Les épouses malheureuses de la littérature française

 Jennifer Jones dans “Madame Bovary” de Vincente Minnelli (1949).


S’il existe une héroïne qui se soit donnée corps et âme à l’amour, jusqu’à se consumer par l’ardeur d’une passion somme toute fantasmée, c’est bel et bien celle que la postérité ne cessera d’appeler Madame Bovary. Pourtant, de ce nom, l’inconscient collectif ne retiendra qu’un adultère teinté d’ennui, une faiblesse de la chair et de l’esprit.

D’un œil extérieur, le personnage de Flaubert avait tout pour accéder à ce que la majorité d’entre nous assimile au bonheur : un mari notable, une petite fille en bonne santé, un intérieur joliment décoré et un physique avantageux. Néanmoins, la jeune Normande ne profitera pas longtemps de la quiétude de son quotidien, se suicidant aux alentours de ses trente ans. Si l’arsenic lui sera fatal, sa déchéance morale est insidieuse, s’immisçant progressivement dans toutes les strates de son existence.

À l’instar d’une autre épouse malheureuse de la littérature française – Thérèse Desqueyroux –, Emma ne parviendra pas à se résigner à la vie étriquée qui s’offre à elle, ce « mieux que rien » dont se contentent la plupart des femmes. Sa lucidité quant à la morosité qui l’attend signe sa perte puisqu’elle devient le moteur d’une révolte qui, faute de porter ses fruits, se retournera insidieusement contre elle-même. L’héroïne de Mauriac réussira là où Emma a échoué, retournant le poison contre son geôlier de mari puis obtenant de lui la permission de mener sa propre vie.

Qu’est-ce qui a manqué à Madame Bovary pour échapper au néant qui s’offrait à elle ? Un amant qui, touché par sa faiblesse, se serait donné la mission de combler ses failles tout en transcendant chacune de ses qualités ? Confrontée à un enlisement inévitable et silencieux, aurait-elle pu fuir comme l’a fait Thérèse quelques décennies plus tard ? Et si l’erreur d’Emma avait été de trop attendre d’autrui, donnant son cœur à n’importe qui, tout en étant incapable de s’offrir un peu d’amour ? Car sans amour de soi, aimer l’autre s’avère tout simplement impossible.

I – Les Bovary : chronique d’un mariage raté

Jeune fille rêveuse qui lit des romans sentimentaux en cachette, Emma Rouault, comme de nombreuses adolescentes des années 1850, rêve d’un amour passionné et passionnel. Quand elle rencontre Charles Bovary, médecin de campagne venu soigner son père, elle envisage cet homme fat et bourru comme le possible monsieur de Nemours du conte de fées qu’elle aspire à entamer. Ne s’attardant pas sur les défauts plus que visibles de l’officier de santé, elle l’épouse sans conviction dès la fin de son veuvage. De son côté, Charles a gagné au change. Libéré de sa première épouse – une mégère de l’âge de sa mère qui exerçait sur lui une sorte d’emprise –, il se flatte de la beauté d’Emma sans chercher à connaître ni sa personnalité ni ses goûts. Le mariage des Bovary ressemble à s’y méprendre à un dialogue de sourds où les deux protagonistes croient trouver en l’autre l’expression de leur désir d’amour ou le salut de leur orgueil. Madame Bovary mère n’arrange rien. Elle ne cesse de dénigrer Emma, laquelle, jusqu’alors en symbiose avec un père débonnaire, ne peut naïvement imaginer qu’un parent ne puisse être que véhémence. Sans surprise, la mère a donc le dessus sur la femme.

Ce mariage s’apparente, ni plus ni moins, à un malentendu encouragé par les circonstances et la temporalité. Il va sans dire que si un autre médecin s’était présenté au chevet de son père, la jeune Emma aurait ressenti le même élan. Mais n’y voyons là rien de moralement condamnable. Partout dans le monde des unions de circonstances et de compromis se scellent alors même que vous lisez ces lignes, motivées par des raisons relevant davantage du compromis que de l’amour. Et pour cause, combien de gens se marient pour fuir une famille dysfonctionnelle, suivre les injonctions sociales ou pour « verrouiller » l’autre de peur qu’il ne s’en aille ? Il arrive parfois qu’une passion soudaine prenne momentanément les traits de ce que nous imaginions relever de l’amour. Ces mariages scellés autant par le caprice que par l’ignorance n’apportent ni félicité ni bonheur mais une mort psychique lente et insidieuse. Le couple Bovary compte parmi eux.

