent que le pays bascule. Ce basculement ne se fait pas toujours dans le bruit et la fureur : il peut être insidieux, progressif, presque invisible… jusqu’au jour où l’on réalise que les mots, les regards, les gestes sont devenus familiers, alors qu’ils devraient nous glacer.

Je suis né en Syrie. J’ai grandi dans un environnement où l’on nous apprenait à mépriser, à rejeter et à haïr les Israéliens et les Juifs, pour ce qu’ils étaient. C’était inscrit dans les manuels scolaires, distillé dans les journaux, répété dans les discours officiels et dans les conversations sociales quotidiennes. Cette haine n’était pas un simple sentiment de rejet envers un ennemi : c’était une structure de pensée, un pilier idéologique, un réflexe collectif. Elle était viscérale, par défaut.

Lorsque je suis devenu Français, j’ai cru que ce poison appartenait à un passé et à un espace que j’avais quittés. Mais depuis plusieurs mois, je le retrouve ici, presque inchangé. Je le vois dans les manifestations, sur les réseaux sociaux, dans les graffitis et slogans enflammés et indignés. Il se déguise parfois en discours politique, en critique d’un État ou d’un gouvernement, ou la défense d’une cause. Mais l’obsession reste la même : transformer les citoyens juifs de France en suspects, en complices, en cibles.

Ce phénomène ne tombe pas du ciel. Il naît de la rencontre entre deux forces : d’un côté, des groupes islamistes, ou ceux qui y ont été endoctrinés, qui importent ici la haine cultivée là-bas ; de l’autre, une extrême-gauche « bien locale », qui fait croire que reprendre ce discours, c’est soutenir une cause noble et juste. Ensemble, ils créent un climat où l’insulte, la menace et même la violence deviennent acceptables, banalisées, pourvu qu’elles soient dirigées contre ceux qu’on appelle désormais « sionistes » ou leurs « soutiens génocidaires », termes devenus des codes pour dire « Juifs ».

Je veux m’adresser ici directement aux Français d’origine arabe ou issus de cultures musulmanes, comme moi. Nous savons d’où viennent ces rhétoriques. Nous savons qu’elles ne sont pas spontanées. Ce langage nous a été inculqué, martelé, utilisé par des régimes et cultures autoritaires qui voulaient détourner les colères populaires vers un ennemi commode. Nous savons aussi qu’il a servi à justifier des discriminations, des humiliations, des pogroms, que nous avons trop souvent ignorés, voire acceptés en fermant les yeux.

Et je pose une question qui me hante : comment peut-on fuir l’oppression islamiste chez soi, chercher refuge dans un pays libre… et, une fois ici, reprendre ses slogans et sa rhétorique qui servaient là-bas à écraser, diviser et tuer ?

Être solidaire des Palestiniens, si c’est cela qui vous anime, n’exige pas de reprendre les thèses des islamistes, ni de désigner les Juifs de France comme cibles. On peut défendre leurs droits sans reproduire la haine que tant d’entre nous avons fuie. On peut dénoncer la souffrance d’un peuple sans appeler à l’effacement d’un autre. On peut militer pour une cause sans importer les conflits du Moyen-Orient dans les rues de Paris, Lyon ou Marseille.

Il faut aussi s’interroger sur la manière dont certains d’entre nous perçoivent et défendent cette cause. Cette vision est souvent héritée de la propagande que nous avons pourtant quittée : celle des pouvoirs autoritaires et des mouvements religieux radicaux, où la question palestinienne n’était pas un sujet de débat, mais un outil idéologique dont il était interdit de s’écarter.

Nous avons rejeté la censure, l’oppression et l’endoctrinement religieux de nos pays d’origine. Alors pourquoi conserver intact, presque sacralisé, le prisme biaisé à travers lequel ces mêmes régimes nous ont appris à voir Israël et les Juifs ? Pourquoi ne pas saisir l’occasion — ou plutôt l’obligation morale — de sortir de ce cadre, d’admettre qu’il existe une autre lecture de l’histoire, d’autres versions de l’histoire, et de reconnaître que le monde arabe porte aussi sa part de responsabilité dans les malheurs du peuple palestinien ?

Enfin, il faut avoir le courage de poser une dernière question : est-ce que l’islamisme radical et terroriste, qui a détruit nos pays, brisé nos sociétés, réduit nos peuples au silence et à la peur… peut vraiment être la solution pour les Palestiniens ? Ou est-il au contraire la garantie qu’ils resteront prisonniers de la violence et de la misère ?

Ces questions ne sont pas faciles. Mais les éviter, c’est rester prisonnier de la haine que nous avons fuie. Les affronter, c’est offrir une chance à la vérité, et donc à la paix.

Aujourd’hui, en France, ce n’est pas seulement la sécurité des Juifs qui est en jeu. C’est l’idée même que nous formons un peuple uni par la citoyenneté, au-delà de nos origines et de nos croyances. Laisser prospérer cette haine, c’est accepter que la République se transforme en champ de bataille identitaire, celui-là même que nous avons fui.

J’appelle donc chacun, quelles que soient ses convictions politiques, à refuser la banalisation de ce climat, à le rejeter et le combattre, en citoyen. À dire non aux discours qui désignent un groupe entier comme coupable. À rappeler que la liberté d’expression ne donne pas le droit d’inciter à la haine, ni d’insulter, encore moins d’agresser ou de profaner. À se souvenir que chaque fois qu’un citoyen est visé pour ce qu’il est, c’est un morceau de notre liberté commune qui disparaît.

En tant que Syrien devenu Français, je sais où mène cette pente. Et je le dis sans détours : nous devons y mettre un terme maintenant. Pas demain, pas après un nouvel attentat, pas quand il sera trop tard. Maintenant.

Parce que défendre les Juifs de France, ce n’est pas seulement protéger une minorité : c’est défendre la France entière. C’est vous défendre, vous, concitoyens de culture arabo-musulmane.

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