Pierre Lorrain : « Les États-Unis ne feront oublier leur débâcle de Kaboul que par une victoire éclatante en Ukraine »

 Un soldat ukrainien se tient près d’un appartement détruit par les bombardements à Borodyanka, au nord-ouest de Kiev, le 6 avril 2022. (©AP Photo/Efrem Lukatsky)

Un an après le début de l’offensive russe en Ukraine, Pierre Lorrain, spécialiste de la Russie et de l’URSS, nous brosse le portrait d’un conflit ayant comme nul autre depuis 1991 renversé l’échiquier géopolitique mondial.


Pierre Lorrain - Journaliste et écrivain français, spécialiste de l’URSS, du monde post-soviétique et de la Russie. Auteur de L’Ukraine, une histoire entre deux destins aux éditions Bartillat.


Le Contemporain - Quelles sont les origines historiques et politiques du conflit opposant Kiev et Moscou ?


Pierre Lorrain : Par-delà des inimitiés qui remontent au milieu du xixe siècle avec le développement, au sein de l’empire russe, du nationalisme ukrainien qui engagea la lutte politique pour se libérer de la « prison des peuples » tsariste, le fond du problème tient essentiellement à la politique soviétique des nationalités.


Après la révolution russe de 1917 et la victoire des communistes dans la guerre civile atroce qui s’ensuivit, la république socialiste soviétique d’Ukraine fut créée et devint membre fondateur de l’Union soviétique en 1922. Composée des provinces ukrainiennes de l’empire russe, elle comprenait aussi des territoires, principalement à l’est et au sud, qui appartenaient à la Russie depuis le xvie siècle et étaient historiquement peuplés de Russes. À la faveur de la Seconde Guerre mondiale, la RSS d’Ukraine s’agrandit de la Galicie-Volhynie, prise à la Pologne mais précédemment partie de l’empire austro-hongrois, ainsi que de territoires hongrois, roumains et tchécoslovaques.


Dans ce contexte multiethnique, la politique soviétique des nationalités stipulait que chaque peuple de l’Union devait disposer d’une langue, d’un territoire, d’une vie économique et de ce qu’on pouvait appeler une identité culturelle. Ainsi, chaque citoyen soviétique avait sa nationalité propre à laquelle il était souvent profondément attaché, indépendamment de la république ou de la région autonome où il habitait. C’était même une mention essentielle sur ses papiers d’identité. Ce point revêt une grande importance car les brassages de populations liées aux besoins économiques et au développement de l’industrie firent qu’une part non négligeable des Soviétiques de chaque nationalité (et il y en avait plus de cent) se retrouvèrent en pays étranger lors de l’effondrement de l’URSS et sa division en quinze États indépendants en 1991.


Ainsi, l’Ukraine comptait 37,4 millions d’Ukrainiens et 11,3 millions de Russes (22,1 % de la population), principalement concentrés dans l’Est et le Sud, ainsi qu’en Crimée que le pouvoir soviétique avait rattachée administrativement à l’Ukraine en 1954, mais qui n’avait jamais été ukrainienne précédemment. Toutes les autres nationalités réunies (Juifs, Biélorusses, Moldaves, Hongrois, etc.) représentaient moins de 2 millions de personnes. Précisons que l’usage de la langue russe était très largement majoritaire dans l’est et le sud de l’Ukraine, notamment dans le Donbass et, évidemment, en Crimée.


Politiquement, le pays était partagé pratiquement à parts égales entre les populations tournées vers l’Occident, principalement à l’ouest et au centre du pays, et celles tournées vers la Russie. Aux élections, les partis et personnalités politiques « pro-occidentales » et « pro-russes » faisaient jeu égal au point qu’il était difficile de dégager des majorités. Aux élections présidentielles de 2010 (reconnues comme honnêtes et équitables par les observateurs internationaux), ce fut le candidat réputé pro-russe, Viktor Ianoukovytch qui l’emporta.


Ce résultat fut remis en question par la révolte de l’Euromaïdan, fin 2013, qui se conclut par le renversement du président en février 2014 et l’installation d’un pouvoir pro-occidental à Kiev. La remise en cause du résultat de l’élection de 2010, mais aussi des législatives de 2012 qui avaient vu la victoire du parti de Ianoukovytch fut perçu comme un déni de démocratie (il ne restait que moins de dix mois avant l’élection présidentielle suivante) et un coup d’État dans les régions russophones, d’autant plus que le nouveau pouvoir remettait en cause le statut de la langue russe.


