■ Charles Péguy (1873-1914).
Nous sommes en 1897 lorsque Charles Péguy (1873-1914) découvre sa vocation de poète. L’étudiant de vingt-quatre ans partage alors son temps entre l'Ecole Normale Supérieure où il bénéficie de l’enseignement d'Henri Bergson et son militantisme naissant en faveur du socialisme. Il n’est pas encore ce pape de la prose dont les œuvres célèbrent la tradition française. Jaurès n’est, pour l’heure, qu’un frère d’arme dreyfusiste et non le socialiste devenu nationaliste qu’il apostrophera dans « Notre jeunesse.» Cette révélation se fait sous le signe de Jeanne d’Arc, libératrice d’Orléans dont il est originaire et de la France qu’il admire. Celle-ci conjugue héroïsme et sainteté, mais lui renvoie également les réminiscences de son enseignement catholique, désormais au second plan, et de son amour pour cette patrie qu’il honorera jusqu’à tomber pour elle, lors de la première bataille de l’Ourcq, deux décennies plus tard.
I – L’incarnation de l’âme socialiste
Jeanne d’Arc est l’héroïne de la foi et de la France, un idéal que Péguy, qui a abandonné la pratique religieuse depuis 1891, désespère d’atteindre. Voyant en elle la première incarnation de l’âme socialiste, il décide de réécrire l’histoire de la Pucelle en y ajoutant des problématiques contemporaines. L’inquiète conscience qu’à Jeanne du mal présent reflète les questions que le normalien se pose et auxquelles il ne trouve pas de réponse. Et pour cause, depuis son entrée au lycée Lakanal de Sceaux pour étudier la philosophie, Péguy a perdu la foi inculquée dans son enfance orléanaise. C’est une ère de néant spirituel qu’il traverse alors, bien que ses engagements successifs lui fassent office de sacerdoce. Depuis 1892, il s’est constitué un Cénacle socialiste composé notamment de Léon Blum, Lucien Herr, Albert Mathiez ou encore de Marcel Baudouin. Les jeunes gens contribuent à des revues engagées en parallèle de l’école normale, notamment « La revue socialiste » avant de créer un groupe d’études sociales. Le militantisme de Péguy se dessine en même temps que l’affaire Dreyfus se démêle. S’il restera toujours républicain, il considèrera l’apostolat de Jaurès comme une dérive du socialisme et du dreyfusisme, devenant ainsi un de ses détracteurs les plus farouches. Se tournant de plus en plus vers le nationalisme, le jeune homme devient profondément passéiste, envisageant que le mal dont souffre la France vient de l’essor de la modernité et des conséquences des révolutions industrielles.
Au lendemain de la Commune, le cas de Jeanne d’Arc qui divise l’opinion depuis 1884, continue d’opposer progressistes aux conservateurs ; Clergé et nostalgiques de l’Ancien Régime aux républicains convaincus. Parmi ces derniers se distingue Joseph Fabre, militant pour une réhabilitation de la Pucelle en temps que figure d’Etat non religieuse tandis que les royalistes catholiques ne cessent de réclamer sa canonisation. Les arguments des républicains se concentrant sur la volonté de rappeler aux religieux que la mort de la jeune fille avait été ordonnée par le Clergé alors que les seconds insistent sur la décision venait de Charles XII, main de Dieu, donc irrévocable. La discorde civile s’intensifie si bien que de nombreux intellectuels entreprennent d’écrire sur le sujet, espérant faire pencher l’opinion en faveur de leurs prises de positions. Près de cent biographies de la Pucelle sortent entre 1890 et 1900. On imagine sans mal que la querelle qui prend désormais en otage revues et journaux a influencé le jeune Péguy, alors en pleine quête identitaire. Le fait que le Pape Léon XIII ait tranché pour ses cléricaux, inscrivant Jeanne d’Arc davantage comme un symbole de sainteté que comme un modèle d’héroïsme national ravive le débat. Ce sera cependant les analogies faites par les royalistes avec l’assassinat de l’Archevêque de Paris par les Communards qui fera de la querelle d’apparence obsolète, un enjeu contemporain symbolisant la scission entre les partisans de la laïcité et les défenseurs du pouvoir de l’Église.