Maladroit, dépourvu de conversation et piètre médecin, Charles peine à égayer le quotidien d’Emma, si bien que cette dernière étouffe vite dans son logis de Tostes où la présence de la première Madame Bovary hante jusque la chambre à coucher. Il y trône un vieux bouquet de mariés quasiment fossilisé que son mari n’a pas eu la délicatesse de faire disparaître. Ce manque d’égard illustre la dynamique relationnelle du couple. Emma est fine, émotive, cérébrale. Elle se soucie des détails, éprouve les émotions des autres ainsi que les siennes, possède un monde intérieur somme toute prospère. Charles ne pense pas à mal, il ne sait simplement pas vivre. Creux, prévisible et dépourvu d’esprit, il manque cruellement de profondeur. Aussi, l’idée de retirer le vieux bouquet – symbole de sa précédente union – afin de ne pas froisser sa jeune épouse ne l’a même pas effleuré.

Pourtant, une invitation au château de Vaubyessard rompt la monotonie de l’existence d’Emma ; mais cette parenthèse sur un monde dont elle ignorait le luxe n’a d’autre effet que de lui rendre plus insupportable la médiocrité de sa condition et l’insuffisance de son mari. Si Charles est d’une nature sotte et qu’il éprouve envers son épouse un semblant d’affection, son manque de finesse l’empêche de percevoir ce qui se passe en elle, de sa mélancolie qui devient maladive aux ruminations qui obscurcissent ses journées. Le couple ne trouve donc rien à se dire, y compris lorsqu’Emma tombe enceinte. Charles, espérant qu’un changement de milieu lui sera bénéfique, décide de quitter Tostes et le couple s’installe finalement dans un autre village, Yonville-l’Abbaye. L’ennui entre les deux bourgs est similaire, les journées y sont aussi longues. La proximité du pharmacien Homais ne parvient pas à la distraire. Pourtant une rencontre est décisive pour Emma, celle du jeune Léon Dupuis, clerc de notaire. La jeune mère se sent attirée par ce dernier au point de rêver de vivre à ses côtés une idylle passionnée. La naissance de sa fille Berthe, faute de lui apporter satisfaction, aggrave son affliction. La petitesse de son existence désormais tacitement scellée par l’arrivée du bébé se confronte à l’immensité des possibles d’un avenir avec Léon. Emma songe à déclarer son amour et à s’extraire de cette vie morne qui l’oppresse alors qu’elle ne fait que commencer, mais l’énergie lui manque. Elle aime Léon mais n’ose le lui laisser voir. Ainsi cherche-t-elle du réconfort auprès du curé Bournisien, lequel, aussi bourru que Charles, ne fait qu’aggraver ses peines.

De son côté, Léon, désespéré par l’indifférence de la jeune femme, quitte la ville pour Paris. Après son départ, Emma dépérit et trouve à nouveau du réconfort dans la lecture de romans sentimentaux. Le goût de l’interdit inachevé est amer. Alors que tout espoir semble la quitter, elle rencontre Rodolphe Boulanger qui entreprend de la séduire. Beau garçon et coureur de jupons, celui-ci envisage Emma comme un passe-temps éphémère tandis que la jeune femme voit en lui l’homme de sa vie. Face à l’exaltation de son amante, Rodolphe s’inquiète. Il n’est pas homme à s’investir dans une liaison sentimentale. Lorsqu’Emma lui confie sa volonté de fuir avec lui, le gouffre séparant leurs intentions se creuse. Pour Rodolphe, les femmes sont interchangeables, leurs missives enflammées se confondent tant leurs déclarations sont convenues. Seul compte son plaisir personnel, son envie du moment, si bien que parfois, il se rappelle « des visages, de certains gestes, un son de voix ; quelquefois (…) rien. » Pour se débarrasser de son envahissante maîtresse, il se cache alors sous la bannière de l’honnêteté avant de se dédouaner au profit de la fatalité. Un jeu de langage qui vise à dissimuler son absence d’empathie sous couvert de fausse bienveillance puis de déterminisme. Le châtelain lui envoie donc une lettre l’avertissant qu’il ne veut pas faire son malheur, et qu’il part. Pour éviter une relance, il achève son courrier par deux mots ici cruels : « À Dieu ! »

