■ Dessin de François Guery.
Par François Guery - Ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.
La société juive était à l’époque évangélique divisée en groupes bien distincts, les uns plus conformistes, les autres plus sectaires. Désigner comme maudits les deux groupes les plus conformistes revient à parler en sectaire, comme un Essénien ou un Zélote. Les Sadducéens sont une aristocratie impie, libre pensante, les Pharisiens, devenus en Allemagne moderne « les bourgeois », sont la moyenne bourgeoisie pieuse, modérée. La dénonciation rageuse de Jean le Baptiste, celle de Jésus, visent cette modération, la condamnent. Un Nouvel homme est un homme radical, engagé, voué aux tempêtes de l’esprit qui l’anime. Un mode de vie nomade, aventureux, vaut mieux qu’une vie avec pignon sur rue, avec des revenus stables. Une marginalité va de pair avec la vie de l’esprit. C’est ce que le grand romancier portugais José Saramago a senti dans son étonnant Évangile selon Jésus-Christ, où il le montre errant, devenu étranger aux siens, vivant en concubinage avec l’ex-prostituée, Marie de Magdala, qui a changé de vie pour le suivre dans ses aventures de pêche miraculeuse. Le couple vit en nomade, selon les circonstances de la pêche.
Ce refus de la vie bourgeoise inspire les avant-gardes modernes athées, qui combattent l’Église et épargnent la figure de Jésus. Le marxisme, qui méritera un traitement approfondi, reprend une constante du socialisme moderne : le rejet violent du monde de l’argent, de la spéculation, du capitalisme, et de l’esprit juif assimilé à un goût pour une vie cupide, vouée aux profits. Marx a repris au christianisme des origines l’antisémitisme inhérent à la condamnation du « capitalisme », ce sommet du prêt à usure, que d’autres religions ont proscrit.
Ce serait donc changer l’homme, le faire renaître meilleur, que de tourner le dos à la « bonne société », quitte à en édifier une sectaire. On le voit aussi dans l’islamisme et sa volonté de rétablir un Califat intolérant, fidèle à la Loi. On l’a vu encore sous des formes suprêmement odieuses chez les Khmers « rouges » qui ont décimé les habitants des villes, parce qu’ils avaient de la culture et de l’argent.
Il est possible que la vague levée aux temps évangéliques devienne avec retard un tsunami capable de submerger toute civilisation. Les grands évènements commencent, dit-on, imperceptibles, subliminaux, quoique celui de la prédication de Jésus ait eu dès l’époque puissance et gloire.
Une autre branche de la révolution du nouvel homme mérite l’attention : c’est ce que jadis j’ai appelé, avec mon complice d’alors le regretté Didier Deleule, Le corps productif. Un nouveau pouvoir émerge depuis l’âge classique, le « pouvoir de la tête » séparée de, et étrangère au corps, retournée contre le corps. Capitalisme : le nouveau pouvoir de caput, la tête. Le triomphe actuel de l’IA, l’intelligence artificielle, en découle.
C’est triste à dire, mais l’intelligence, le nous, et l’esprit, saint ou non, ne font pas bon ménage du tout. On vient d’évoquer l’obscurantisme révolutionnaire des temps évangéliques, qui monte en ce moment même, tandis que la tendance « moderne » venu du XVIIème siècle et d’avant est celle des Lumières, qu’on date du XVIIIème siècle, mais qui en procèdent. L’événement n’est pas d’abord social, il est propre à des personnalités.
Il est remarquable que l’éthique selon Spinoza insiste à ce point sur l’absence des émotions et des affects, avec la formule Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere, formule d’une intelligence pure que cette IA que nous connaissons à présent sous des formes quotidiennes, avec nos smartphones, pourrait revendiquer. Il lui manque même le vouloir, l’appetitus, puisqu’elle ne vit pas, mais comprend, abritée de tous ces affects qio sont réputés source des déformations du vrai, qui sont inévitables.
Nietzsche, dans son obsession de la « connaissance » tragique, celle de la perte fatale de tout ce qui vit, a inventé un vouloir spécial, une volonté de vérité, qui a inspiré Foucault à contresens avec sa « volonté de savoir », surtout curieuse de surprendre des secrets personnels embarrassants : confession, puis, psychanalyse. Sa volonté de vérité va contre les impératifs vitaux, entre en conflit avec les instincts de conservation, elle se risque.
Rien de tel dans l’intelligence artificielle, à qui font défaut, mais c’est aussi une force, les deux puissances vitales : se préserver, et se risquer pour se reproduire, vivre pour et contre la mort, et vivre pour donner, transmettre la vie.
L’intelligence artificielle serait-elle le Nouvel Homme invulnérable, dépouillé, libre de ses faiblesses de vivant ? On a envie de répondre « foutaises », bullshit. Cette IA, AI pour les anglo-saxons, va à la vitesse de l’éclair pour effectuer des tâches serviles et limitées. Ces tâches consistent à rassembler et synthétiser des données numérisées, disponibles dans des banques de données. Est-ce cela, l’expérience, ce lot de choses vues, vécues, souvent pénibles et formatrices ? Reprendre ce que des bureaucrates ont décidé de numériser, est-ce innover ? Faire la synthèse rapide, fabriquer un abstract, est-ce juger ? Computer, est-ce penser ? Tout ce que l’exercice de la connaissance a de pauvre, répétitif, multiplié et extrapolé par des puces, ne font ni un homme nouveau, ni un homme tout court, mais un robot miracle, un auxiliaire, qui dans les conflits armés futurs, hélas, donnera la supériorité sans la qualité.
Comme l’IA ne vit pas, et fonctionne seulement, elle n’aura pas la volonté de puissance, mais par contre, ceux qui la perfectionnent l’auront. Pauvres nouveaux hommes, pauvre futur...
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