■ Le 14 mai, 60 millions de Turcs sont appelés à voter pour élire le président de la République et les 600 députés.
Alors que l’élection présidentielle approche à grands pas en Turquie, rien n’est encore fait pour les candidats en lice. En effet, si l’alliance dite de la « Table des six » a su réunir un électorat très large autour du candidat Kemal Kilicdaroglu, l’actuel président Recep Tayyip Erdogan n’a pas dit son dernier mot. Ambitionnant un 3ème mandat, Recep Tayyip Erdogan n’a jamais été aussi proche de perdre une élection. Si le nom du candidat Kemal Kilicdaroglu revient régulièrement dans la presse, l’évocation des deux autres candidats à cette élection est synonyme de rareté. Pourtant, ils sont porteurs d’idéologies que la clé de lecture omniprésente du « tous contre Erdogan » dans la presse internationale, semble avoir effacé.
I. L’Alliance de la Nation ou la Table des « six »
A. Une composition hétéroclite
Comme son nom l’indique, six partis composent cette coalition. À sa tête, on y retrouve le traditionnel parti du CHP créé par Mustafa Kemal Ataturk en 1923. Le parti nationaliste social-démocrate et laïc se veut le principal opposant à Erdogan et son parti l’AKP. Pour ce faire, un changement de stratégie politique semblait nécessaire pour tourner la page sur les précédents échecs électoraux. Le CHP a ainsi tempéré son laïcisme pour flatter l’électorat sunnite conservateur. Qualifié par ses adhérant comme un parti de « centre gauche » dans le spectre politique turc, il n’en perd pas moins une tendance nationaliste très forte notamment sur la question migratoire.
Par ailleurs, ne disposant plus d’une assise populaire aussi importante qu’auparavant, le CHP a très bien compris que pour réaliser des victoires contre l’AKP, il lui serait nécessaire de réaliser des coalitions plus larges avec des acteurs portant une politique différente de la sienne. Cette stratégie « anti-Erdogan » a porté ses fruits lors des importantes victoires des candidats du CHP aux municipales d’Istanbul (Ekrem İmamoğlu) et d’Ankara (Mansur Yavas) en 2019.
Un autre parti se démarque également : le IYI Parti (littéralement « le Bon parti ») de Meral Aksener. Ce dernier, créé en 2017 avec des dissidents du Parti d’action nationaliste d’extrême droite (MHP) en raison de son alliance avec l’AKP se font les porte-paroles d’un message politique nationaliste, conservateur et laïque.
À côté de ces deux premiers protagonistes se trouvent d’autres partis moins importants électoralement. Deux d’entre eux ont été fondée par des anciens membres de l’AKP, le parti de Recep Tayyip Erdoğan : le Gelecek Partisi (Parti du Futur) fondé par l’ancien premier ministre Ahmet Davutoglu et le DEVA (Demokrasi ve Atilim Partisin – Parti de la démocratie et du Progrès) fondé par Ali Babacan, ancien ministre de l’Économie. Ces deux partis reprochent à l’AKP son évolution autoritaire et souhaitent une Turquie plus démocratique et davantage séculaire.
On remarque la présence du successeur de l’ancien parti démocrate et du parti de la justice, le Demokrate parti qui est une organisation politique de centre droit proche des idées du IYI parti.
Paradoxalement un parti à tendance islamiste siège dans cette coalition, le Saadet Partisi (« Parti de la félicité »). Crée en 2001, ce parti se situe dans la lignée idéologique de Necmettin Erbakan, fondateur et membre de multiples partis politiques islamiques en Turquie.
En plus de ces 6 membres, la coalition peut compter sur le soutien informel du troisième parti le plus important du pays : le HDP. Ce parti kurde dispose d’une base électorale importante qui lui avait permis, lors des dernières élections de réunir 10% des voix. En ne présentant aucun candidat, le HDP espère réitérer le scénario de l’élection du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu lors de cette élection présidentielle. Cette alliance informelle du « tous contre Erdogan » doit cependant être relativisée. En se présentant aux élections législatives sous l’étiquette du YSP (Yesil sol Partisi – Parti de la Gauche verte) aux côtés de leur propre coalition (alliance du travail et de la liberté), ce parti n’entend pas soutenir la politique d’un potentiel futur gouvernement d’opposition sur un grand nombre de sujets.
