Chroniques terriennes : Le chaos… façon puzzle

 Michel Dray.

Michel Dray est historien. Le regard qu’il porte sur ce premier quart du XXIème siècle est celui d’un homme qui, sans juger ses contemporains, tente de leur raconter un XXème siècle pas toujours drôle et dont, sans peut-être vraiment s’en rendre compte, ils sont les héritiers. À l’instar de son modèle depuis toujours, Michel de Montaigne, Michel Dray ne cherche pas à enseigner. Il raconte tout simplement. Chaque semaine, nous publierons un billet d’humeur, ironiquement intitulé par lui « chroniques terriennes »

Aujourd’hui : le chaos, façon puzzle.


Au jeune garçon, qui m’avait demandé si j’étais prof — il m’avait vu écrire tandis qu’il buvait son café à une table voisine — je lui répondis que j’étais écrivain et que je réfléchissais sur l’idée de chaos dans la culture européenne.

— Le chaos dans la culture européenne ? Woaw !
— Quel âge avez-vous ?
— Vingt ans m’sieur.

Je pouvais être son grand-père puisque né en 1953 - la préhistoire pour lui. C’était une époque où les concierges dès potron-minet rentraient leurs poubelles s’apostrophaient d’un trottoir à l’autre pour parler de la pluie et du beau temps. Et l’atmosphère des bistrots ? Il y avait toujours un Mimile bien aviné, accroché au zinc comme la moule à son rocher, et qui vous racontait comment « qu’il les réveillerait ces fainéants du Palais bourbeux ! » Aujourd’hui, il n’y a plus de Mimile, mais un grand écran diffusant une chaîne d’information continue, avec des présentateurs au physique de jeunes premiers, des experts sérieux comme un pape et des spots publicitaires décérébrants. Fini le temps des « comment ça va-t-y Mam’ Machin », « bah! comme le temps Mam’ Truc ». Aujourd’hui, ce sont des « vous les avez vus à la télé Mam’ Machin ? On vit vraiment un drôle de siècle, pas vrai ? », « m’en parlez pô Mam’ Truc ! »

— Tolstoi, un grand écrivain russe, disait « si tu ressens de la douleur pour toi, ça prouve que tu existes. Mais si tu ressens de la douleur pour les autres, ça prouve que tu es un être humain.
— Quel rapport avec le chaos m’sieur ?

Je réfléchi plusieurs secondes. Pour le gamin, c’est long plusieurs secondes, lui, qui, d’un clic peut avoir accès aux vidéos réalisées au bout du monde. Je voudrais lui faire comprendre tout le danger de se désintéresser des autres.

— D’accord m’sieur, mais je vois pas le rapport avec le chaos.
— Tu ne peux rien ressentir, fiston, si tu ne cultives pas ton esprit critique. L’esprit critique, c’est ça qui t’aidera toujours à être un homme, un vrai, crois-moi bonhomme.
— Vous dites n’importe quoi m’sieur. Demandez à ma copine si je ne suis pas un homme, un vrai…

Je ne lui en veux pas de sa réponse. Comment, en vérité, pourrait-il comprendre ? L’école lui a peut-être appris les « fondamentaux » mais qu’en est-il du fondamental, autrement dit l’apprentissage de son métier d’homme ? C’est dangereux le métier d’homme parce qu’on doit regarder où l’esprit met les pieds. La pensée unique surtout, ça c’est l’écueil majeur. Il faut naviguer entre mensonge organisé et vérité fabriquée.

Le chaos c’est avant tout l’enlisement dans le sable mouvant de la pensée unique.

Montaigne disait « je n’enseigne pas, je raconte ». Alors je me suis appliqué à lui raconter le monde, les gens et les choses. Sans remonter aux calendes grecques, je démarrai mon laïus au Moyen-Âge, où les hommes avaient du chaos une vision messianiste, où, pour reprendre le mot admirable du médiéviste Marc Bloch, le « Ciel était trop près de la Terre pour que les Hommes n’eussent pas Dieu viscéralement attaché à leur ombre. Dans ces temps reculés d’une Europe encore impubère, le chaos ce sont les ténèbres où évolue un univers rétif à la « vraie religion », celle du Christ. Puis vint la Renaissance gourmande du Savoir des Anciens pour qui le chaos c’est le Vide, l’absence de couleurs, l’art comme principe vital de la Civilisation. Kâos en grec signifie la personnification du Vide préexistant à toute forme de création. Je pourrais aller d’une époque à l’autre, d’une définition du chaos à une autre comme on va de port en port. J’aurais pu aussi lui raconter le grand roman de l’homme cet animal si craintif et si peureux qu’il n’a pas trouvé mieux que d’inventer Dieu pour ne plus avoir peur de la mort.

Il n’empêche. De Louis XIV et son « l’État c’est moi » à De Gaulle et son « moi ou le chaos » en passant par les Lumières, le chaos a toujours été le bâton et le bonheur la carotte. Qu’on se souvienne seulement de Saint-Just clamant urbi & orbi que le bonheur est une idée neuve en Europe et on aura compris ce que valent les promesses.

— Et le populo dans tout ça, enfin je veux dire le peuple m’sieur ?

Me serais-je fourvoyé ? Aurais-je devant moi un esprit curieux hélas ! asséché par un programme où l’histoire n’est plus qu’une lamentable roue de secours, le grec et le latin des langues mortes et enterrées ? Toujours est-il que le môme a raison. La vision du chaos chez les intellectuels n’est en définitive qu’une façon de voir le monde en oubliant - volontairement, j’insiste - que, de tout temps, c’est le peuple qui écrit la chanson même s’il n’en touche guère les droits d’auteurs. L’Histoire n’est pas tendre avec le peuple. Il y a toujours un moment où elle lui demande de se taire.

Le chaos c’est le silence.

Nous évoluons dans un monde bruyant, addict à la rumeur, fasciné par le truquage d’images et hypnotisé par le désordre des mots. Les chaînes d’information continue se déchaînent. À coup « d’alerte info » et de « flash spécial », tout est fait pour que la forme privilégie le fond et pour que la publicité suit le mouvement. Bonnes gens, regardez en paix : les experts des chaînes sont là pour vous dire ce que vous avez envie d’entendre.

Le chaos c’est l’éclatement de la pensée… façon puzzle

On l’aura compris, le monde aujourd’hui n’est pas plus fou que jadis. Disons seulement qu’il avance comme erre un amnésique, c’est-à-dire qu’il ne sait pas vraiment où il va. Un coup à gauche et il plonge dans le stalinisme ; un coup à droite et il s’enfonce dans le fascisme. Chacun étant le meilleur ennemi de l’autre.

Et entre ces deux extrêmes du spectre politique… il y a la République.

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