À la réception de la lettre, Emma manque de mourir, tombe gravement malade, se remet mais demeure affaiblie. Sa douleur qu’elle attribue au manque amoureux porte l’empreinte d’une illusion perdue. Le manque d’égards de Rodolphe montre qu’il ne l’a jamais considérée autrement que comme un passe-temps honteux, voisin de ceux qui se jouent dans l’obscurité des trottoirs et des portes cochères. L’amour prend une teinte amère. Pendant sa convalescence, Charles, soucieux de lui offrir un moment de divertissement, l’emmène au théâtre de Rouen où le hasard les place près de Léon Dupuis. Celui-ci a pris de l’expérience et compte bien venger son orgueil de jeune homme en faisant la conquête de celle qui autrefois l’a rejeté.

Emma n’a pas appris des leçons du passé. Rodolphe, qui, jusqu’alors, hantait ses pensées, se voit relégué au rang de lointain souvenir. Elle agit ainsi guidée par le caprice d’être « reconnue » coûte que coûte sans s’intéresser aux intentions véritables de Léon. Le lendemain, ce dernier retrouve Emma que son mari a laissée en ville. Décidé à prendre sa revanche symbolique sur cette femme autrefois inaccessible, ses assauts – proches de ceux de Julien Sorel sur madame de Rénal – ont des accents de conquête. Sous prétexte de visiter la cathédrale, il l’emmène par surprise dans un fiacre. Les stores resteront baissés six heures durant, indignant les passants les plus pudiques, suscitant l’envie des hédonistes. Ce moment marque le début d’une liaison amorcée en songes quelques années plus tôt. Toutes les semaines, Emma rejoindra son amant à Rouen, dans une chambre d’hôtel qui deviendra le théâtre de la consommation de leur idylle jusqu’alors fantasmée. De son côté, déjà lassé, Léon songe à celle qu’il épousera, espérant que son éducation sentimentale fera de lui un mari prompt à satisfaire les besoins physiques de sa femme. Il est déjà dans « l’après » tandis qu’Emma ne vit que par (et pour) le présent. Ainsi se montre-t-il de moins en moins respectueux vis-à-vis de son amante. Aussi fat que Charles mais pourvu du charme de la jeunesse, le clerc de notaire semble combiner l’inintelligence du mari et le caractère primaire de Rodolphe. Pourtant Emma n’en a que faire, s’enlisant dans une relation déséquilibrée où elle donne tout mais ne reçoit rien. Mais cette insouciance a un coût. Bientôt, les visites chez l’usurier Lheureux se multiplient. Réussissant à obtenir un pouvoir de son mari, Emma en fait fol usage si bien qu’après avoir épuisé toute ressource, elle lit en rentrant de Rouen une affiche apposée sur sa porte, annonçant la saisie. Folle d’angoisse, elle court chez Rodolphe mais il lui a menti, n’a jamais eu d’argent et ne compte pas se départir de ses biens pour la soulager. Emma prend alors conscience du caractère unilatéral de son amour et comprend qu’elle a été utilisée. Léon, quant à lui, n’a que faire de la situation de sa maîtresse. Il lui promet de l’aider mais, soucieux de ne pas être compromis, ne prend pas la peine de se rendre au rendez-vous. Désespérée, elle se rend chez le pharmacien Homais où elle ingurgite une grande quantité d’arsenic. Rentrée mourir dans son lit, elle succombe au bout d’une longue agonie. Le jour des obsèques, on apprend le mariage prochain de Léon avec une jeune fille de bonne condition.

