« Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur » de Harper Lee : le roman universel sur l'enfance.

 « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur » de Harper Lee.


Nous sommes en 1961 lorsque Nell Harper Lee (1926-2016) reçoit le prix Pulitzer pour son premier roman, « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur » ( de son titre original « To kill a Mockingbird. ») L’œuvre raconte l'histoire d'Atticus Finch, un avocat qui élève seul ses deux jeunes enfants, Scout et Jem, au sein de l'Alabama de la Grande Dépression. Le quotidien du foyer bascule lorsqu’il est commis d’office pour défendre Tom Robinson, un Noir accusé à tort du viol d’une Blanche. Dans le sud des États-Unis, au cœur de ce que nous appelons communément « l’Amérique profonde », alors que la ségrégation raciale tient lieu de norme sociale et que les droits civiques des citoyens noirs ne sont pas encore reconnus, une telle prise de position devient très vite un acte de résistance. Toutefois, au-delà de son engagement manifeste, « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur » ne se réduit pas à son message en faveur des « civil rights », auquel cas sa portée aurait été largement diminuée depuis la disparition de la ségrégation. Le récit, raconté du point de vue narratif de Scout, ne sombre ni dans le plaidoyer ni dans le mélo mais se voit portée de bout en bout par l’ humour et la précocité de la petite fille. Ainsi, avec son regard candide sur le monde qui l’entoure, la fillette transforme les péripéties en un roman universel sur l’enfance, ou plutôt de la perte des illusions qui précède sa fin. Le caractère intemporel de la perte de l’innocence enfantine qui marque de le début de l’adolescence explique, avec son engagement et sa qualité d’écriture, la pérennité du succès de l’œuvre.

I - « Jane Austen de l’Alabama »

Née à Monroeville, petit bourg d’Alabama qui rappelle la ville fictive de Maycomb qui sert de décor à l’intrigue, Nell Harper Lee est, comme Mark Twain, une enfant du Sud des États-Unis. À l’image de Jean-Louise, « Scout » Finch, son nom sème le doute quant à sa féminité. Il faut dire que l’auteure a gommé le prénom Nell de son patronyme depuis son entrée à l’université de droit d’Alabama, soit environ cinq ans avant la parution de « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. » L’analogie ne s’arrête pas là. À l’instar de sa jeune héroïne, elle a grandi au cœur de « la vieille Amérique, avec sa ségrégation raciale et son racisme. La jeune Nell Harper Lee est décrite comme une enfant garçon manqué, aventureuse et ayant comme meilleur ami un petit garçon espiègle qui n’est autre que Truman Capote. Que Scout tienne - du moins en partie - de l’enfant hardie qu’elle était s’avère donc fort probable. Par ailleurs, l’auteure a elle-même admis que le personnage d’Atticus a été directement inspiré par son père, Amasa Coleman Lee, éminent avocat de Monroeville et élu à la Chambre des représentants de l’État d’Alabama. Quant à sa mère, si elle était bien vivante à l’inverse de celle de Scout, elle brilla de son absence. Harper Lee y vit donc une possibilité de la remplacer symboliquement par le personnage de Calpurnia, gouvernante de couleur, faisant d’elle la jonction entre les communautés. Celle-ci joue le rôle de substitut maternel pour les enfants, glissant un message implicite d'ouverture à l’autre. Quant à Tom Robinson, victime des préjugés des habitants de Maycomb, il est directement inspiré par l’affaire de Scottsboro. Harper Lee a cinq ans lorsque deux femmes blanches accusèrent neuf jeunes Noirs de les avoir violées. À l’exception du plus jeune, gracié en raison de ses douze ans, les huit hommes ont été condamnés à la peine capitale. Il aura fallu attendre 1932 et une contre-enquête attestant médicalement qu’il n’y avait jamais eu viol pour relaxer les neufs jeunes gens. On peut aisément imaginer que la petite Harper Lee, alors âgée de six ans ( soit l’âge de Scout au début du roman) a eu écho de l’affaire. Sans doute a-t-elle écouté les adultes se diviser, prenant ce fait divers en otage pour exposer leurs convictions en la matière. Près de cent ans après l’abolition de l’esclavage, le « deep south » conserve son racisme systémique, avec ses offices réservés aux Noirs et ses domestiques confinés dans des quartiers désignés. Le courant idéologique est tenace et l’évolutionnisme dans les écoles américaines toujours marginalisé. Le fait que l’auteure ait été élevée dans la tradition méthodiste laisse penser que sa famille ne comptait pas parmi ceux qui éprouvaient de la nostalgie quant à la fin de l’esclavage, mais était davantage sensible à la charité envers les plus fragiles. Le roman baigne dans l’atmosphère religieuse, bien que les invocations à Dieu aient été supprimées de la nouvelle traduction. Harper Lee, en mettant en exergue les préjugés des personnes athées contre ceux qu’elles qualifient de bigots, tend à donner son propre point de vue. À l’église qui est encore un lieu moteur de ségrégation, les fidèles les plus impliqués dans la vie paroissiale le font surtout pour les apparences ; et sont souvent ceux qui se montrent les plus racistes. À l’inverse, les paroissiens présents mais discrets, comme Atticus, se révèlent ceux qui honorent le plus la charité chrétienne. Nous invitant donc implicitement à la réflexion quant à notre propre rapport à la religion. Celle qui se surnomme la « Jane Austen de l’Alabama » nous offre un riche roman de mœurs qui dépeint, avec une précision acerbe, l’ensemble de la population du Sud. Des riches aux pauvres sans oublier les « invisibles » tels que les travailleurs de la terre ou encore les domestiques, tous les profils sont disséqués de façon équitable. Comme son modèle, l’auteure manie avec brio l’art de la physionomie ce qui donne au récit une consistance qui dépasse l’arc narratif de la jeune Scout.

