La lutte des classes comme légende urbaine


Après avoir ravagé les élites françaises dans les années soixante et longtemps après, la pensée ou mot d’ordre de « lutte des classes » semble avoir un regain de faveur, même si ce n’est pas exactement le terme employé. On est « antifa » dès le collège, on se bat contre l’ultralibéralisme écocide, on protège la planète des outrances de la recherche du profit, donc on lutte contre les élites mondialisées, facteurs d’injustice et de destruction. On combat le « profit ».

C’est une pensée du XIXème siècle, repeinte, ravalée et augmentée d’un argument écologique plus récent qu’il faut sauver. Elle repose sur l’idée que les classes dominées, nombreuses, sont victimes d’une injustice qui a le sens d’un vol : on leur vole les profits réalisés sur leur dos, car elles sont les seules créatrices de valeur. Lutte ou match ? Il y a une victoire des élites profiteuses, mais la revanche est en vue, la belle, comme dans le sport. Le spartakisme peut prendre une revanche retardée, mais si belle ! Marx a d’ailleurs tiré un trait droit qui va des luttes de classe de l’antiquité, par exemple la révolte des esclaves dirigés par Spartacus, à celles actuelles, le match continue, les parties se succèdent. « Jusqu’à nos jours », écrit-il !

Serait-ce trop beau ? Ou plutôt: serait-ce non pas vrai, mais assez vraisemblable pour mobiliser, enflammer, assoiffer de justice, lancer à l’assaut ?

En voulant démontrer historiquement que le travail est la seule source du profit, et que la plus value est un vol, Marx s’est pris les pieds dans sa démonstration. Comme les capitalistes ont voulu diminuer la part de leur dépense en salaires, ils ont cherché à réduire la valeur du travail en automatisant les procédés de production. Au lieu de produire, les ouvriers surveillent seulement les automates, ils aident les automates à produire, ils deviennent des « servants des machines ». Des travailleurs moins compétents sont alors embauchés, et sous payés. Il parle dans les années 1850, mais recule dans le temps en expliquant ainsi la naissance des « grands automates », donc vers 1775 ! Automatiser, puis embaucher des sous-payés sans compétence serait la stratégie du capital à sa naissance.

L’histoire de ce match reste actuelle, puisqu’avec l’IA ce sont les professions intellectuelles qui y passent, remplaçables par les robots. Il n’empêche que Marx compare à des « esclaves » du capital industriel les premiers artisans à travailler dans des manufactures automatiques, à la fin du XVIIIème siècle, plus précisément à Manchester.

Mais en conclure que l’avenir est aux victimes lésées par le capital, et que ces victimes exploitées sont la vraie source de la valeur produite, c’est se planter. La vraie source est devenue le robot, l’automate, ou ceux qui l’ont conçu et financé. C’est Marx lui-même qui le raconte, en accentuant le côté cupide consistant à diminuer la valeur du travail, à économiser sur le travail.

Il semble bien mesquin de raconter l’histoire de la grande industrie, ce progrès sans doute contestable mais abouti dans son extension mondiale, en n’en retenant que la petite économie réalisée sur les salaires. L’automatisation de la production, une petite fraude, un détournement d’argent ! Le narratif est un peu léger, même s’il enflamme depuis lors des peuples entiers. C’est aussi donner un bien beau rôle au « travail », cette entité qui recouvre, à l’époque des commencements de l’industrie, les corporations de métier, puissantes, arcboutées sur leurs privilèges, assises sur leurs secrets de métier, fournissant la noblesse en biens prestigieux, comme le raconte Norbert Elias dans «la société de cour».

C’est également oublier, omettre, taire le rôle qu’a joué la noblesse dans cette aventure hors du commun. Ce ne sont pas des « capitalistes » cupides qui ont créé les premières manufactures mécanisées, avides de petits profits au détriment d’une « classe ouvrière » encore inexistante. L’imaginaire antisémite joue des tours à Marx, il voit partout des doigts crochus, des bourses dégoulinant d’or. La rupture avec son milieu d’origine ne lui donne pas de clairvoyance historique. Ce sont des aristocrates, anglais ou français prêts à risquer leur fortune, qui établissent sur leurs terres les premières manufactures, à partir de moulins à eau ou à vent préexistants, qui fournissent l’énergie nécessaire à faire tourner les métiers à tisser, moyennant un jeu de poulies et cordages comme sur un navire, ou comme au théâtre, pour transmettre le mouvement des pales.