Le Contemporain - La guerre d’Ukraine était-elle inévitable et/ou prévisible ? Comment expliquer que malgré les nombreuses tentatives de paix, notamment sous la présidence Hollande, nous n’ayons pu éviter cet embrasement ?


Si l’on considère que la guerre a débuté le 24 février 2022 par une attaque illégale et non provoquée de la Russie contre l’Ukraine, la réponse est que la guerre n’était pas prévisible dans la mesure où elle était irrationnelle.


En revanche, si l’on tient compte du fait que, depuis 2014, les combats n’avaient pas cessé dans le Donbass en dépit des accords de Minsk 1 et 2, censés mettre fin au conflit, que le nombre de morts dépassait les 15.000, dont on estime que la moitié étaient des civils, majoritairement dans la population russe et russophone, que la ville de Donetsk était bombardée quasi quotidiennement par l’armée ukrainienne et que, selon l’OSCE, l’intensité de ces bombardements avait largement augmenté à la fin de 2021 et au début de 2022, l’opération militaire russe apparaît comme moins « imprévisible ».


La guerre aurait pu être évitée par la simple application de l’Accord de Minsk 2, signé le 12 février 2014, qui prévoyait un cessez-le-feu et des négociations politiques entre le pouvoir de Kiev et les autorités du Donbass devant conduire à un changement de la Constitution ukrainienne pour assurer l’autonomie des régions de Donetsk et de Lougansk avant le 31 décembre 2015. L’accord en 13 points était garanti par l’Allemagne, la France et la Russie en qualité de médiateurs et avait force de traité international. À ce titre, la résolution 2202 du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée à l’unanimité des membres permanents et non permanents, le 17 février 2015, imposait à toutes les parties l’application desdits accords. Rappelons que, en vertu du chapitre VII de la Charte, les résolutions du Conseil de sécurité sont contraignantes.


Or, depuis leur rencontre à Minsk, les réunions suivantes des dirigeants des quatre pays signataires (« format Normandie ») se soldèrent toutes par des échecs et l’accord demeura lettre morte, les parties se renvoyant la responsabilité des échecs. Pourtant, la solution de l’autonomie avait été proposée par le président suisse d’alors, Didier Burkhalter, qui assurait la présidence tournante de l’OSCE, en s’inspirant de la situation linguistique de la Confédération helvétique. Elle correspondait par ailleurs à la pratique linguistique de nombreux pays européens comme le Royaume-Uni, l’Espagne ou la Belgique. En théorie, rien n’empêchait l’Ukraine d’adopter un tel schéma.


La raison des échecs a été dévoilée le 7 décembre 2022 par l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel, signataire de l’accord, dans une interview au journal Die Zeit : elle y reconnaissait que, dès le départ, dans l’esprit des Occidentaux, l’accord n’était pas destiné à être appliqué, mais à gagner du temps pour permettre à l’Ukraine de recomposer son armée avec l’aide occidentale. Les anciens présidents français François Hollande et ukrainien Petro Porochenko, également signataires, ont confirmé les propos de Merkel.


Ainsi, il n’est pas correct de dire que de nombreuses tentatives de paix ont été faites, notamment sous la présidence de François Hollande. Dans la mesure où, dès le départ, l’accord n’était destiné qu’à permettre au gouvernement ukrainien de le violer, ces tentatives n’étaient en fait que des manœuvres dilatoires.


Tout cela explique – même si cela n’excuse pas forcément – que, après avoir attendu pendant huit ans l’application de l’accord et voyant l’armée ukrainienne sur le point de lancer une nouvelle offensive contre le Donbass, la Russie ait pris les devants en lançant l’« opération militaire spéciale ».


Le meilleur moyen d’éviter la guerre était d’appliquer l’Accord de Minsk 2 : une Ukraine confédérale respectant les droits traditionnels de ses minorités était certainement préférable à la situation actuelle.


Le Contemporain - Paris livre des armes à Kiev, tout en déclarant qu’il ne faut pas « écraser la Russie ». Comment analysez-vous la position de la France dans ce conflit ?


Bien que le président Emmanuel Macron ait changé de langage à plusieurs reprises depuis le début du conflit, il me semble que sa ligne directrice est que la France souhaite la victoire de l’Ukraine sans vouloir pour autant, contrairement à d’autres partenaires occidentaux, notamment américains, un effondrement total de la Russie. Deux possibilités : la première, on considère que cette guerre doit être totale et ne peut finir qu’à Moscou par la défaire de l’armée russe (au terme, soit dit en passant, d’un holocauste thermonucléaire) ; la seconde, on vise des objectifs limités, par exemple, la récupération des territoires annexés (avec ou sans la Crimée) et on se garde des capacités diplomatiques de manière à inciter le gouvernement russe, quel qu’il soit à terme, à venir s’asseoir à la table des négociations. Le gouvernement français semble sur cette seconde ligne.


