■ Michel Santi.
Par Rodolphe Ragu
Si un scénariste proposait Une jeunesse levantine à un réalisateur, il s’entendrait à coup sûr traiter de fou. Avec ce livre autobiographique, qui raconte ses années d’adolescence au Proche-Orient entre 1975 et 1982, le Franco-Libanais Michel Santi prouve que la vie et l’histoire ont encore plus d’imagination que les auteurs de fictions.
Fils de Paul Santi, diplomate français et compagnon de la Libération, et d’une Libanaise issue de la bourgeoisie chrétienne, Michel Santi grandit dans le pays que l’on surnomme alors la « Suisse du Proche-Orient ». Il a seulement douze ans au moment du massacre du bus de Beyrouth, le 13 avril 1975, qui marque le début de la guerre civile libanaise. En diplomate aguerri et en bon connaisseur de « l’Orient compliqué », son père, qui pressent que cette tuerie de masse va inaugurer un très long cycle de violences, obtient rapidement une mutation en Arabie saoudite, où il part avec son fils.
Michel est présenté au prince Abdallah – futur roi de la monarchie pétrolière, de 2005 jusqu’à sa mort en 2015 – qui l’emmène dans son pèlerinage à La Mecque. Il faut évidemment toute l’autorité d’un membre de la famille royale pour introduire un chrétien maronite dans cette ville, qui était – et demeure – interdite à tout non-musulman sous peine de mort. Conduit par son guide, qui ne le contraint toutefois pas à se convertir, Michel Santi se met en état de ihram, procède aux grandes ablutions, revêt l’habit blanc qui laisse nue l’épaule droite et pénètre dans la cour de la mosquée al-Harâm – la « mosquée sacrée ». Il effectue les sept circumambulations autour de la Kaaba et embrasse la pierre noire, une relique que la tradition islamique fait remonter à l’époque d’Adam et Ève. Pour le jeune Libanais, qui n’a alors connu que l’austérité des messes des églises d’Achrafieh, c’est une expérience exceptionnelle. Et c’est aussi la première rencontre avec l’un de ces hommes qui font l’histoire de la région. Car si Une jeunesse levantine est un récit autobiographique, c’est aussi un livre-document, qui donne un accès intime à quelques-uns des principaux acteurs du Proche-Orient. Ainsi la foi d’Abdallah apparaît-elle sincère, profonde, en conformité avec l’image d’homme pieux qu’il a laissée à la postérité.
Une galerie de personnages historiques
Il y a quelque chose de déroutant à découvrir les noms qui composent le « réseau » de Michel Santi, un terme à prendre ici dans toutes ses acceptions, puisque le jeune Libanais, de retour dans son pays en 1976, rejoint – avant même ses quatorze ans – les Gardiens des Cèdres, une milice chrétienne radicale, dont sa mère est devenue l’une des principales responsables. Sa cousine est la belle Georgina Rizk, miss Univers 1971, et l’époux de celle-ci, le terroriste palestinien Abou Hassan, qui a organisé la prise d’otages des Jeux olympiques de Munich, en 1972, et qui est désormais actif dans les rues de Beyrouth. Voilà un cousin germain par alliance bien embarrassant et que Santi a l’étrange honneur de rencontrer un soir au milieu des ruines de la capitale. Un de ses amis, aussi membre des Gardiens des Cèdres, n’est autre Iskandar Safa, futur homme d’affaires et qui deviendra, une fois fortune faite, le propriétaire du magazine Valeurs actuelles. Il est banal d’écrire que la guerre change les hommes et que même les plus éduqués d’entre eux ne sont pas à l’abri de régresser dans leur humanité. Un milicien, morbide et sibyllin, déclare un jour à Santi : « J’ai découvert qu’un corps n’est pas silencieux, même s’il peut être méconnaissable. » Santi raconte ainsi en détail les combats et la violence qui ravagent Beyrouth, les combats au corps à corps pour la prise de l’hôtel Holiday Inn, l’édifice qui surplombe la ville, et le casse de la British Bank of Middle East, un hold-up à faire pâlir un Albert Spaggiari. Tout au long de ces pages, l’intime se mêle à l’histoire : Santi noue pendant cette période de belles amitiés et même, un peu plus tard, de dangereuses amours galiléennes.