Ainsi, cette « alliance de la Nation » soulève des interrogations quant à son aptitude à gouverner à l’unisson dans le cadre d’une victoire à la présidentielle. Si tous ces partis se rejoignent sur l’idée de revenir à un système parlementaire et à tourner la page autoritaire d’Erdogan, rien ne garantit que le potentiel futur gouvernement de cette coalition trouve assez de points d’entente entre ses membres pour gouverner la Turquie et trouve également une majorité à la Grande Assemblée. De plus, en cas de victoire et malgré le soutien informel du HDP, la coalition pourra difficilement compter sur ce parti qui porte un programme politique très différent voire contraire sur de nombreux sujets. En outre, plusieurs activistes de la coalition confessent que si le HDP soutenait la candidature de Kilicdaroglu, il n’en changerait rien de leur vision de ce parti, souvent décrié par ses liens avec le PKK.
B. Le choix de Kemal Kilicdaroglu
Pendant un long moment, la coalition a laissé planer le doute autour de son candidat. En outre, le nom de Kemal Kilicdaroglu n’a été officialisé qu’en mars, soit moins de 3 mois avant l’échéance du premier tour, le 14 mars.
Une stratégie électorale pour le préserver ? Un témoignage de la fragilité de cette coalition hétéroclite à se mettre d’accord sur un candidat commun ? Surement les deux à la fois.
Si la coalition s’est aujourd’hui réunie autour du candidat Kemal Kilicdaroglu, président du parti du CHP, ce dernier n’a pas pour autant toujours fait l’unanimité. En effet, le IYI Parti penchait pour la candidature d’Imamoglu ou de Mansur Yavas, plus « apte » à gagner une élection. Ainsi, lorsque le nom de Kilicdaroglu est ressorti, le IYI parti a subitement quitté la coalition à seulement 3 mois du scrutin présidentielle avant de finalement la rejoindre quelques jours plus tard en négociant des conditions au choix du candidat Kilicdaroglu. Parmi ces conditions, on retrouve la nomination de « vices-présidents » issus des partis de la coalition qui se verront assigner des « grandes missions » si la coalition venait à remporter l’élection présidentielle.
Illustrant les incertitudes qui planent dans la coalition, cette crise politique montre bien les interrogations autour du choix de Kilicdaroglu. Ce kurde originaire de Dersim et membre de la minorité religieuse alévi a souvent cristallisé l’opposition en raison de son identité présentée comme un handicap pour briguer la présidence. À l’inverse, il semble représenter aujourd’hui un atout pour capter le vote kurde dont le parti ne présente pas de candidat.
C. Un programme commun
Présenté avant même d’avoir un candidat, le manifeste électoral de la coalition cherche à répondre aux principales préoccupations des habitants de la Turquie.
La première urgence dans le pays est celle de la crise économique actuelle. Avec une inflation qui dépasse les 80% selon les organismes nationaux, la situation économique en Turquie est critique et les prix augmentent à vue d’œil dans le pays. Pour faire face à cette urgence qui pèse sur le pouvoir d’achat de la population, la coalition promet une baisse des prix de l’alimentation (viande, lait et fromage) et la suppression de taxes et de frais (taxe de sortie du territoire par exemple). Elle propose également de mettre en place des réglementations pour protéger les petits commerçants face aux grandes chaînes et pour lutter contre la concurrence déloyale. La Table des six s’engage par ailleurs à sortir la Turquie de « la liste grise » de la GAFI (lutte contre blanchiment de capitaux et financement du terrorisme) et à créer un « Bureau de recouvrement » pour les transferts d’argent illégaux à l’étranger. Dans l’objectif de garantir une politique économique raisonnée, le gouverneur de la banque centrale deviendra indépendant.
En addition à cette crise économique s’est vu rajouter une augmentation drastique des prix du logement qui a atteint un point tellement important qu’un seul salaire ne suffit plus aujourd’hui pour louer un appartement à Istanbul. Pour régler cette crise du logement, la construction de nouvelles habitations et l’arrêt de la vente de logement pour les étrangers sont des pistes que l’opposition explore.
Cette faiblesse économique peut compromettre le parcours scolaire pour de nombreux étudiants. Face à cette situation, la Table des six propose des mesures alliant pouvoir d’achat et éducation. On retrouve la mise en place d’un revenu pour les jeunes dans le besoin (pour les 18-22 ans) à hauteur de 1500 tl par mois. De plus, les repas deviendront gratuits dans les écoles publiques et de nouveaux dortoirs seront construits pour résoudre les problèmes de logement des étudiants.