II – Le poison comme solution

Quand on a connaissance de l’intégralité du chemin de vie d’Emma Bovary, on se rend compte que si elle semble de prime abord bernée par des hommes dépourvus de sensibilité, sa responsabilité dans son destin n’est pas à négliger. Nous le savons, l’empoisonneuse Thérèse a réussi à traverser cette nuit d’ennui continuel d’une vie prévisible et sans bonheur. Jour après jour, elle s’est vue sombrer dans le néant entre Bernard, son mari indifférent et grossier, une belle-famille dressée contre elle et un lieu de vie infiniment morne. Il lui fallait s’extirper de ce cauchemar : rompre, se libérer, mais il n’y avait aucune raison de vivre. Nul refuge spirituel, pas d’amour ( dans son sens latin, amare, qui comprend aussi bien l’amitié que la passion sentimentale) , pas d’affection, l’enfant même qu’elle avait eue ne lui inspirait aucun sentiment. Comme Emma Bovary avant elle, Thérèse Desqueyroux ne pouvait accepter de se soumettre à une existence qui n’était pas la sienne. En somme, elle refusait de se contenter de ce qui est censé combler une femme : la vie maritale et la maternité. L’idée de la mort commença à émerger. Non pas dirigée contre elle mais contre Bernard, cet homme qui critique la prostitution mais qui se sent le droit de la posséder quand il en émet le souhait. Son geste n’est pas prémédité, il est pulsionnel. À l’instar d’Emma qui dérobe l’arsenic chez Homais sans y avoir préalablement songé, Thérèse verse quelques gouttes de trop dans le remède de son époux. L’abandon à cette aspiration crée toute une chaîne de gestes. Soir après soir, elle s’enfonce dans une routine salvatrice. L’espoir de pouvoir échapper à la monotonie d’une vie somme toute en passe d’être gâchée apparaît. L’entreprise secrète de Thérèse est son adultère, son vice, la double vie qu’elle s’évertue à dissimuler. L’acte physique lui confère un soulagement incomparable et l’idée de transgresser à nouveau les règles parvient à lui donner la force de supporter la litanie de l’enfermement domestique. Si Emma est pressée de retrouver le fiacre qui l’a conduira vers Léon, Thérèse grouille d’impatience en pensant au dîner, préambule de la prise médicamenteuse de Bernard. Les deux femmes ont besoin d’un palliatif à l’ennui et trouvent momentanément refuge dans la transgression de la morale. Mais si Thérèse est une « diabolique », Emma rêve d’amour absolu tel qu’en fabriquent les bluettes sentimentales qu’elle lit en secret depuis ses quinze ans. Elle devient intrinsèquement victime du romantisme de son temps qui met en scène des personnages en proie au mal du siècle. Le mal-être de la jeune femme lui apparaît comme « normal », presque salutaire puisqu’érigé en modèle du mouvement tandis que sa quête d’absolu se voit légitimée.

Le sort s’acharnant contre Thérèse, la voici découverte, jugée, blanchie puis séquestrée. Elle subit ainsi les foudres qu’Emma a évitées par la mort. Bientôt, la famille de Bernard s’unit à ce dernier pour la maintenir prisonnière et lui faire expier son geste. Ce sentiment d’enfermement qu’elle avait perçu depuis ses noces se concrétise. Thérèse connaît le sort des épouses folles des romans gothiques. Telle une madame de Rochester (Jane Eyre), la voici recluse dans des appartements non chauffés, maintenue en vie par un dessein de vengeance qu’on assume pas tout à fait mais qu’on ne saurait abandonner. Sa vie n’est plus que douleur et attente. Si Emma traverse les mêmes sentiments, personne ne s’en aperçoit. Sa prison est immatérielle et son mal-être invisible. Aussi, quand elle tombe malade après avoir lu la missive de Rodolphe, elle est la seule à connaître la véritable nature du mal qui la ronge, ce qui l’isole davantage qu’une porte fermée à clé. Thérèse paie pour son geste tandis que l’adultère d’Emma demeure impuni car non verbalisé. Le procès lave l’héroïne de Mauriac alors que l’impunité apparente du personnage de Flaubert finit par la consumer. Toutes deux sont incapables de remords mais ont une peur phobique de devoir faire face à un regret éventuel. Elles veulent vivre mais se meurent dans la perspective utopique d’un ailleurs qui soit meilleur. Cherchant hors d’elles, un remède à leurs souffrances, elles passent à coté de leur « moi » profond.

L’heure vient où Bernard libère Thérèse. Elle jouera un rôle d’apparat aux obsèques ou aux mariages mais ne sera plus ni sa femme ni la mère de sa fille. Il l’abandonne à elle-même après avoir bu ensemble au café de la Paix. Le nom de l’établissement n’est pas hasardeux, si tant est qu’un armistice soit envisageable. Peut-être Thérèse va-t-elle pouvoir vivre maintenant qu’une « forêt humaine » s’offre à elle et qu’aucun « barreau » ne s’oppose à son besoin d’avancer librement vers son destin. Peut-être même pourrait-elle connaître la pleine satisfaction de l’épanouissement personnel auquel Emma n’a jamais pu prétendre.