La liste des personnages qui appartiennent à l’histoire et qui croisent sa route est en fait très longue. On rencontre avec lui un célèbre chef de guerre afghan, un autre – et non moins fameux – terroriste palestinien, à ce jour toujours enfermé dans une prison française, un dignitaire du Hezbollah à la fiche Wikipédia longue comme le bras et deux des protagonistes du conflit israélo-palestinien, qui certes se haïssent mais ne dédaignent pas de dîner ensemble à l’occasion. Et il y a la rencontre avec Khomeiny ! Michel Santi a rejoint son père en France pour quelques jours en 1979. À Neauphle-le-Château, il s’entretient, en arabe littéraire, avec le chef de la révolution iranienne pendant un après-midi entier.
Le prophète iranien
Impressionnante est la rencontre avec cet homme, dont le génie politique est indéniable. Santi reproduit en substance les propos que lui a tenu ce jour-là le fondateur de la république islamique d’Iran. Il n’est pas toujours aisé de faire le départ entre ce que lui a vraiment déclaré Khomeiny et la façon dont Santi retranscrit ses souvenirs, forcément un peu déformés. Mais il y a des lignes cruelles sur la naïveté des intellectuels de la gauche française, comme Sartre ou Foucault, vis-à-vis de la « religion des opprimés » et des pages inquiétantes quand l’ayatollah exprime sa haine de la dynastie saoudienne et son rêve d’un programme nucléaire pour offrir aux chiites une revanche historique sur les sunnites. Il y a aussi des pages passionnantes sur la relation entre l’islam et la civilisation occidentale, sur la disparition du sacré en France et en Europe, et sur la façon dont la laïcité peut exciter, même sans le vouloir, le fondamentalisme musulman. Il y a enfin des avertissements. Celui-ci est le plus net : « C’est simple, mon jeune ami, tu ne le sais peut-être pas encore, mais tout est politique en Islam. »
Michel Santi
Une jeunesse levantine
Favre, 276 pages
Si un scénariste proposait Une jeunesse levantine à un réalisateur, il s’entendrait à coup sûr traiter de fou. Avec ce livre autobiographique, qui raconte ses années d’adolescence au Proche-Orient entre 1975 et 1982, le Franco-Libanais Michel Santi prouve que la vie et l’histoire ont encore plus d’imagination que les auteurs de fictions.
Fils de Paul Santi, diplomate français et compagnon de la Libération, et d’une Libanaise issue de la bourgeoisie chrétienne, Michel Santi grandit dans le pays que l’on surnomme alors la « Suisse du Proche-Orient ». Il a seulement douze ans au moment du massacre du bus de Beyrouth, le 13 avril 1975, qui marque le début de la guerre civile libanaise. En diplomate aguerri et en bon connaisseur de « l’Orient compliqué », son père, qui pressent que cette tuerie de masse va inaugurer un très long cycle de violences, obtient rapidement une mutation en Arabie saoudite, où il part avec son fils.
Michel est présenté au prince Abdallah – futur roi de la monarchie pétrolière, de 2005 jusqu’à sa mort en 2015 – qui l’emmène dans son pèlerinage à La Mecque. Il faut évidemment toute l’autorité d’un membre de la famille royale pour introduire un chrétien maronite dans cette ville, qui était – et demeure – interdite à tout non-musulman sous peine de mort. Conduit par son guide, qui ne le contraint toutefois pas à se convertir, Michel Santi se met en état de ihram, procède aux grandes ablutions, revêt l’habit blanc qui laisse nue l’épaule droite et pénètre dans la cour de la mosquée al-Harâm – la « mosquée sacrée ». Il effectue les sept circumambulations autour de la Kaaba et embrasse la pierre noire, une relique que la tradition islamique fait remonter à l’époque d’Adam et Ève. Pour le jeune Libanais, qui n’a alors connu que l’austérité des messes des églises d’Achrafieh, c’est une expérience exceptionnelle. Et c’est aussi la première rencontre avec l’un de ces hommes qui font l’histoire de la région. Car si Une jeunesse levantine est un récit autobiographique, c’est aussi un livre-document, qui donne un accès intime à quelques-uns des principaux acteurs du Proche-Orient. Ainsi la foi d’Abdallah apparaît-elle sincère, profonde, en conformité avec l’image d’homme pieux qu’il a laissée à la postérité.
