Moment nietzschéen

 Friedrich Nietzsche (1844-1900).


Notre monde occidental, démocratique, suit en gros la version chrétienne du judéochristianisme, la religion de l’amour et du primat du souci des autres sur notre égoïsme.

Le respect du droit n’a pas d’autre sens : la loi protège ce qui se fait dans l’intérêt général, donc, dans l’intérêt des autres, contre les menées de l’égoïsme, violentes ou plus rusées. C’est pourquoi les Etats eux-mêmes doivent respecter le droit en général, les droits de l’homme, le droit public.

Nietzsche s’est rebellé contre cet empire éthique, il a rompu avec la foi de ses pères , la foi du sien propre, pasteur neurasthénique mort prématurément, décadent selon lui. Celle encore de sa mère abhorrée, de sa sœur jugée stupide, ce qui lui a fait dire que la perspective de les « revoir éternellement » était pour lui une objection à sa pensée de l’éternel retour !

La crise d’adolescence a pris chez ce puceau pensant une tournure métaphysique. Il a attaqué le christianisme, il a voulu mobiliser contre lui, d’abord sans le moindre succès, tous ceux qui en étaient les victimes, à savoir les égoïsmes frustrés, les vanités contenues, les orgueils châtrés. Assez de souci ! Assez de scrupules ! Assez de loyauté envers ces dogmes qui entravent le libre allant vers soi-même, l’élan des volontés !

Plutôt que d’attaquer la religiosité en général, la chrétienne en particulier, il a creusé, foré, en moraliste, jusqu’au coeur d’une doctrine dont j’ai montré récemment ici-même ce qu’elle devait au platonisme et au pythagorisme, ces doctrines de l’espoir en une légalité universelle.

Marx aussi avait sonné la charge contre les frustrations, il a entonné le chant des locataires contre le proprio : il se met mes loyers plein les poches ! Mais le nerf de cette protestation-là est bien chétif, en face de la charge de Nietzsche contre la loi, comme telle. Obéir, pour lui, c’est se sacrifier, c’est renoncer à soi. Une mégalomanie le prend, il fait du « soi » un dieu, le vrai dieu, étouffé sous la religion du fils de l’homme. Deviens ce que tu es ! Nietzsche promet de soulever le sol de toutes nos croyances antérieures, il est de la dynamite, il est historial.

Le souffle de la déflagration, dit-il, mettra du temps à parvenir aux hommes, encore subjugués, anesthésiés par deux millénaires de mithridatisation. Et donc, il semble que le projet mégalomaniaque ait enfin abouti chez nos adversaires rendus fous de rage, décidés à jeter au feu toutes les barrières légales, toutes les précautions et les protections.

J’ai connu un temps, étant étudiant ou même encore lycéen, dans les années soixante, où les nationalistes, partisans d’un Occident rendu à son culte de la force, militants de l’OAS, connaissaient par coeur Zarathoustra, l’Antéchrist, Ecce homo. Nietzsche était leur manuel, leur bréviaire, dans ce combat contre les démocraties décadentes, où la volonté s’étiole. L’Allemagne nazie n’était pas du tout pour eux un repoussoir, plutôt un essai manqué. Leur antisémitisme, et c’est peu dire, était entièrement désinhibé, étalé cyniquement.

C’est bien plus tard qu’une équipe de gauche, marxiste ou non, s’est emparée du corpus nietzschéen pour l’arracher à la galaxie de cette extrême droite cynique, et la société d’études nietzschéennes a disparu au profit de l’édition Colli et Montinari, prise en charge par les grands noms de la French Theory pour l’édition en français.

Mais ces temps de la gauche semblent passés.

La Chine a gommé la différence entre l’internationalisme marxiste et son nationalisme propre, éternel. Le reste du monde a subi plusieurs diversions qui ont effacé ou supplanté le mouvement vers une insurrection internationale au profit des « exploités »: le stalinisme en tant que nationalisme, l’islamisme des Frères musulmans qui est un combat pour le califat, donc, la nation arabe, la dislocation de l’URSS comme foyer latent de révolutions prolétariennes. Pendant tout ce temps, le modèle d’une démocratie respectueuse du droit est resté enfermé dans notre région du monde, l’extrême occident, le continent où le christianisme a vécu.

C’est un retour à Nietzsche qui sort de ces convulsions. Le monde chrétien, au sens des démocraties protégeant les droits de l’homme, est le bouc émissaire de tous les nationalismes émergents, qui retrouvent un goût préchrétien pour les cruautés, les abominations, au nom de la Force. Poutine fait assassiner au vu du monde, dans sa cellule, Navalny, un opposant aimé des dissidents russes, pour l’exemple . En Syrie, il a aidé à gazer des populations inoffensives, qui l’embarrassaient. En Ukraine, il pratique un terrorisme dissuasif en ciblant des centres de vie civile. Le successeur de Biden, ce Trump censé poursuivre l’effort de défense des démocraties libérales, pactise avec les hors la loi de la planète, Iran, Corée du Nord. Il affiche son amitié pour cet homme accusé de crimes de guerre, lui passe tout avec des mines affectueuses. C’est au nom de la cause de la grandeur, Great again, de l’Amérique, que ces trahisons s’étalent impunies, jusqu’à nouvel ordre.

Nietzsche accuse le christianisme d’avoir fait avorter la grandeur de la Rome impériale, de même que la Réforme a empêché les Borgia de faire école, et les Papes d’afficher leur splendide athéisme. Le monde antique est alors selon lui mort de pitié, étouffé par ses affects compassionnels : devenez durs ! Conclut-il, car c’est possible : le diamant est du carbone, comme le charbon, sauf qu’il a perdu la fragilité friable de son parent.

Ils prétendent tous que la loi du monde est « la loi du plus fort », et l’extrême droite en fait une loi de nature. Faut-il recommencer ? et répéter que la nature vivante donne aussi, pas seulement mais aussi, des leçons de solidarité, d’entr-aide, de complémentarité, et même ou surtout, de protection dans sa chair même des plus démunis, comme c’est le cas des femelles grosses, des femmes enceintes !

La loi du plus fort est une expression fautive : si loi il y a, la force est contenue, l’harmonie maintenue tant bien que mal. Ce monde émergent, rageux, est malade et non sain, contrenature et non conforme à une loi de nature. Il résiste à l’attrait qu’exerce le modèle d’une vie libre et respectueuse des droits de chacun, il dénie le fait de cette attraction. Souhaitons-lui de s’en rendre compte !

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