Théocrates


Dans l’actualité récente, qui a mis en évidence la place d’ennemi public numéro un de l’Iran, après une longue période de latence, il y a une énigme : ce pays-là est une théocratie, un gouvernement divin ! Dieu même dirige l’Iran, quand bien de nos pays pieux, qui ont une référence à la foi en Dieu, sont des démocraties, dirigées par leurs peuples. La France exceptée pour cause de laïcité, quel pays ne serait pas « croyant », les États-Unis avec le dollar affichant « in God we trust », la fédération de Russie où Poutine avoue avoir prié pour son ami Trump touché par une balle, le Royaume-Uni, qui chantait « God save the Queen », changé en God save our gracious King, etc.

La théocratie serait le royaume de Dieu, et les démocraties, le royaume du peuple, comme le nom l’indique ? Un doute assaille celui qui réfléchit aux mots, aux étymologies. Comment Dieu, en lequel croient des peuples, dirigerait-il, directement, l’un des pays croyants ? Qu’en est-il des autres ?

Une comparaison s’impose entre ce qu’on a appelé « monarchies de droit divin » et les théocraties, dont l’Iran fait partie actuellement.

Dans ces monarchies, que la France du Grand Siècle a spécialement illustrées avec le Roi Soleil, le pouvoir royal exclusif se réclame en effet de Dieu même, c’est à dire que la légitimité du monarque est fondée sur celle de l’Église, ce qui pose le problème d’une obédience du monarque envers Rome, la papauté, qui est précisément théocratique. La longue histoire du gallicanisme montre comment la monarchie absolue s’est délivrée du handicap de la théocratie, et s’est donc muée en un pouvoir profane, sans être laïque. Il en va de même partout où le pouvoir royal se distingue de Rome, s’en détache, sans abandonner pour autant la référence à la foi chrétienne.

C’est dire que dans toutes ces situations, le gouvernement divin a sa réalité dans le pouvoir de ceux qui se réclament de Dieu même, que ce soit le Pape, le « Guide suprême » ou les divers monarques. Poser cette correction, mettre à la place de Dieu, partout où on s’en autorise, un ou des hommes investis d’un pouvoir tenu pour légitime, ouvre le champ d’une réflexion sur le pouvoir en général.

Cette réflexion a pris un tournant décisif avant Spinoza, chez Hobbes, que trop de commentateurs soupçonnent de n’être qu’un « partisan du pouvoir absolu », alors qu’il a dissous la notion même dans quelque chose de plus fondamental. Spinoza n’existerait pas dans ce domaine sans lui.

Lorsqu’il discute de la personnalisation du pouvoir, il appelle acteur, au sens ou théâtral ou judiciaire (l’avocat), celui qui agit pour le compte de « l’auteur », ou propriétaire d’un bien quelconque, qui « autorise » ses actes. Il en va ainsi de celui qui agit pour le compte du véritable souverain, qui est la « multitude », la collection des citoyens. Le souverain apparent qui exerce le pouvoir en acte n’agit que pour le compte de celui qui l’autorise à agir en son nom, par un pacte qui fonde la multitude en « peuple ». Lorsqu’on dit que le souverain est légitimé par Dieu même, on oublie ou oblitère la source véritable de tout pouvoir souverain, qui est dans la multitude fondue en un seul corps par le pacte fondateur. Légitimer un souverain n’est que la face apparente du véritable pacte par lequel une multitude se fonde elle-même en peuple.

Dans la discussion passionnante sur la première « république des hébreus », avant la royauté, que Hobbes mène dans le de cive avant le Léviathan, il est clair que seul le « peuple élu » peut être en lui-même une « république » et non une théocratie : chaque hébreu est élu, chacun s’inspire de son Dieu. Moïse est alors l’acteur par excellence, qui parle et agit pour son peuple. On est au bord d’un aveu : Dieu est le peuple juif.

Il y a dans le matérialisme de Hobbes, qui rend aux hommes réels ce qu’on attribuait à un Dieu suprasensible, le point de départ d’un mouvement que Feuerbach illustrera en renversant la relation du créateur au créé : les hommes ont créé le monde suprasensible.

Cette multitude fondue en un seul corps artificiel, ce peuple constitué de citoyens, est la véritable et seule source de tout pouvoir légitime, donc aussi la seule autorité susceptible de déposer un souverain abusif. Hobbes fonde le droit à l’insurrection, pour autant que le peuple trouve les moyens de rompre le pacte par lequel il a d’abord institué l’acteur dont il ne veut plus.

Parler, agir au nom de Dieu, ou bien parler, agir au nom du peuple, sont deux manières opposées de se légitimer. Mais elles reviennent au même. Il y a eu des « démocraties populaires » qui étaient des dictatures au nom du peuple, où les « acteurs » abusaient structurellement d’un pouvoir exercé contre la multitude. Le régime des Mollahs ne parle que pour la partie du peuple qui « croit », qui croit en « eux » les tyrans, et dans les démocraties populaires, l’appareil du Parti agit pour le compte de ceux qui tolèrent ses abus et en profitent.

Avec la démocratie libérale et ses imperfections, on laisse libre le jeu des citoyens dans leur désir contrarié de s’unifier, de se fonder ou fusionner. La discussion des thèses de Hobbes s’est concentrée sur le motif de la fusion en peuple : la crainte. Pourtant, en temps de guerre, avec la menace qui pèse sur un territoire et ses habitants, la peur légitime est bien le motif de taire des querelles intestines artificielles, et de s’armer, de se défendre, de préparer la guerre pour anticiper la paix. Hobbes est le penseur des temps durs, des menaces, des sursauts qui les conjurent.

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