Une galerie de personnages historiques
Il y a quelque chose de déroutant à découvrir les noms qui composent le « réseau » de Michel Santi, un terme à prendre ici dans toutes ses acceptions, puisque le jeune Libanais, de retour dans son pays en 1976, rejoint – avant même ses quatorze ans – les Gardiens des Cèdres, une milice chrétienne radicale, dont sa mère est devenue l’une des principales responsables. Sa cousine est la belle Georgina Rizk, miss Univers 1971, et l’époux de celle-ci, le terroriste palestinien Abou Hassan, qui a organisé la prise d’otages des Jeux olympiques de Munich, en 1972, et qui est désormais actif dans les rues de Beyrouth. Voilà un cousin germain par alliance bien embarrassant et que Santi a l’étrange honneur de rencontrer un soir au milieu des ruines de la capitale. Un de ses amis, aussi membre des Gardiens des Cèdres, n’est autre Iskandar Safa, futur homme d’affaires et qui deviendra, une fois fortune faite, le propriétaire du magazine Valeurs actuelles. Il est banal d’écrire que la guerre change les hommes et que même les plus éduqués d’entre eux ne sont pas à l’abri de régresser dans leur humanité. Un milicien, morbide et sibyllin, déclare un jour à Santi : « J’ai découvert qu’un corps n’est pas silencieux, même s’il peut être méconnaissable. » Santi raconte ainsi en détail les combats et la violence qui ravagent Beyrouth, les combats au corps à corps pour la prise de l’hôtel Holiday Inn, l’édifice qui surplombe la ville, et le casse de la British Bank of Middle East, un hold-up à faire pâlir un Albert Spaggiari. Tout au long de ces pages, l’intime se mêle à l’histoire : Santi noue pendant cette période de belles amitiés et même, un peu plus tard, de dangereuses amours galiléennes.
La liste des personnages qui appartiennent à l’histoire et qui croisent sa route est en fait très longue. On rencontre avec lui un célèbre chef de guerre afghan, un autre – et non moins fameux – terroriste palestinien, à ce jour toujours enfermé dans une prison française, un dignitaire du Hezbollah à la fiche Wikipédia longue comme le bras et deux des protagonistes du conflit israélo-palestinien, qui certes se haïssent mais ne dédaignent pas de dîner ensemble à l’occasion. Et il y a la rencontre avec Khomeiny ! Michel Santi a rejoint son père en France pour quelques jours en 1979. À Neauphle-le-Château, il s’entretient, en arabe littéraire, avec le chef de la révolution iranienne pendant un après-midi entier.
Le prophète iranien
Impressionnante est la rencontre avec cet homme, dont le génie politique est indéniable. Santi reproduit en substance les propos que lui a tenu ce jour-là le fondateur de la république islamique d’Iran. Il n’est pas toujours aisé de faire le départ entre ce que lui a vraiment déclaré Khomeiny et la façon dont Santi retranscrit ses souvenirs, forcément un peu déformés. Mais il y a des lignes cruelles sur la naïveté des intellectuels de la gauche française, comme Sartre ou Foucault, vis-à-vis de la « religion des opprimés » et des pages inquiétantes quand l’ayatollah exprime sa haine de la dynastie saoudienne et son rêve d’un programme nucléaire pour offrir aux chiites une revanche historique sur les sunnites. Il y a aussi des pages passionnantes sur la relation entre l’islam et la civilisation occidentale, sur la disparition du sacré en France et en Europe, et sur la façon dont la laïcité peut exciter, même sans le vouloir, le fondamentalisme musulman. Il y a enfin des avertissements. Celui-ci est le plus net : « C’est simple, mon jeune ami, tu ne le sais peut-être pas encore, mais tout est politique en Islam. »
Michel Santi
Une jeunesse levantine
Favre, 276 pages
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