Ces automates sont une réalisation des Lumières, ils accomplissent une contre-prophétie, ils contredisent la malédiction biblique : « tu travailleras à la sueur de ton front ». Le travail éreintant n’éreinte plus personne, les ouvriers servent avec leur tête en surveillant et entretenant la machinerie. Ce n’est pas la version « Charlot » des « Temps modernes », mais c’est la bonne.

Le côté « Lumières » consiste aussi à répandre à travers le monde des marchandises abordables, au lieu de ne servir que les privilégiés : des cotonnades colorées sortent des fabriques, tandis qu’auparavant les corporations du tissu brodaient des soieries pour la cour et la messe.

Marx a donc répandu une vision tronquée, malveillante, passéiste, des débuts de cette grande industrie qu’il met bout à bout avec une imaginaire histoire du capitalisme. Il a décuplé de ce fait les efforts de tous ceux qui résistaient aux temps modernes, il a inspiré les pires régressions ultérieures au nom du « travail », le culte du stakhanoviste musculeux, le sigle de la faucille et du marteau, et les forçats des goulags maniant pelle et pioche parce qu’ils ne croyaient pas au grand Lénine, esclaves non payés au service de l’industrie « socialiste ».

Tout se passe comme si le révolutionnaire Marx avait relayé, amplifié, fait écho à la quérulence des corporations vaincues : Elles verrouillaient l’évolution des techniques, se protégeaient par le secret, dominaient leurs apprentis et conservaient le monopole de la commercialisation. Marx avait soutenu, étant jeune, le droit coutumier régnant dans les domaines féodaux et permettant la collecte gratuite du bois mort, corvée dont les paysans s’acquittaient en profitant de l’aubaine. L’institution judiciaire est pour lui un mensonge au profit des possédants. Tous les déçus, privés de leurs privilèges, ont cru à la fable de la victorieuse « lutte des classes » au nom de la « Justice Sociale », et cela va jusqu’à la récente révolte de nos valeureux cheminots contre la réforme scélérate qui les prive de leur retraite à 55 ans.

Mais le narratif qu’il substitue à l’histoire de la révolution industrielle ne le mène pas à rétablir dans leurs droits les anciens détenteurs des secrets de métier : il conclut, par une acrobatie rarement dénoncée, au pouvoir nécessaire, dans un avenir, de ceux qui ont été précisément dépossédés de la capacité à créer de la valeur, ceux qui ne peuvent être « volés » puisque c’est l’automate qui a hérité du secret de la production, ce sont « les prolétaires », leur masse, leur malheur proclamé qui appelle la revanche.

Marx voit dans leur travail une exploitation, alors qu’il montre lui-même qu’ils sont dépourvus de pouvoir productif propre qui serait à « exploiter ». Entreprendre, produire, c’est « exploiter », donc voler. Ce sophisme s’est enkisté, la fable tient encore, davantage que celle du Père Noël ou du dahut. Je dois avouer que j’y ai cru moi-même au point de donner foi dans un premier temps à ce narratif fabriqué pour exciter et enflammer la passion de la « lutte des classes » : la révolution industrielle comme extorsion de fonds !

Si un jour une véritable critique de l’industrie doit voir le jour (critique écologique parfaitement légitime), ce sera parce que cette fable aura laissé la place à un projet de législation internationale non partisan, fondé sur l’analyse précise des après-coups de toute production. Il faut se protéger a priori des nuisances a posteriori, et c’est la seule voie qui permette de dépasser la courte vue d’une production qui pense d’abord à éviter la faillite, mais n’a pas encore intégré les séquelles environnementales qu’il faut également éviter : double exigence, à la mesure de l’ampleur planétaire que la grande industrie a acquise par l’automatisme.

L’anthropocène commence avec le corps productif, et risque de finir avec lui, si ces efforts restent lettre morte, en s’abâtardissant dans un combat passéiste en termes de « lutte de classe »!

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