■ Aquarelle par François Guery.
Jadis, j’ai été ami avec Luc Ferry, lui qui a tant d’amis illustres. Il était alors, à Lyon, le gourou number one. J’avais compris qu’il partageait avec François Hollande le goût des « petites blagues », et lors d’un voyage en Pologne communiste, où nous étions invités ensemble pour un colloque, il plaisantait sur la vie infecte des sujets des tsars rouges, disant : la question de savoir s’il y a une vie après la mort n’est pas essentielle, c’est surtout de savoir s’il y a une vie avant la mort... »
En effet, dans ces années 80, les Polonais auraient bien aimé avoir une vie, là tout de suite, une vivable ! Et heureusement, l’avenir leur a ouvert une porte, avec la chute du mur de Berlin, puis, de l’URSS abusive.
Je réfléchis sur cette idée d’une vie avant la mort, une vraie vie ! Et Jésus n’a-t-il pas dit, « je suis la voie, la vérité et la vie » ? Il l’a dit avant de mourir, et la promesse de vie véritable, vraie, s’adressait à des vivants, avant leur mort.
Le père est en moi, ajoute-t-il: Il n’est pas au-delà, ni dans le Ciel avec ses astres, ni dans un lieu autre que la terre, et chacun l’a en soi. C’est la leçon des dernières heures d’un Jésus vivant, une leçon de vie. De vie avant la mort !
Faut-il y insister ? Tant de martyrs, tant d’assassinats qui se veulent héroïques et valent une vie divine après la mort, qui se réclament d’une récompense promise, d’une promesse de vie heureuse dans la mort, après … Jésus ne semble pas, en réalité, proclamer un premier Viva la muerte ! Il va à la mort avec un message de vie divine ici et maintenant, hic et nunc, si bien qu’on peut se mettre à douter s’il croit et fait croire à la trop promise « vie éternelle », qui viendrait sanctionner ou récompenser « la vie » tout court, celle que chacun mène.
Jésus, sceptique sur le dogme de l’âme immortelle ? Incroyant ? Il nierait l’au-delà, le Ciel ? Il ne se soucierait que de cette vie qu’on a sur terre, vie unique, bordée par la naissance et la mort ? Admettons que cela mérite qu’on s’y arrête, qu’on cherche le vrai, le vrai Jésus, la vraie doctrine, puisque c’est de sa naissance qu’on date encore notre époque, l’année en cours : le repère par excellence, notre début.
L’embarras commence là : le « vrai », comme si on y était, celui à qui on n’a pas ajouté, retranché, déformé ! Je me souviens de nos conversations avec le regretté Jean-Paul Dumont, le philologue, responsable du volume de la Pléiade consacré aux Présocratiques. Nous étions ensemble au jury du CAPES de philosophie, et il me disait qu’une des caractéristiques de l’Antiquité grecque était que tous les textes, toutes les paroles étaient l’objet d’un immense commentaire, comme si les Grecs de toute époque formaient une assemblée bruyante, bavarde, avide de ragots, ironique aussi, riant des bévues des uns et des autres. Ainsi des Troyens imbéciles, qui ouvrent leur porte à leurs assassins ! Troie, Troia, la truie, on en a fait des gorges chaudes pendant des siècles.
En va-t-il de même pour cet autre Orient bavard, discutailleur, ratiocinateur, amateur de devinettes, ainsi qu’un autre expert remarquable, Giorgio Colli, le montre dans La naissance de la philosophie, et dans La sagesse grecque, notamment ? Je parle de cette Judée, théâtre des prédications de Jésus, dont on découvre les talents de devin mystificateur, qui tient en haleine son auditoire conquis en lui répétant avec malignité « comprenne qui pourra », « ils ont des oreilles pour ne pas entendre », et autres vacheries à la fois indulgentes et condescendantes.
Marie de Magdala semble la seule à entrer dans le jeu des devinettes ésotériques, si on admet que Thomas, Toma, ne donne son nom à un évangile apocryphe que pour la forme, étant donné que ce n’est qu’un recueil de Logia, paroles dites. Avec elle, sa disciple déjà évoquée ici précédemment, il se lâche, il vaticine, il risque des aveux qu’on pourrait juger « théoriques », sur l’origine et le cours du monde, les archétypes, l’esprit, l’âme, la mort : tous sujets sur lesquels il revient sans cesse.
Là où l’idée d’une immense rumination collective, d’un « bavardage » fait de citations, commentaires, gloses, peut s’appliquer à Jésus, c’est qu’il semble, à travers ses propos rapportés dans les évangiles écartés par l’Église ensuite, citer avec ruse et malignité des doctrines en vogue ailleurs, en Grèce, doctrines que le contenu de la jarre de Nag Hamadi révèle dans leur diversité. Aux évangiles s’ajoute une traduction en copte de la Politeia de Platon, la République, et aussi, surtout, Hermès Trismégiste, son Corpus Hermeticum, source égyptienne des secrets pythagoriciens, source de Platon. L’analogie est frappante et des spécialistes l’ont nécessairement remarquée, je les appelle à en parler.
Revenons à la mort, à la survie de l’âme après la mort, point de doctrine qui est aussi un dogme, pas seulement chrétien, peut-être pas spécialement. Homère raconte dans l’Odyssée qu’en ouvrant un puits, Ulysse aperçoit au fond toutes les grandes figures de l’histoire grecque antérieure, blêmes et exsangues, et un seau de sang de bœuf déversé les rassasie pour un temps. Les morts vivent, vivotent aux Enfers, sauf que leur corps participe encore à cette vie raréfiée.