Du héros romantique, Goethe note une forme de souffrance recherchée comme catharsis d’idéaux inatteignables. Ainsi les mots de Werther sont révélateurs : « Le héros romantique est un héros qui souffre, mais qui accepte cette souffrance et parfois même la recherche. » Le bonheur étant censé être le résultat d’une quête introspective et contemplative, il arrive parfois que ces personnages romantiques « tournent mal », comme l’ambitieux Julien Sorel, dévoré par la rage d’y « arriver ». Emma fait partie du groupe. En devenant Madame Bovary, titre qui a valu un quotidien morose à celles qui ont porté ce nom, elle se dirige vers une issue funeste. Pas de « fatalité », pour paraphraser Rodolphe mais bien la conséquence logique pour une femme dont l’étroitesse du milieu paralyse les rêves de grandeur. Ses ambitions amoureuses ne peuvent être assouvies puisqu’elles relèvent d’un idéal moralement inatteignable pour le commun des mortels. Le mal du siècle, cette langueur qui touche ceux dont les ambitions ont pris l’eau à cause des changements politiques, contamine Emma. Si elle n’a que faire des différents régimes qui se succèdent, la voilà nostalgique du lyrisme romantique dont la quête d’absolu se retrouve jusque dans les contes dont elle s’abreuve. Née trop tard pour prendre part au mouvement et trop tôt pour en saisir les manquements, Emma est un personnage romantique égaré dans l’imperfection d’un univers tristement réaliste. Elle ne peut décemment pas y vivre sans souffrir. Or, nous savons que le temps de Werther est révolu, en somme de la douleur ne nait pas le bonheur mais l’abysse d’un mal innommable. Ce mal, il s’illustre, non pas par l’agonie d’Emma, mais par le crime de Thérèse, personnage qui porte l’héritage de toutes celles qui ont cru qu’une union dépourvue d’amour pourrait engendrer un ménage heureux.

Près de deux siècles après la parution du roman qui lui est consacré, le personnage d’Emma Bovary continue de nous émouvoir. Flaubert disait à propos de son héroïne : « Madame Bovary, c’est moi. » Il semblerait que nombreux soient les hommes et les femmes susceptibles de lui emboîter le pas. Aujourd’hui encore, bien des unions se scellent par caprice, par dépit ou encore par désir de répondre aux injonctions sociales. La désacralisation de la société aidant, le mariage a perdu de sa superbe, s’assimilant davantage à une fête de kermesse qu’à un sacrement scellant l’alliance de deux âmes. On veut aimer mais on ne s’aime pas. Un « Charles Bovary » fait l’affaire. Et puis, si on change d’avis, la garde alternée nous laissera le temps de chercher sur une quelconque appli (sic) un meilleur parti. Les « nouvelles Emma » survivent dans une dystopie immorale où « aimer bien » suffit, où on remplace plus qu’on ne répare. L’amour ne les exalte plus et les flèches des illusions se détournent de leurs esprits arides. Le néo-consumérisme sentimental tue le romantisme aussi efficacement que l’arsenic. Apprendre à se connaître est devenu aussi « has-been » qu’une lettre enflammée où chaque mot aurait été méticuleusement choisi pour pénétrer les émotions de l’autre. On veut tout tout de suite et on ne construit rien. La libération de la femme a finit par empoisonner sa féminité, la transformant en un être androgyne qui assimile l’élan sentimental à une faiblesse honteuse. Même la révolte de Thérèse ne trouve plus d’écho, puisqu’elles-mêmes n’ont pas la clairvoyance de se sentir prisonnières de leur routine oppressante. Pour se sentir enfermés, encore faut-il en avoir la capacité psychique et leur claustration routinière, symbole aberrant de « liberté » est voulu. Même le célibat ne se vit plus comme un choix de vie ou une parenthèse initiatique mais comme un prétexte à la dispersion. Personne n’apprend plus de ses erreurs ni de celles des autres. Car aller à la rencontre de soi demande une introspection totale qui ne peut être compromise ni par la fatigue ni par les notifications. Mais, au quotidien, il y a toujours de la fatigue et des notifications. C’est pourquoi le travail sur soi et donc l’amour de l’autre est impossible et que l’individualisme est devenu le nouveau romantisme.

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