II – Un intellectuel mystique
Le décès prématuré de Marcel Baudouin, en 1896, jouera un rôle important dans l’écriture de la première « Jeanne d’Arc », probablement celui d’élément déclencheur. Il n’est donc pas étonnant que Péguy signe l’ouvrage Pierre et Marcel Baudouin - Pierre étant son second prénom - comme si l’œuvre était issue de leurs quatre mains. La première version de « Jeanne d’Arc » est un hommage au théâtre médiéval, un « drame en trois pièces » , où convergent ses idées politiques, son patriotisme et son éducation catholique sur un thème qui secoue la société de son temps. L’influence de Bergson à qui il écrit en 1932 qu’il lui a « rouvert en ce temps les sources de la vie spirituelle » est également palpable dans la dynamique de l’œuvre où se mêle mysticisme et réalisme dans une volonté introspective. Par ailleurs, l’ouvrage est dédié à « toutes celles et ceux qui auront vécu, à toutes celles et ceux qui seront morts pour tâcher de porter remède au mal universel » et plus largement « pour l’établissement de la République socialiste universelle » faisant ainsi la jonction entre la foi de Jeanne et l’humanitarisme de l’écrivain. Divisé en trois pièces distinctes : « À Domremy », « Les batailles » et « Rouen » ; la pièce entrelace les vers, les versets et la prose ordinaire. L’intrigue est simplifiée avec des répliques familières aux accents lyriques comme une ode au médiévalisme. Jeanne d’Arc devient Jeannette, « la fille à Jacques d’Arc. » La petite fille de treize ans ressent dans sa chair et dans son âme la douleur universelle, elle est désireuse de pouvoir assumer toute la souffrance humaine. Recherchant Salut temporel et Salut spirituel, la jeune Jeannette possède les mêmes tourments que Péguy lui-même qui craint que l’abandon de la pratique religieuse devienne synonyme de damnation. Ainsi l’enfant implore Madame Gervaise : « les corps des morts damnés s’affolant de souffrance ; abandonner mon corps à la flamme éternelle ; mon Dieu, donnez mon corps à la flamme éternelle.» L’influence de la tragédie classique, principalement cornélienne, est perceptible dans les dialogues lyriques laissant penser à ceux de « Tite et Bérénice » où la tension des échanges s’intensifie d’actes en actes jusqu’à la catharsis. Gervaise incarnant un idéal de piété alors inatteignable pour Péguy et la foi spontanée de Jeannette, une candeur mise à mal par les tensions sociales de la fin du XIXe siècle. La confrontation entre les deux personnages fait écho aux tensions sociales qui opposent pro-cléricaux aux partisans de la laïcité tout en cherchant à ramener ces derniers dans le droit chemin. Péguy s’inscrit alors comme un socialiste conservateur dans une IIIe république souffreteuse.
Bien que la dédicace place le poème au cœur de la mystique socialiste, le choix du sujet relève, à la fois, de la mystique de la patrie française et de la mystique du catholicisme. « Jeanne d’Arc » de 1897 cristallise les germes de ses engagements futurs, aussi bien patriotique que catholique. Ce ne sera qu’en 1910 avec « La tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc » puis en 1911 avec « Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc » que l’aventure spirituelle prendra un nouvel essor, davantage marqué par l’admiration de Péguy pour l’acte de foi de la Pucelle.
III – Des mystères aux Tapisseries
Charles Péguy n’a jamais été un socialiste comme les autres. Sa ferveur pour Jeanne d’Arc en témoigne. Refusé à l’agrégation en 1898, l’auteur de « Notre jeunesse » écrit d’abord dans des revues avant de fonder en janvier 1900, « Les Cahiers de la Quinzaine », périodique où il pourra continuer librement son combat personnel. Ses dissentiments envers ses anciens amis - Léon Blum en tête - lui donnent envie d’indépendance. Péguy sera le principal contributeur de sa revue où durant quatorze ans, il écrira sur la vie littéraire, intellectuelle et spirituelle de la France.
Si les premiers cahiers conservent une dimension socialiste, Péguy annonce rapidement vouloir traiter de la décomposition du Dreyfusisme, ce qui fera dans « De la Grippe. » Il a également à cœur de fustiger Jaurès, camarade d’antan qu’il critique dans « Casse-cou » ou encore « Réponse brève.» Péguy s’émancipe du socialisme naissant qui se confond avec l’athéisme, le refus du matérialisme et la démagogie. Pour lui, l’esprit révolutionnaire consiste à la déconstruction des codes établis, répondant à la définition actuelle de l’anticonformisme. Aussi, l’anticléricalisme qui s’oppose aux valeurs défendues durant l’affaire Dreyfus désarçonne Péguy qu’il envisage comme de la mauvaise foi. Fidèle au socialisme de sa jeunesse, l’auteur des Cahiers ressent les dangers de l’institutionnalisation de la laïcité pour ce peuple qui n’a eu de cesse de souffrir d’instabilité politique depuis la Révolution. L’anticléricalisme ne pouvant emmener qu’une déflagration totale de la société, cette dernière étant privée de ses repères moraux et de la crainte, chère à Péguy, de la damnation éternelle.