La version homérique de la survie de l’âme est grossière, d’autres conceptions plus anciennes le sont moins, et forment la source de notre métaphysique. Les voyages de l’âme ont inspiré le Phèdre, le Phédon. Ils viennent de loin, et se sont propagés d’une civilisation à une autre, si bien que dans les premières années du premier siècle, elles datent, elles sont des versions tardives de leur première inspiration. On en donnera ici une image simpliste, tant la question est ardue.
Le lien entre les astres et les âmes est le premier principe de ces conceptions archaïques, d’abord chaldéennes. La distinction entre notre corps et notre âme tient à ce que le corps est à l’évidence corruptible et changeant, tandis que l’identité personnelle, que ce soient des sentiments ou des pensées, ne l’est pas, d’où une interrogation sur la provenance de l’âme, et sa ressemblance avec des êtres incorporels : Du fait que les étoiles, le soleil et les planètes semblent fixes à travers leurs cycles, vus dans le ciel, calculés, prévisibles, l’astrologie et la psychologie vont de pair. On imagine que l’âme a d’abord habité les sphères célestes pour ensuite « tomber » dans les corps, qu’elles animent et dotent de ces pensées que Descartes énumère encore lorsqu’il définit la « substance pensante », avec ses perceptions, ses sensations et ses idées.
Encore faut-il distinguer entre des vérités suprasensibles, et des émotions d’ordre personnel : d’un côté le nous, l’intelligence, qui participe d’une ordonnance générale du cosmos, de l’autre, des manifestations du corps, de la chair. Noos et psyché ne sont pas si apparentés. Le nous, cette lumière, qui surmonte les ténèbres, est solaire, psyché a davantage un côté lunaire.
Ici, je rationalise des récits fabuleux, des narrations successives qui inspirent jusqu’à nous la métaphysique, à travers les religions, les révélations, les secrets mystiques.
Jésus a nécessairement joué un rôle dans la propagation universelle de ces éléments fabuleux, datés par ailleurs du règne de l’astrologie en général, quoique un héliocentrisme soit compatible avec l’inspiration pythagoricienne qui va de Platon à Galilée. Il y a à la fois un exotérisme, un effort partagé avec les apôtres qui le suivent, et prendront la relève, pour sortir du milieu juif d’origine et toucher tous les peuples du monde avec les promesses de salut, et un ésotérisme dont je parle en commentant les évangiles apocryphes : des révélations sur les secrets du cosmos et de l’âme, leur nature, leur origine et leurs destinée ou destination.
Il y a une ressemblance frappante entre les propos privés rapportés dans les deux évangiles apocryphes déjà cités et le Corpus hermeticum d’Hermès Trismégiste, mais naturellement, il faudrait le montrer en détail, tâche bien écrasante. Ici, je dirai seulement que l’idée d’une « vie après la mort », soit d’une persévérance temporelle de ce qui est le moi, le soi de chacun, par delà la mort, n’est aucunement ce qui ressort des paroles privées, des Logia de Jésus. Que le nous ou intelligence impersonnelle demeure après la mort va de soi, étant donné que cela n’a jamais été un trait de personnalité, une idiosyncrasie propre à tel ou tel. Platon le démontre avec son esclave géomètre du Ménon. Le retour au cosmos c’est le soleil, la lumière, le Père, l’Esprit. Immuables, ils ne peuvent être affectés par la corruption de la chair. C’est donc du côté de la psyché que l’équivoque peut s’installer.
Etant donné que l’âme est « descendue » des hauteurs du Ciel intemporel, voyage à étapes où elle se rend compatible avec la chair qu’elle va animer, son séjour en « nous » vivants individuels la charge de quelque chose de charnel : sentir, s’émouvoir est charnel. La mort du corps la rend par étapes ou non, à son identité de départ, elle perd nécessairement ce qu’elle avait de personnel- individuel, elle n’est plus « nous », « moi », mais « une âme » que les latins repéraient dans les oiseaux du ciel, en tout cas étrangère à la familiarité du quant à soi. La doctrine de la métempsycose pose une âme assez impersonnelle pour naviguer d’une espèce à l’autre, d’un corps à l’autre. A un disciple naïf qui lui demande si les âmes des morts montent au ciel, Jésus répond ironiquement : « alors les oiseaux ont de l’avance sur nous ! ». Questionné par les prêtres sadducéens alors qu’il est encore adolescent, sur un « cas » litigieux : une femme a été épousée successivement par les frères de son mari défunt, avec lequel ira-t-elle au ciel ? Jésus affirme qu’au « ciel » elle n’ira avec personne, manière de dire qu’au ciel, on ne s’emporte pas même soi-même. C’est ici qu’est le royaume, répète-t-il, en chacun, et le dedans vaut le dehors. La lumière est en toi, en moi, en tous.
La conversion du regard est la conversion même : assez de paradis ! Assez de ciel ! Assez d’attente de la mort, de la récompense, du salut des âmes mortes ! Vivre est la voie. Jésus est le premier contempteur de la métaphysique et des arrière mondes, si des oreilles nous poussent pour l’entendre !
Note de l’auteur
Jean 14:5-14 - Thomas lui dit : Seigneur, nous ne savons pas où tu vas ; et comment pouvons-nous en savoir le chemin ? Jésus lui dit : Moi, je suis le chemin, et la vérité, et la vie ; nul ne vient au Père que par moi… je suis le Père, et le Père est en moi.
Ce texte remarquable de François Guery n’est pas suffisamment accessible dans les publications du contemporain . Je le trouve pourtant plus profond et argumenté je d’autres sur le même sujet et me réjouis d’avoir pu le lire
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