II – En un combat douteux

Si les événements s’étendent sur trois ans, l’évolution des personnages principaux semble s’inscrire sur une plus large période. Et pour cause, Jem est « à cheval » entre l’enfance et l’adolescence, affirmant progressivement sa volonté d’autonomie ; quant à Scout, bien que plus jeune, sa maturité rend précoce son évolution. Les monologues intérieurs de la petite fille prennent davantage de consistance au fil des chapitres. La figure d’Arthur « Boo » Radley, voisin qui titille l’imagination des enfants au point d’être envisagé comme un personnage monstrueux, illustre le caractère infini de l’imaginaire enfantin, lequel décroît avec le temps. D’abord envisagé comme une créature appartenant au monde horrifique, il se révèle progressivement comme étant un bienfaiteur qui sauvera finalement la vie de Scout. Si le frère et la sœur ne semblent découvrir la vérité qu’au moment où Ewell (à entendre « devil ») commet son agression, ils ont pourtant compris bien avant sa véritable nature. Le manichéisme de l’enfance qui veut que les gentils et les méchants se situent dans deux clans distincts cède finalement la place à un raisonnement plus nuancé. Celui qui est différent de nous n’est pas forcément monstrueux, comme la dangerosité d’un individu ne se lit pas forcément sur son visage. Cependant, le cas de Boo Radley, de son mystère à sa résolution, s’il illustre, certes, la fin de l’innocence des petits Finch, n’en est pas le moteur. L’affaire Tom Robinson, de son retentissement à l’école au procès où Jem et Scout sont présents, constitue le véritable voyage initiatique des enfants. Alors qu’auparavant ils plaçaient la justice comme un médiateur aussi infaillible qu’abstrait entre le Bien et le Mal, la découverte de sa corruption et de son iniquité bouleverse leur foi en l’autre. Si un Noir, en dépit de son innocence et de la fragilité des preuves qui l’incriminent, est condamné en raison de sa couleur de peau, nul ne peut plus croire en la justesse des jugements de cour. L’innocence du regard de Scout fait qu’elle occulte les nuances, tendant à exagérer des actes anodins et à minimiser des comportements moralement discutables. Ses rapports houleux avec sa tante Alexandra rappellent le caractère juvénile de notre narrateur tant ils ne se concentrent que sur le refus d’une nouvelle autorité. Scout ne s’intéresse ni à la raison qui pousse la sœur d’Atticus à fuir son foyer pour emménager à Maycomb ni à son mal-être perceptible. Au contraire, elle s’attarde sur les exigences de sa tante en matière d’éducation. Aussi, nous comprenons pourquoi, face à l’égoïsme de ses enfants, juge bon de leur apprendre l’empathie. En somme, se mettre à la place de l’autre et non le juger constitue une qualité humaine essentielle.