Nous ignorons encore ce qui a vraiment motivé l’écrivain à retrouver la foi. La volonté de renouer avec le catholicisme entrevu durant l’enfance ou celle de s’opposer à la banalisation de l’athéisme indissociable d’un rejet du sacré. Sans doute l’influence de Bergson n’y est-elle pas non plus étrangère. N’agissant jamais comme les autres, Péguy refuse les sacrements mais multiplie les pèlerinages.
Péguy est néanmoins vivifié par sa conversion qui, très vite, oriente sa production littéraire. En effet, sous l’inspiration de la foi, Péguy revient à la poésie, abandonnée depuis l’écriture de la première « Jeanne d’Arc. » Ainsi revient-il à sa Sainte de prédilection à travers « Le mystère de la Charité de Jeanne d’Arc » qui ouvre la série des « Mystères » en 1911. Reprenant le dialogue de Jeanne et de Madame Gervaise qui sera lui-même repris plus tard dans « Saints innocents », Dieu parle à travers la Dame. Péguy réussit un tour de force teinté d’audace attendu que le seigneur a ici un ton familier, dépourvu d’apparats mystiques et de langage théologique. On peut d’ailleurs se demander s’il ne se substitue pas à Dieu durant se passer afin de s’adresser au jeune normalien en quête d’identité qu’il était au temps de l’écriture de la première « Jeanne d’Arc. » La bienveillance que l’écrivain prête au créateur ne diminue en rien la souveraine grandeur que dépeignent les Évangiles. Au contraire, elle accentue la proximité et la croyance des lecteurs que nous pouvons qualifiés de fidèles dans ce qui ressemble à une homélie de Péguy. Les « Mystères » illustrent le cheminement intérieur de l’auteur vers la certitude et la conscience de lui-même. Désormais, sa foi est totale, inébranlable, quoique différente puisque vécue dans l’intimité. Si « le règne du royaume impérissable du pêché » existe toujours, il y a dans le Ciel « un trésor de grâces. » Les « Mystères » ne rencontreront pas le succès escompté par Péguy. Au contraire, l’ouvrage fait de lui la risée des socialistes de la première heure mais aussi des « catholiques mondains. » Qu’importe, par delà le temps, l’auteur des Cahiers connaitra la postérité méritée.
En 1912 , l’écrivain passe du verset au vers régulier dans « Les Tapisseries » où, une fois encore, Jeanne d’Arc est de la partie dans « La tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc. » Péguy se permet ici quelques libertés stylistiques rappellent celles de Verlaine puisqu’il ne s’astreint pas à l’alternance des rimes masculines et féminines. Le quatrain devient dorénavant son rythme de prédilection. Comme son nom l’indique, la « Tapisserie » est un travail de longue haleine qui nécessite patience et mesure. En concomitance avec l’écriture, l’écrivain est marqué par la maladie de son fils Pierre, en proie aux fièvres typhoïdes. L’espérance, cette « enfance du cœur », que nous percevons dans l’ouvrage fait écho à la douleur d’un père incertain du Salut de son enfant non baptisé. Jeanne d’arc devient ici pour son auteur une Sainte à prier pour continuer à croire en un avenir meilleur. Symbole de foi dans son sens étymologique, du latin fides qui signifie « confiance », la Pucelle permet à Péguy de garder la certitude de la convalescence du petit Pierre, laquelle ne tardera pas à arriver, à l’aube de la Grande Guerre.
Témoin passionné jusqu’à l’injustice, de la vérité et d’une vérité qui ne peut qu’être spirituelle, Péguy accomplit sa destinée de manière solitaire, avec anticonformisme et constance. Comme un soldat qui attend son destin, l’écrivain ; ignoré de son vivant, détesté par le parti intellectuel et méconnu du grand public ; n’aura finalement rencontré le succès qu’après son décès. Quand les guerres d’ego et les inimitiés politiques ont disparus, emportées par la postérité, les circonstances sont enfin devenues favorables à la reconnaissance de son art. Les vers de sa première « Jeanne d’Arc » prennent un sens différent après que la seconde guerre mondiale ait poussé le patriotisme dans ses retranchements : « Car il ne se peut pas que les français soient lâches, Mais ils ont oublié qu’ils étaient courageux. » Le Pape Benoît XVI, dans son homélie en faveur de la paix au Moyen-Orient, les citera plus d’un siècle après leur écriture, prouvant ainsi à ses détracteurs comme à ses admirateurs que les vertus promues par sa poésie sont intemporelles.
Accessible et populaire, autant engagé que spirituel, Péguy a désormais sa place au Panthéon des plus grands poètes français.
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