Le Contemporain - Remportant 42 grands-électeurs de plus que les 270 requis, Donald Trump a été élu le 5 novembre dernier 47ᵉ président des États-Unis face à sa concurrente démocrate, Kamala Harris. De la campagne qui a précédé la victoire du candidat républicain nous retenons surtout son extrême violence, aussi bien verbale que physique ; que nous dit celle-ci ainsi que ce résultat de la société américaine d’aujourd’hui ? De ses aspirations, de ses peurs et, surtout, de ses clivages. D’aucuns évoquent une nouvelle « guerre civile froide » entre deux Amériques semble-t-il irréconciliables.
Olivier Burtin - Cette élection a montré que la vie politique américaine continuait d’être fortement polarisée entre deux blocs de taille plus ou moins égale.
Certes, les commentaires à chaud ont souligné le caractère décisif de la victoire du parti républicain, désormais en position de contrôler les trois branches du pouvoir fédéral. Cependant, en termes de voix exprimées, cette victoire repose sur une majorité relativement modeste. Contrairement aux véritables « vagues rouges » de Reagan en 1984 ou de Nixon en 1972, il n’y a pas eu de raz-de-marée électoral. Trump n’a obtenu que 2,5 millions de voix supplémentaires par rapport à 2020, sans pour autant s’assurer une majorité absolue du vote populaire. Ce sont surtout les démocrates qui ont déçu les attentes, avec près de 7 millions de voix en moins pour Harris comparé à Biden. Ce recul s'explique probablement par un désaveu inévitable, principalement attribué à une conjoncture économique difficile. Bien que la situation aux États-Unis soit meilleure qu’en Europe, l’inflation élevée a poussé de nombreux électeurs à voter pour Trump, souvent par pragmatisme, sans nécessairement adhérer à l’ensemble de son programme ou à ses idées les plus radicales. Cependant, il serait illusoire de s’attendre à ce que Trump reconnaisse cette réalité ou modère son discours en conséquence.
Il est probable que les quatre années à venir ne feront qu’accentuer les fractures déjà profondes de la société américaine.
Au contraire, le 45ᵉ, et bientôt 47ᵉ, président des États-Unis semble résolu à capitaliser pleinement sur sa victoire, sans le moindre regard en arrière. Contrairement à Harris, qui avait tenté durant sa campagne de tendre la main à l’opposition en s’associant à des figures républicaines comme Liz Cheney, Trump a adopté une approche fermement partisane, tirant parti au maximum de la polarisation politique actuelle. C’est d’ailleurs cet aspect de sa victoire qui mérite d’être souligné : à la différence de 2016 et même de 2020, Trump bénéficie désormais du soutien d’un mouvement structuré, porté par des organisations telles que l’America First Policy Institute. Ces dernières ont consacré les quatre dernières années à préparer son retour, en constituant une sorte de « cabinet fantôme » à l’image britannique, prêt à mettre en œuvre sa politique dès le premier jour de son mandat. Cela sera facilité par le fait que le camp démocrate semble marqué par une certaine lassitude ; le mouvement massif de résistance à ses politiques qui a marqué son premier mandat a sans doute fait long feu. Dans ce contexte, il est probable que les quatre années à venir ne feront qu’accentuer les fractures déjà profondes de la société américaine.
Le Contemporain - Quel bilan intérieur et extérieur pouvons-nous dresser des quatre années du mandat Biden ?
Les partisans de Biden n’ont pas manqué de le comparer à Franklin Delano Roosevelt, en s’appuyant sur plusieurs réussites de sa politique intérieure. L’un des points d’orgue de son mandat demeure sans doute l’Inflation Reduction Act, une loi majeure ayant injecté des centaines de milliards de dollars dans l’économie américaine. Ce texte a non seulement contribué à la reprise post-COVID en favorisant des taux de croissance et de chômage enviables, surtout par rapport à l’Europe, mais il représente également le plus grand investissement dans la lutte contre le réchauffement climatique de l’histoire des États-Unis. Les soutiens de Biden mettent également en avant les actions en justice contre les géants de la tech, notamment le jugement historique de l’été dernier déclarant Google en situation de monopole. Ces poursuites ont joué un rôle clé dans le virage conservateur de la Silicon Valley, dont Elon Musk est la figure la plus emblématique. Enfin, les démocrates ont aussi loué l’engagement de Biden en faveur du mouvement ouvrier, celui-ci étant le premier président à s’être rendu en personne sur un piquet de grève.
Ce qui restera comme l’échec le plus emblématique de sa présidence, c’est l’incapacité de Biden à tenir sa promesse de 2020 : empêcher Trump de revenir au pouvoir.