Évidemment, la réciproque est vraie et si les Ukrainiens se voient dans l’impossibilité de reconquérir le terrain perdu en dépit du soutien financier et matériel des pays l’OTAN, il leur faudra alors accepter de négocier, comme ils l’avaient fait au début de la guerre, en mars 2022. Les Occidentaux – notamment les États-Unis et le Royaume-Uni – les avaient dissuadés de signer un accord de cessez-le-feu en leur promettant, outre des armes et des subsides, un effondrement rapide de la Russie grâce à des trains de sanctions qui devaient mettre l’économie russe à genoux.


D’ailleurs, la ruine de l’économie russe était la seule manière d’obtenir la défaite de la Russie – par un changement de régime où par l’éclatement de la fédération en un certain nombre de pouvoirs locaux –sans risquer une guerre nucléaire.


Le Contemporain - Croyez-vous à l’efficacité des pressions et sanctions économiques adoptées par les Occidentaux contre Moscou ?


Si les sanctions avaient dû produire des effets, nous l’aurions vu. En réalité, la Russie avait anticipé ce qui allait se produire et s’y était préparée. Les sanctions de 2014 consécutives au rattachement de la Crimée ont servi d’exemple mais les Occidentaux n’ont rien vu : à l’époque, en trois ou quatre ans, la Russie s’était adaptée aux nouvelles conditions économiques imposées par l’Ouest et elle en avait même tiré parti pour développer de manière foudroyante son agriculture qui stagnait depuis des décennies.


Comment pouvait-on croire que le ralentissement voire l’arrêt des liens économiques de l’Union européenne et des États-Unis avec la Russie, notamment dans le domaine des hydrocarbures, pouvait avoir des retombées significatives sur l’économie russe alors que 80 % des autres pays de la planète, notamment la Chine et l’Inde, n’appliquent pas les sanctions occidentales ? Au contraire, les sanctions ont fourni une incitation supplémentaire à la Russie et à d’autres pays pour sortir de la domination monétaire du dollar américain.


Le Contemporain - L’avancée de l’Otan vers les frontières russes se poursuit avec l’entrée prévue de la Suède et la Finlande, tandis que les Européens, Polonais et Allemands en tête, s’arment massivement d’armes américaines. En parallèle Washington et Londres adoptent un vocabulaire toujours plus agressif envers le Kremlin. Craigniez-vous une escalade des tensions ?


Aujourd’hui, vu de Moscou, l’adhésion de la Suède et de la Finlande, si elle a lieu, ne change plus rien à la donne stratégique. Le poids militaire de ces deux pays n’ajoute que peu de choses aux forces de l’OTAN. La logique de l’adhésion est d’ailleurs purement défensive : ces deux pays veulent bénéficier de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord en cas d’éventuelle attaque russe.


Il est clair que l’agitation verbale de certains membres de l’OTAN – et pas seulement les États-Unis et le Royaume-Uni mais aussi la Pologne et les Pays baltes – ne favorise pas la retenue et l’apaisement des tensions. Mais il convient de garder à l’esprit que la retenue n’est pas compatible avec les combats. Pour que l’armée ukrainienne demeure combative, un discours jusqu’au-boutiste est nécessaire. Le problème est que si cette combativité ukrainienne s’effondre, les pays occidentaux les plus agressifs n’auront que deux possibilités : prendre le relais en s’engageant directement dans les combats, ou – comme les États-Unis l’ont fait à plusieurs reprises dans le passé – se désengager totalement en abandonnant leurs alliés à leur triste sort.


Le Contemporain - Comment la condamnation de cette guerre par l’Occident est-elle perçue de Moscou ?


Il semble que l’Occident ait une considération à géométrie variable du droit international. Les Occidentaux ont une forte tendance à s’émanciper du droit international quand cela les arrange tout en exigeant des autres pays qu’ils l’appliquent à la lettre. Rappelons la curieuse conception de l’application de l’Accord de Minsk 2 par Mme Merkel et MM. Hollande et Porochenko. La tradition des interventions des États-Unis dans le monde sous faux prétexte remonte au XIXe siècle. Je ne parlerai pas ici des guerres indiennes et des guerres contre le Mexique, mais il convient de se souvenir de l’explosion sans doute accidentelle du cuirassé Maine en rade de La Havane, comme catalyseur de la guerre contre l’Espagne en 1898, ou plus près de nous des incidents imaginaires du golfe du Tonkin en 1964 qui servirent de prétexte pour l’intervention américaine contre le Viêt-Nam du Nord. Personne n’a oublié les armes de destruction massive supposément détenues par le régime de Saddam Hussein en Irak, en 2003.


