La Cause, et ses effets

 Affiche de l’exposition de propagande antisémite « Le Juif éternel » en 1937

Par François Guery - Ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.

Il faut parler de la Cause. Avec elle, on entre dans la folie des temps, leur fureur indignée, rebelle à tout examen critique. Comparer, relativiser, contester sont pris par ceux qui suivent la Cause pour une insulte, une provocation.

Par exemple, les malheurs injustes des Arméniens, hier et aujourd’hui, n’entrent pas du tout dans le champ de vision de ceux qui épousent la Cause palestinienne, et en fait, ceux des Ukrainiens, bientôt des Géorgiens, non plus. N’importe quel peuple opprimé, envahi, maltraité, autre que celui-là, engendre l’irritation des tenants de La Cause, qui ne tolère pas l’ombre; et ces malheurs-là lui feraient de l’ombre. Les tenants de la Cause sont ombrageux.

Une histoire de la Cause s’impose donc à qui résiste à la folie des temps. Servir une cause est l’objet de réflexions sceptiques de Nietzsche, qui observe combien les femmes de son époque militent pour leur propre cause, la cause des femmes, oubliant de ce fait ce qu’elles se doivent à elles-mêmes personnellement, et Lou Andreas-Salomé écrit de manière sarcastique à ce sujet : « Quant à moi, je ne sais rien que de moi-même ». Servir une cause, c’est à la fois se diminuer, et se grandir artificiellement, en posant plus grand que soi au fondement de ses propres actions. Une critique de la Foi, en général, est à portée de ces réflexions désabusées.

Mais la Cause commence son épopée, telle qu’elle règne encore, avec Netchaiev (Necaev si on préfère). Il a lancé une mode de fond, durable, intransigeante, résiliente, avec son Catéchisme révolutionnaire. Il en a fait endosser la publication à Bakounine, mais c’est lui, le rebelle, le dur, embastillé et capable de retourner ses geôliers contre l’ordre russe, qui invente notre fanatisme encore agissant. Il n’y a pour lui qu’Une Cause : la Révolution. Elle nous dévore, elle nous annihile, nous lui devons tout, notre vie, nos plaisirs égoïstes, notre confort, elle nous fait ascètes, nous plions à plat ventre, nous adorons. Le Dieu vengeur a pris figure humaine/inhumaine.

La Révolution peut être interprétée à la sauce marxiste, et cela a pris, a marché : les Bolcheviks se sont proclamés adeptes de Marx, prolétariens. Mais ce vêtement d’emprunt peut s’enlever si le besoin s’en fait sentir. Lorsque l’armée allemande envahit la Russie, Staline lance un appel pathétique à ses Frères, non plus à ses seuls camarades, il invoque la Sainte Russie, il mobilise tous ceux qu’il suppliciait la veille. La Cause agit, et en sauvant la Russie, il sauve l’URSS. Le courant actuel de la contre-révolution menée par Poutine suit la même logique souple, plastique, on mobilise les servants de la Cause. Le clergé orthodoxe suit sans murmurer.

Dans la Cause, il y a un manichéisme primaire, un coup de hache qui coupe en deux le monde : les nôtres, les autres. Là encore, Carl Schmitt l’a compris, proclamé. La logique de l’histoire, c’est amis/ennemis.

Cette plasticité n’entame en rien et au contraire, le dogmatisme fanatique de la Cause. Elle a un noyau dur, et une chair molle, indéfiniment croissante, elle a besoin de toujours avancer, de faire boule de neige, elle est la Nécessité du Destin. Le carburant est ad libitum, mais c’est surtout l’indignation, la légitime vengeance. Sloterdijk a jadis traité de la « capitalisation de la colère des masses ». Avancer, gagner, se propager, c’est ce qu’on a nommé aussi la Volonté de puissance, que le matérialisme de Marx a interprété comme mouvement de l’histoire, sens de l’histoire : sorte de coup de balai qui ramasse un peu tout, pour le pousser vers l’avant.

Pour en venir à l’actuelle Cause exclusive, celle des Palestiniens, dont par ailleurs personne ne peut nier les malheurs actuels, conjoncturels, il faut reculer dans le temps, et convoquer certains aveux déconcertants.

J’ai lu jadis avec une curiosité un peu dégoûtée un livre de Veit Harlan, funeste auteur du film de propagande nazie Le Juif Süss, cinéaste œuvrant sous la houlette de Goebbels. Ce dernier se confie vaniteusement au réalisateur, qui rapporte ses propos et ses divagations révélatrices, prétendant plus tard qu’il les désapprouvait.

Goebbels est responsable de la culture, forme d’agitprop. Il cherche comment l’Allemagne nazie, le Reich, pourrait durer mille ans, et il raisonne ou délire de manière époustouflante. Qui, se demande-t-il, a duré des millénaires, tandis que tous les empires se sont écroulés ? Les Juifs… il y en a encore, après trois millénaires d’existence. Se disant eux-mêmes élus, les élus de Dieu tout-puissant, ils ont bravé la haine, les persécutions, pogroms, ségrégation, ils ont fait de ces haines un aliment de leur survie. Il y en a encore ! Et pire, pour lui, ils dominent même le monde, ils ont l’argent, la puissance, notamment américaine. Ils règnent sur terre, et les Aryens ont la mission de les supplanter. Une rivalité au sommet oppose les vrais élus, les Aryens, et les imposteurs juifs.

Goebbels va même jusqu’à proposer aux Allemands une stratégie imitée des Juifs : assumer la haine, résister, faire bloc contre elle. L’identification à l’agresseur prétendu lui donne une clé pour la domination universelle.

Le Reich de mille ans en a duré douze... mais il a essaimé, semé les graines de la haine du Juif, relayant les millénaires de persécution et de pogroms.

Les Frères Musulmans ont compris l’avantage que présentait la doctrine des Aryens pour leur propre cause, et bien avant la fondation de l’État d’Israël. Le Grand Mufti de Jérusalem s’est fait recevoir par Hitler pour lui exposer un plan qui a fait mouche : la solution finale. Plus de Juifs, nulle part ! La Palestine a été depuis le mouvement sioniste dirigé par Hertzel la destination des Juifs persécutés d’Europe, dès la fin du XIXème. Il faudrait assécher le courant à la source !

Hitler l’a tenté, il a finalement renouvelé la résistance du peuple Juif et son élan, dont la création d’Israël est la concrétisation.

La chute du Reich n’a pas entamé la détermination des Frères Musulmans, qui ont pris le relais de l’entreprise d’extermination du peuple Juif. La Cause palestinienne a fait tache d’huile partout où elle alimente et s’alimente de nouvelles crises de ressentiment haineux : anticolonialisme, anticapitalisme, rivalité sud/Nord. L’agglomération de ces courants en un seul est en cours. L’hydre de la Cause montre son visage mortifère partout, si bien que la logique de l’attaque et de l’endurcissement de celui qu’on attaque peut souder autour de ce peuple un vaste mouvement de rejet du fanatisme généralisé, un sursaut salvateur.

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