Le principal point d’entente dans la coalition concerne la nature du régime politique actuel. Elle propose de revenir sur la présidentialisation du régime issus de la réforme constitutionnelle de 2017 en limitant les pouvoirs de l’exécutif par la suppression des décrets présidentiels. En outre, le Premier ministre, élu par le Parlement, retrouvera une place centrale dans la vie politique turque. Pour garantir une meilleure séparation des pouvoirs, la coalition ambitionne de dissoudre le Conseil des juges et des procureurs (HSK) et les bureaux des conseils de la présidence. Concernant la vie législative, elle souhaite abaisser le seuil électoral à 3% au parlement (actuellement 7%) et de conditionner les décisions de fermeture d’un parti politique au vote du Parlement. Symboliquement, elle propose enfin, de faire revenir la présidence au palais historique de Çankaya et de mettre à disposition le palais actuel que s’est fait construire Erdogan à l’usage du public.
Dans l’objectif d’allier développement économique et environnement, le camp de Kilicdaroglu souhaite inciter la mise en place d’énergies renouvelables et doubler les espaces verts par habitant. Toujours dans cette idée de s’opposer à la présidentialisation du régime par Erdogan, il est proposé de mettre en vente des avions de la Présidence et d’acheter d’autres avions pour lutter contre les feux de forêts dans le cadre de la mise en place d’une flotte nationale.
Concernant les droits des femmes, un ministère de la Femme, de la Famille et de l’Enfance sera créé et la Turquie regagnera la Convention d’Istanbul. Symboliquement, la coalition souhaite faire de la journée internationale de la femme (8 mars) un jour de congé pour les femmes. Pour alléger les frais qui pèsent sur les familles, le manifeste électoral promet la gratuité des cartes de transport pour que chaque mère puisse accompagner ses enfants de 0 à 6 ans à la garderie.
Souvent peu abordée par les observateurs étrangers, la coalition a un avis très tranché sur l’immigration. Cette dernière prône une interdiction totale de l’immigration irrégulière et refuse que la Turquie soit une zone tampon entre l’Europe et le Moyen-Orient. Pour se faire elle est prête à renégocier, voir sortir de l’accord du 18 mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie. À travers une rhétorique parfois très ferme, la Kilicdaroglu invite au retour en Syrie, dès que possible, les Syriens sous le statut de protection temporaire.
Bien qu’ils se soient mis d’accord sur des mesures communes, il n’en demeure pas moins que chaque parti garde une identité politique propre pouvant créer des contradictions au sein des acteurs de la coalition concernant la mise en pratique de ces mesures. De surcroit, si la Table des six arrive à gagner l’élection présidentielle, il lui faudra également trouver une majorité à la Grande assemblée de Turquie.
II. Deux candidats « perturbateurs »
A. Muhramet Ince
Alors qu’il semble politiquement assez proche de la Table des six, Muhramet Ince a choisi de faire cavalier seul pour ces élections. Pour comprendre ce choix, il est nécessaire de remonter légèrement dans le passé.
En 2014 furent organisées des élections pour la présidence du CHP. Kemal Kilicdaroglu, bien installé dans le parti remporte aisément cette élection contre Muhramet Ince. Depuis ce jour, le nouveau président a profondément changé le parti du CHP pour flatter un électorat plus large au point que certains observateurs se demandent si le parti est encore kémaliste. Face à ces changements de directives, Muhramet Ince, après une nouvelle défaite en 2018 pour le poste de président, décide de quitter le CHP et de créer son propre parti le « Memleket Partisi » (Parti de la « patrie mère ») portant un discours populiste et kémaliste. Il se fait remarquer par sa popularité chez les jeunes qui n’approuvent ni le changement de directive du CHP ni la politique d’Erdogan. Selon les différents sondages, son score varie énormément, mais son poids électoral reste assez significatif au point de compromettre une potentielle victoire au premier tour du camp de la table des six. Durant la campagne, il s’est autant attaqué à la politique d’Erdogan qu’au manque de kémalisme du CHP. De son côté, Kilicdaroglu n’a pas réellement essayé de faire une place au Memleket Partisi dans l’Alliance de la nation alors qu’il n’a pas hésité à négocier avec des partis islamistes comme le Saadet Partisi.
Il semble ainsi que les rancœurs personnelles aient pris le dessus dans ce conflit au point que Muhramet Ince attaque personnellement Kemal Kilicdaroglu dans ses prises de positions en l’accusant d’être le nouvel allié de Fettulah Gulen alors qu’aucun lien de ce type ne puisse être vérifié.