Le cas du Kosovo en 1999 est particulièrement significatif. Les bombardements de l’OTAN étaient destinés à provoquer une sécession de facto de la région kosovare peuplée d’Albanais, qui faisait partie de la Serbie depuis ses origines. Placée d’abord sous administration internationale, certains pays occidentaux reconnurent son indépendance en 2008 en vertu du principe des droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les Serbes protestèrent en arguant du principe de l’intangibilité des frontières et proposaient une solution de large autonomie, rejetée par les États-Unis et la plupart de leurs alliés. En substance, les Serbes parlaient d’unité territoriale et les Kosovars de peuples. On donna raison aux Kosovars.

Aujourd’hui, à propos du Donbass, les Ukrainiens parlent d’unité territoriale et les habitants du Donbass de leur droit en tant que peuple, mais on donne raison aux Ukrainiens. Quelle logique ?

Il convient de citer un précédent aujourd’hui oublié : en 1989, l’armée américaine envahit le Panama en invoquant la non-application d’accords précédents, la préservation des intérêts américains et la défense de citoyens américains menacés. Les pays occidentaux considérèrent l’action de Washington comme légitime. Au Conseil de sécurité des Nations unies, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France opposèrent leur veto à une résolution condamnant l’invasion comme une violation flagrante du droit international. Évidemment, cet événement n’est pas sans évoquer le conflit actuel en Ukraine.

Le Contemporain - Par-delà l’opposition militaire et diplomatique entre l’Occident et la Russie, la guerre en Ukraine exhibe-t-elle une opposition d’ordre idéologique entre les deux ? Assistons-nous aux débuts d’une nouvelle guerre froide ?


Il est dommage de constater que la guerre froide n’a jamais cessé et que ce n’est pas forcément la faute des Russes. En effet, la guerre froide était essentiellement une guerre idéologique. À l’époque soviétique, Moscou cherchait à imposer le système communiste là où il pouvait, y compris sur des territoires où la Russie n’avait pas d’intérêts traditionnels, comme l’Amérique centrale, l’Afrique ou le Sud-Est asiatique. L’Occident, sur la défensive, répondait par la stratégie de l’endiguement qui était plus pragmatique qu’idéologique.


« La Russie défend ses intérêts traditionnels alors que l’Occident a adopté une position d’expansion de son idéologie »


Aujourd’hui, on assiste plutôt au contraire, la Russie défend ses intérêts traditionnels alors que l’Occident a adopté une position d’expansion de son idéologie – démocratie et droits de l’homme – partout où c’est possible, notamment par des « révolutions de couleur », même si les populations considérées ne sont pas prêtes à adopter ces changements.


Le Contemporain - Qui sont les principaux gagnants et perdants de cette guerre d’Ukraine ?


Il faut faire attention aux victoires à la Pyrrhus. Les États-Unis sont parvenus à renforcer l’OTAN et à unir les Européens contre la Russie. Ils se sont créés en Europe des débouchés pour leur GNL et ont augmenté leur influence sur les pays de la « nouvelle Europe », notamment la Pologne. En revanche, ils sont en train de perdre la suprématie du dollar sur le commerce international et le levier juridique de l’extraterritorialité du droit américain que cela leur offrait sur les autres pays. Les contrats de livraisons d’hydrocarbures entre l’Arabie saoudite et la Chine payés en renminbi convertibles montrent la voie à d’autres pays.


En réalité, les États-Unis ne feront oublier leur débâcle de Kaboul que par une victoire éclatante en Ukraine. Un enlisement de l’armée ukrainienne soutenue à bout de bras par Washington apparaîtra comme une resucée de l’enlisement en Afghanistan et ne fera que prolonger le désamour que de nombreux pays du monde, en Afrique, en Asie et en Amérique latine, nourrissent à leur égard.


Le Contemporain - Sur la scène internationale, la Russie est-elle aussi isolée que l’on peut le croire ? Faut-il s’attendre à une revitalisation du concept de « non-alignement » ?