Malgré ces réussites incontestables, Biden n’a pas su dissiper, dans l’esprit de nombreux Américains, le poids de certains échecs. L’éclatement de deux conflits majeurs en Ukraine et au Moyen-Orient pendant son mandat, et l’incapacité de Washington à y mettre un terme malgré ses efforts répétés, a renforcé une perception de faiblesse que Trump a su exploiter pour prendre l’avantage. Bien que le niveau élevé d’inflation de 2020-2022 soit désormais retombé, les prix restent nettement supérieurs à ceux du mandat précédent, offrant à Trump un contraste avantageux. Sur le plan personnel, le manque de charisme et de dynamisme de Biden a sans doute limité l’impact de ses réalisations, l’empêchant d’en tirer pleinement parti. En dépit de son engagement en faveur des ouvriers et de sa politique plus ferme à l’égard des monopoles, il n’a pas non plus réussi à formuler une vision globale et cohérente de ses actions, semblable au « New Deal » que Roosevelt avait su incarner dans les années 1930.
Ce qui restera toutefois comme l’échec le plus emblématique de sa présidence, c’est l’incapacité de Biden à tenir sa promesse de 2020 : empêcher Trump de revenir au pouvoir. Avec le recul, la décision de Biden de se représenter en 2024, puis de se retirer de la course à quelques mois seulement de l’élection, malgré des signes précurseurs évidents de désastre, fut fatal à son camp. Cette décision a privé les démocrates d’une véritable primaire qui leur aurait permis de désigner un successeur à la hauteur des enjeux, amenant à la sélection précipitée d’une candidate qui n’a pas su inverser la tendance dans le court délai imparti. À l’instar d’Obama avant lui, l’incapacité de Biden à faire barrage à Trump amènera sans doute les historiens à juger son mandat de façon bien plus critique.
Le Contemporain - Donald Trump a promis durant sa campagne d’imposer à hauteur de 60% les biens en provenance de Chine, dans le même temps, celui-ci cultive une certaine ambiguïté au sujet de Taïwan et des pays alliés aux États-Unis dans une région, l’Indo-Pacifique, devenue centrale depuis le pivot stratégique vers l’Asie initié sous Obama. À quelle politique asiatique devons-nous nous attendre sous le mandat de Donald Trump ?
Sous un nouveau mandat de Donald Trump, la politique asiatique des États-Unis serait probablement marquée par la continuité de son approche transactionnelle et personnalisée. Trump a toujours préféré des relations bilatérales fondées sur des échanges directs avec d’autres dirigeants, et cela se traduira notamment par une relation ambivalente avec la Chine. D’un côté, il continuera sûrement à exprimer une certaine admiration pour Xi Jinping, qu’il perçoit comme un « homme fort », et il évitera sans doute de critiquer ouvertement la Chine sur des questions sensibles comme le traitement des Ouïghours ou la répression à Hong Kong, dans la mesure où les préoccupations liées aux droits de l’homme sont loin de faire partie de ses priorités. De l’autre côté, il est fort probable qu’il maintiendra une rhétorique virulente contre la Chine en tant que puissance commerciale, cherchant à protéger les intérêts américains par des mesures économiques drastiques, comme sa promesse d’imposer une taxe de 60 % sur les importations chinoises. Cette stratégie vise à renforcer son image de défenseur des travailleurs américains, mais elle risque d’exacerber les tensions commerciales et d’entraîner des représailles chinoises (sans parler des pressions des nombreuses entreprises américaines qui dépendent encore de la Chine pour leur approvisionnement, comme Apple ou Tesla).
Au-delà de la Chine, Trump continuera probablement d’insister sur la domination militaire américaine dans la région Indo-Pacifique, tout en adoptant une approche unilatérale vis-à-vis des alliés traditionnels de son pays comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon et la Corée du Sud. Ceux-ci seront sans doute à nouveau appelés à contribuer davantage à leur propre défense, conformément à la vision « America First » de Trump. Cela risque évidemment de fragiliser ces alliances et de limiter la coordination régionale face à l’influence croissante de Pékin. Par ailleurs, il n’est pas exclu que Trump cherche à renouer avec Kim Jong-un pour conclure un nouvel accord sur la dénucléarisation de la Corée du Nord, bien que ses efforts précédents n’aient pas abouti à des résultats concrets. Quant au pivot stratégique vers l’Asie initié sous Obama, il est probable que Trump poursuive cette réorientation, d’autant plus que l’évolution politique en Europe, avec notamment la défaite des conservateurs polonais, pourrait réduire la pression sur les États-Unis pour maintenir une présence accrue sur le Vieux Continent.