B. L’alliance ATA de Sinan Ogan
Une dernière alliance s’est également présentée pour cette élection présidentielle : l’alliance ATA ou « alliance ancestrale ». Formée assez tardivement en mars, cette alliance est composée du Zafer partisi (« Parti de la victoire »), le Adalet Partisi (« Parti de la Justice »), le Ulkem Partisi (Parti « Mon pays ») et le Türkiye Ittifaki Partisi (« Parti de l’alliance Turque »). Cette alliance de parti nationaliste d’extrême droite et de conservateur porte un discours xénophobe et s’affiche comme anti-immigration. Dirigée par Umut Ozdag, également président du Zafer Partisi, le candidat choisi pour les représenter est Sinan Ogan, un ancien membre du MHP.
S’inscrivant dans une idéologie ultra-nationaliste et panturque, Sinan Ogan représente une nouvelle voix politique, différente du duel qui anime cette élection. Disposant d’un parcours brillant et d’une popularité croissante, il est à parier qu’il s’installera durablement dans le paysage politique de ce pays.
Axant une grande partie de sa rhétorique sur des thèmes identitaires, la présence de ce parti dans la course à la présidentielle témoigne bien du sentiment anti-immigration voire anti-arabe qui se propage de manière croissante chez les nationalistes en Turquie face à la présence des millions de Syriens arrivés pendant et après la guerre en Syrie.
C. Des changements rebattant les cartes de cette élection
À seulement 3 jours du scrutin présidentielle, Muhramet Ince décide à la surprise générale de se retirer de la course à la fonction suprême. Touché par un scandale relatif à une mystérieuse sextape et un échange de SMS où il aurait insulté une prostituée, le candidat du Memleket Partisi a pris la parole publiquement ce jeudi 11 mai. Descendant progressivement dans les sondages, il semble que Ince veut éviter une débâcle électorale et rendre son camp responsable de la potentielle défaite de l’opposition. À ce titre il a ajouté, de façon crue, que « Le jour où ils perdront les élections, ils nous rejetteront toute la responsabilité, je veux qu’ils n’aient aucune excuse ».
De son côté, Sinan Ogan, qui, à l’inverse de M. Ince remonte dans les sondages, a annoncé suspendre son rassemblement à Antalya. Il prendra la parole ce vendredi 12 mai. Beaucoup de rumeurs circulent autour d’un potentiel retrait.
Alors que ces deux candidats totalisent un peu moins de 10% des voix selon les sondages, c’est toute la course à la présidentielle qui est relancée, laissant entrevoir une potentielle victoire d’un des deux candidats au premier tour.
III. Conclusion
Bien que la coalition de la Table des Six devance l’Alliance pour la Présidence de Recep Tayyip Erdogan, il est important de prendre en compte les élections législatives qui se tiendront le 14 mai soit le même jour que les élections présidentielles. En cas de deuxième tour, la couleur majoritaire de l’assemblée pourra sûrement influencer les résultats. Par ailleurs, il ne faudrait pas penser que Recep Tayyip Erdogan est dans une très mauvaise posture, il jouit toujours d’une grande popularité dans sa base électorale et réalise une grande campagne notamment autour des dernières innovations technologiques et militaires réalisées. De l’augmentation des salaires minimums, aux retraites anticipés ou encore à la gratuité exceptionnelle du gaz (à l’occasion de l’inauguration de la mise en exploitation de gaz en Mer noir) Erdogan n’hésite pas à multiplier les mesures électoralistes pour rassurer la population face à la situation économique. Preuve que son discours mobilise toujours les foules, l’actuel Président a réussi à réunir (selon ses propres chiffres) 1,7 million de lors de son grand rassemblement d’Istanbul.
Si la population turque semble très partagée, il semble que les voix des primo-votants et les voix de l’excandidat M. Ince seront déterminantes dans le dénouement de cette élection.
Marquant le centenaire de la république, cette élection présidentielle apparaît comme un véritable point de jonction pour la Turquie. À l’occasion de cet évènement c’est l’avenir de ce pays qui se joue : la poursuite d’une politique autoritaire autour de pouvoirs présidentiels élargis hérité de la constitution que s’est élaborée Recep Tayp Erdogan en 2017 ? Ou un retour à un régime parlementaire ? Dans lequel une coalition hétéroclite aura probablement du mal à trouver une majorité et gouverner efficacement.
Très intéressant ! Super article, très instructif.
RépondreSupprimerArticle très intéressant particulièrement utile en cette période
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