Lorsqu’intervient l’affaire Robinson. Scout possède encore les réflexes enfantins tels que nous les connaissons. À la figure maternelle de Calpurnia s’oppose celle de la tante Alexandra. Les deux femmes se disputent la première place dans le cœur des enfants, mais si la domestique opte pour la bienveillance et l’affection, la sœur d’Atticus entend se positionner par la force et la discipline. Quand elle apprend l’agression supposée de Mayella Ewell, Scout s’en désintéresse d’abord, se concentrant sur ses propres « soucis » à savoir ses querelles avec son cousin, la découverte du mystère autour de Boo Radley ou encore les robes que sa tante entend lui faire porter.

La découverte de l’empathie, le souhait d’Atticus, semble alors abstrait pour un enfant de sept ans déjà bien occupé avec son quotidien enfantin. Ici se trouve peut-être une dissonance plus importante que le vocabulaire particulièrement riche pour un narrateur écolier. L’histoire de Tom Robinson n’est-elle pas trop complexe à comprendre pour un enfant ? Et si on peut admettre que la précocité de Scout peut lui donner les armes intellectuelles pour saisir les contours de l’affaire, la dimension politique qui en découle ne s’avère t-elle pas hors de sa portée ? Alors que la plupart des adultes peinent à saisir les affres de la ségrégation raciale, comment un enfant, aussi éveillé soit-il, se révèle-t-il en mesure de saisir la dure réalité d’un racisme institutionnalisé ? Le mensonge de Mayella Ewell, motivé par la volonté de la jeune fille de ne pas décevoir son père, n’est-il pas le résultat d’une éducation délétère ? Sommes-nous déterminés par ce que nos parents nous inculquent ?

La miraculeuse prise de conscience de Scout tient surtout au courage d’Atticus qui se répercute dans chacun de ses actes. Seul contre une ville gangrenée par les préjugés, son engagement vis-à-vis de la vérité et de la justice en fait un personnage d’une grande intégrité. Ne cédant ni face aux menaces ni face aux pressions, il incarne un modèle de droiture. Le personnage secondaire de Mrs Dubosc, une vieille dame raciste et hostile à Tom Robinson, vient ancrer la volonté d’Harper Lee de promouvoir la détermination. En plein combat contre la maladie, celle-ci parviendra à vaincre – in extremis – son addiction à la morphine. La vieille dame meurt donc « libre » et parvient même à se faire aimer de Jem.

Roman universel sur l’enfance, « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur » inscrit son succès dans la peinture sociale qu’il dresse. En confrontant l’innocence de la jeune narratrice à un sujet aussi difficile que celui du racisme et de la ségrégation raciale, le récit prend des allures de conte philosophique sans pour autant sombrer dans la moralisation. Le personnage d’Atticus, interprété à l’écran par Gregory Peck, se dessine comme un humaniste, inébranlable face à ses convictions et personnifiant un modèle de justesse. Le roman qui alterne avec brio jeux enfantins et réflexions sociétale demeure, encore aujourd’hui, d’actualité. Et pour cause, quel enfant n’a pas écouté les grands se positionner quant à un fait divers ou une décision de justice tout en rêvant de prendre part au débat ? Petits ou grands, le racisme ne devraient-ils pas être l’affaire de tous ? Et surtout, comment est-il possible de vivre au sein d’une société dont la justice condamne des innocents pour satisfaire la vox populi ?

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