Le Contemporain - Donald Trump dit pouvoir clore en « un coup de téléphone » la question ukrainienne, et ne cesse, porté par un électorat évangélique croissant aux États-Unis, d’afficher un « soutien total » à la politique du gouvernement de Benyamin Netanyahou. À quoi devons-nous nous attendre pour les quatre prochaines années en ce qui concerne l’action américaine dans ces deux conflits ?
L’Ukraine pourrait développer un ressentiment semblable à celui de la France après la perte de l’Alsace-Lorraine en 1870, nourrissant un esprit de revanche à long terme qui pourrait déstabiliser la région.
Trump et son vice-président J.D. Vance ont clairement exprimé leur désintérêt pour la défense ukrainienne, affirmant leur intention d’interrompre les livraisons d’armes et l’aide économique à Kiev. Ils privilégieront un accord de paix reconnaissant les lignes actuelles de contrôle militaire, garantissant la neutralité de l’Ukraine et excluant toute perspective d’adhésion à l’OTAN. Une telle initiative, largement favorable à Moscou, mettrait fin au soutien crucial des États-Unis à l’effort de guerre ukrainien, forçant Kiev à accepter des concessions majeures. Bien que Volodymyr Zelensky affiche toujours une posture de défiance, la fatigue croissante au sein de la population ukrainienne pourrait rendre une telle issue inévitable. Mais une paix durable semble improbable, car la Russie cherchera inévitablement à violer les termes de cet accord pour étendre son influence. Face à une telle escalade, Trump, malgré son désir de se présenter comme un « faiseur de paix », pourrait se retrouver sans stratégie cohérente. Par ailleurs, l’Ukraine pourrait développer un ressentiment semblable à celui de la France après la perte de l’Alsace-Lorraine en 1870, nourrissant un esprit de revanche à long terme qui pourrait déstabiliser la région.
Au Moyen-Orient, Trump poursuivra sans nul doute une politique de soutien inconditionnel à Israël, en accord avec son alignement historique sur le gouvernement de Benjamin Netanyahou. La nomination de figures comme Mike Huckabee, connu pour ses positions évangéliques et conservatrices, marque un tournant encore plus marqué vers l’extrême droite israélienne. Cette posture ouvrirait probablement la voie à des mesures controversées, telles que l’annexion officielle par Israël de zones en Cisjordanie ou à Gaza, exacerbant les tensions régionales et réduisant davantage les perspectives d’un règlement pacifique. Si cette politique constitue une escalade, elle ne serait pas totalement en rupture avec l’administration précédente, qui a critiqué Netanyahou mais s’est abstenue de prendre des mesures concrètes pour limiter l’aide militaire américaine à Israël. Il sera intéressant de voir comment réagissent les alliés arabes de Washington, qui s’étaient montré ouverts à une normalisation de leur relation avec Israël durant le premier mandat de Trump (on pense par exemple aux accords d’Abraham avec les Émirats arabes unis et Bahreïn) mais qui ont mis un coup d’arrêt à ce rapprochement depuis le début de la guerre en octobre 2023.
Le Contemporain - Après la débâcle d’Afghanistan de 2021, cette victoire de Donald Trump sonne-t-elle de manière définitive le glas de l’Amérique « gendarme du monde » au profit d’un retour à l’isolationnisme plus classique de la doctrine Monroe ? Aussi, une Amérique qui se referme sur elle-même est-elle une opportunité à saisir pour une Europe qui aurait selon les mots du président Macron « trop longtemps évité de porter le fardeau de sa propre sécurité » ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord corriger l’idée reçue selon laquelle les États-Unis auraient été largement « isolationnistes » avant 1945. Cette perception est très exagérée. Dès le XIXᵉ siècle, ils ont projeté leur puissance très au-delà de leurs frontières, envoyant par exemple des navires pour ouvrir (de force) des marchés aussi éloignés que le Japon ou Hawaii, et prenant part à l’impérialisme occidental en réprimant la rébellion des Boxers en Chine. Au début du XXᵉ siècle, les entreprises américaines étaient des pionnières de la mondialisation, investissant aussi bien en Amérique latine qu’en Europe. Même l’exemple le plus souvent cité comme preuve de leur prétendu isolationnisme – le rejet par le Sénat américain du Traité de Versailles en 1919 – ne résiste pas à une analyse approfondie. Les États-Unis, bien qu’ayant refusé l’adhésion officielle à la Société des Nations, y ont joué un rôle clé durant tout l’entre-deux-guerres à travers notamment la participation de leurs fondations. Ces exemples montrent que, loin d’être isolé du monde, Washington a toujours entretenu des liens étroits avec celui-ci.