Étant donné que la plupart des pays non-occidentaux n’appliquent pas les sanctions antirusses, il semble clair que la Russie n’est pas aussi isolée que ne le souhaitent les Occidentaux. Techniquement, le concept de non-alignement s’appliquait aux pays qui n’acceptaient pas la domination américaine sans pour autant rejoindre le bloc soviétique. Mais ils étaient plutôt d’orientation socialiste et favorables à l’URSS. Aujourd’hui, le débat idéologique entre les deux blocs n’existe plus puisqu’il n’y a plus qu’un seul bloc – l’Occident – qui est perçu comme hégémonique et visant à imposer son idéologie au reste de la planète. Même s’il existe encore, le mouvement des non-alignés, est en passe d’être remplacé par des alliances multipolaires qui s’opposent au monde unipolaire voulu par Washington.


Le Contemporain - Après un an de guerre, quel bilan diplomatique peut-on faire ?


Il est encore un peu tôt pour dresser des bilans, mais on peut constater que l’ordre géopolitique mondial est déjà bouleversé : très peu de pays non-occidentaux ont suivi les États-Unis et l’Union européenne dans la politique de sanctions. De nombreux États cherchent à s’échapper à l’ordre mondial précédent en faisant acte de candidature à des organisations internationales non-occidentales comme les BRICS ou l’Organisation de coopération de Shanghai.


Le Contemporain - Quelles seraient, selon vous, les pistes de résolution du conflit ? Est-il temps que les diplomates prennent le relais des militaires sur la question ukrainienne ?


Il est clair que toutes les guerres se terminent par des négociations. Mais tout dépend des conditions acceptables par chacune des parties. Selon l’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett, un accord avait été trouvé en mars 2022 avant que les Occidentaux ne poussent Volodymyr Zelensky à le refuser. Il prévoyait la neutralisation de l’Ukraine, la reconnaissance par Kiev de l’appartenance de la Crimée à la Russie et un statut particulier pour le Donbass. Aujourd’hui, les choses sont allées trop loin et aucune de ces clauses n’est plus acceptable par les parties, surtout par les Russes. Pour Moscou, l’appartenance à la Russie des quatre régions incorporées ne saurait être mise en cause et ce n’est que sur ces bases que des négociations pourraient s’engager, ce qui n’est évidemment pas acceptable pour Kiev. Du moins pour le moment. La diplomatie ne pourra intervenir que si l’une des deux forces en présence considère que la guerre est sans issue pour elle et, d’une certaine manière, déclare forfait.


Toutefois, il est possible qu’un armistice soit négocié, comme en Corée en 1953, à la condition que les deux belligérants admettent que les combats ne mènent nulle part et épuisent leurs ressources de part et d’autre, mais il faudrait sans doute attendre des mois sinon des années pour cela.


Le Contemporain - Une fois la guerre finie, comment concevez-vous l’avenir de nos relations avec Moscou et plus généralement l’avenir géopolitique du continent européen ? Que pensez-vous de l’idée d’une Europe unie de « l’Atlantique à l’Oural » du Général de Gaulle ?


L’idée d’Europe de « l’Atlantique à l’Oural » – ou plus exactement de l’Atlantique à Vladivostok puisque la Sibérie fait partie de la fédération de Russie – aurait pu se concrétiser après l’effondrement de l’Union soviétique. Le concept de « Maison commune européenne » avancé par Mikhaïl Gorbatchev allait dans ce sens. Il pouvait prendre un contenu économique et politique lorsque toute considération idéologique aurait été évacuée du concept. La Russie avait besoin des débouchés européens et l’Europe des ressources russes. Un rapprochement politique était même possible, comme l’esquissèrent en 2003 les présidents Jacques Chirac et Vladimir Poutine avec le chancelier Gerhard Schröder, en créant l’axe Paris-Berlin-Moscou contre la guerre d’Irak. Mais l’hostilité affirmée par les États-Unis contre tout rapprochement avec la Russie eut raison des velléités européennes.


Pour revenir au présent, l’exacerbation des passions guerrières en Ukraine laisse peu de place pour une réconciliation rapide entre les belligérants et encore moins entre l’OTAN et la Russie. Il est probable que les sanctions, même devenues inutiles, seront maintenues. Combien de temps durera la glaciation des relations ? Il est difficile de le dire. Cela dépendra de l’évolution politique de l’Europe, de la Russie et des États-Unis. Un nouveau dialogue sera tributaire de la reprise de relations économiques entre les deux parties du continent européen. Sans doute seront-elles favorisées par des pays plutôt favorables à Moscou, comme la Hongrie, la Serbie, la Grèce et la Turquie. Mais il faudra du temps.

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