Ce qui se profile aujourd’hui n’est donc pas la fin d’une Amérique « gendarme du monde » qui se replierait sur elle-même en devenant « isolationniste ». Il s’agit plutôt du retrait d’une politique étrangère multilatérale, qui privilégie la consultation avec les alliés et cherche à légitimer ses actions sur la scène internationale, en faveur de l’adoption d’une approche plus unilatéraliste qui place les intérêts américains au-dessus de ceux de leurs partenaires et réduit la diplomatie à un rôle secondaire, lui préférant la force militaire. Bien que Trump se vante de ne pas avoir déclenché de guerre durant son premier mandat, son obsession de l’humiliation pourrait le pousser à des démonstrations de force si le prestige des États-Unis était défié, par exemple en cas de violation d’un éventuel armistice en Ukraine. Par ailleurs, même s’il s’est montré réticent à engager des troupes au sol, il a largement recouru aux forces spéciales et à l’armée de l’air, dont les interventions, moins coûteuses en vies humaines pour les États-Unis, suscitent moins d’opposition dans l’opinion publique. Il ne faut pas non plus exagérer la rupture que l’approche de Trump constitue dans l’histoire des États-Unis : on a déjà vu le même type d’approche unilatérale lors de l’invasion de l’Irak en 2003, par exemple. Trump a beaucoup critiqué les néo-conservateurs, mais il n’a pas pour autant rejeté tous les aspects de leur politique étrangère.
Ce qui se profile aujourd’hui n’est donc pas la fin d’une Amérique « gendarme du monde » qui se replierait sur elle-même en devenant « isolationniste ». Il s’agit plutôt du retrait d’une politique étrangère multilatérale [...] en faveur de l’adoption d’une approche plus unilatéraliste.
Pour répondre à cette question, il faut d’abord corriger l’idée reçue selon laquelle les États-Unis auraient été largement « isolationnistes » avant 1945. Cette perception est très exagérée. Dès le XIXᵉ siècle, ils ont projeté leur puissance très au-delà de leurs frontières, envoyant par exemple des navires pour ouvrir (de force) des marchés aussi éloignés que le Japon ou Hawaii, et prenant part à l’impérialisme occidental en réprimant la rébellion des Boxers en Chine. Au début du XXᵉ siècle, les entreprises américaines étaient des pionnières de la mondialisation, investissant aussi bien en Amérique latine qu’en Europe. Même l’exemple le plus souvent cité comme preuve de leur prétendu isolationnisme – le rejet par le Sénat américain du Traité de Versailles en 1919 – ne résiste pas à une analyse approfondie. Les États-Unis, bien qu’ayant refusé l’adhésion officielle à la Société des Nations, y ont joué un rôle clé durant tout l’entre-deux-guerres à travers notamment la participation de leurs fondations. Ces exemples montrent que, loin d’être isolé du monde, Washington a toujours entretenu des liens étroits avec celui-ci.
Ce qui se profile aujourd’hui n’est donc pas la fin d’une Amérique « gendarme du monde » qui se replierait sur elle-même en devenant « isolationniste ». Il s’agit plutôt du retrait d’une politique étrangère multilatérale, qui privilégie la consultation avec les alliés et cherche à légitimer ses actions sur la scène internationale, en faveur de l’adoption d’une approche plus unilatéraliste qui place les intérêts américains au-dessus de ceux de leurs partenaires et réduit la diplomatie à un rôle secondaire, lui préférant la force militaire. Bien que Trump se vante de ne pas avoir déclenché de guerre durant son premier mandat, son obsession de l’humiliation pourrait le pousser à des démonstrations de force si le prestige des États-Unis était défié, par exemple en cas de violation d’un éventuel armistice en Ukraine. Par ailleurs, même s’il s’est montré réticent à engager des troupes au sol, il a largement recouru aux forces spéciales et à l’armée de l’air, dont les interventions, moins coûteuses en vies humaines pour les États-Unis, suscitent moins d’opposition dans l’opinion publique. Il ne faut pas non plus exagérer la rupture que l’approche de Trump constitue dans l’histoire des États-Unis : on a déjà vu le même type d’approche unilatérale lors de l’invasion de l’Irak en 2003, par exemple. Trump a beaucoup critiqué les néo-conservateurs, mais il n’a pas pour autant rejeté tous les aspects de leur politique étrangère.
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