Jet d’eau - « Massada ne tombera plus jamais », Israël en état de siège

 Le site de Massada en Israël.

Par Paul Vallet - historien et politologue franco-américain, résident à Genève où il est Associate Fellow du Geneva Center for Security Policy. Diplômé de, et a enseigné à Sciences Po Paris, la Fletcher School of law and diplomacy de Tufts University. Il a reçu son doctorat en histoire de l’Université de Cambridge.

[N.d.l’.A : Sur ce sujet, voici de nouveau quelques lectures recommandées. Mireille Hadas-Lebel est l’auteure de « Massada, Histoire et Symbole » (1995) ainsi que de biographies de Flavius Josèphe et d’Hérode, et a édité les œuvres complètes de Flavius Josèphe chez Bouquins (2022). Quant à l’histoire moderne du conflit israélo-palestinien, voir les œuvres de Georges Bensoussan, Henry Laurens, et les œuvres de tradition critique des «nouveaux historiens » israéliens. Sur l’armée et la géopolitique d’Israël, voir les ouvrages de Pierre Razoux et Frédéric Encel. Sur la « surprise de 1973 », voir Marius Schattner & Frédérique Schillo, « La Guerre du Kippour N’aura Pas Lieu », nouvelle édition 2023.]

I. Au commencement était une forteresse assiégée…

Au premier siècle avant notre ère, l’ancien royaume juif des Hasmonéens était gouverné par un roi-client de Rome, qui avait su habilement manœuvrer entre le camp de Marc-Antoine et celui d’Octave Auguste, et ainsi devenu « Hérode le Grand ». Les lecteurs de l’Evangile le connaissent comme le roi qui fit tuer tous les nouveaux-nés de Bethlehem dans l’espoir d’éliminer le petit Jésus dont lui avaient parlé les mages venus de l’Orient. On connait aussi Hérode par ses activités de grand bâtisseur que les archéologues modernes mettent encore au jour. Le Mur des Lamentations, dernier vestige vénéré du Temple de Jérusalem, est l’une des œuvres d’Hérode qui l’avait rebâti avec faste, bien que le souverain n’ait pas été considéré comme juif pieux par ses sujets les plus religieux et les plus nationalistes, en particulier ceux qu’on appelait alors les « zélotes ».

Lors de la guerre civile entre Antoine et Octave, Hérode, qui craignait par ailleurs l’invasion de son royaume par les Parthes à l’occasion des dissensions entre Romains, avait aussi entrepris de nombreux travaux de fortifications défensives. Outre les remparts de sa capitale, Hérode avait établi des lignes de forteresses face à l’est et au sud, en particulier pour se défier des velléités d’expansion de Cléopâtre. Sa forteresse jugée la plus remarquable fut élevée sur un piton rocheux surplombant le désert du Néguev et la Mer Morte, Massada, où Hérode avait aussi aménagé des somptueux palais au cas où il devrait s’y réfugier.

La disparition d’Hérode fut suivie dans les décennies suivantes du premier siècle de notre ère d’une emprise croissante des Romains sur la Judée, ne laissant à ses descendants que des fragments à gouverner en tant que princes-clients. À la fin du règne de l’empereur Néron se déclencha l’une des plus fameuses révoltes qu’ait eu à affronter l’empire romain avec la « Guerre des Juifs ». Le soulèvement fut impitoyablement réprimé par les empereurs flaviens, Vespasien et Titus, notamment par la prise d’assaut de Jérusalem, un des assauts urbains le plus mémorables depuis celui de Carthage plus de deux cents ans auparavant, assaut qui vit la destruction du Temple d’Hérode.

L’un des chefs juifs révoltés, Joseph ben Mattathias, avait été assiégé dans une ville de Galilée par l’armée de Vespasien et, une fois la ville tombée, s’était réfugié dans un souterrain avec quelques compagnons. Comme à plusieurs reprises dans l’histoire antique, les survivants décidèrent de ne pas tomber vivants aux mains de l’ennemi, et se suicidèrent en ayant tiré au sort qui tuerait l’autre. Joseph avait tiré le dernier numéro, et, dernier survivant, sortit et se rendit. Fin politique, il put prédire à Vespasien qu’il pourrait hériter de l’empire romain grâce à sa puissante armée, et Vespasien l’affranchit, lui permettant comme le voulait l’usage de prendre le nom de son patron, Flavius Josephus. C’est par Flavius Josèphe et son ouvrage qu’on connait toute l’histoire épique de la Guerre des Juifs, traitée de ses origines que Josèphe fait remonter justement au règne d’Hérode le Grand, à sa dernière péripétie, le siège par les Romains des derniers révoltés zélotes à Massada en 72-73 ap. J.-C.

Le siège de Massada se conclut comme d’autres grands sièges qui ont assis la puissance romaine sur le bassin méditerranéen, le refus des vaincus de se rendre, préférant une fois encore le suicide collectif. Ça avait été le cas des derniers défenseurs de Carthage en – 146, et, quelques années plus tard, des Celtibères de Numance en – 133. La disparition dramatique de la garnison de 960 personnes, hommes, femmes et enfants, fit, au dire de Josèphe, profonde impression aux Romains, et l’épisode a retenti à travers les âges dans la mémoire juive. Ce n’était pas le dernier épisode de révolte juive contre Rome, car une soixantaine d’années après, Hadrien dut mener une nouvelle répression dévastatrice contre une seconde insurrection menée par Simon bar Kochba. C’est à l’issue de cette nouvelle guerre que le site ruiné de Jérusalem et ses environs furent totalement interdits à l’habitat des Juifs, dispersés dans tout l’Empire et plus loin en Orient. Le premier successeur du Temple d’Hérode, censé effacer le culte hébraïque des lieux, fut un temple qu’Hadrien dédia à Jupiter Capitolin. Les lieux furent ensuite les sites de basiliques chrétiennes et byzantines, avant de devenir celui des mosquées édifiées par les conquérants omeyyades.

II. Les « strates d’une histoire mythifiée » et la persistance de la mentalité d’assiégé

On connait la longue histoire de la « Terre Sainte », lieu de coexistence et d’affrontement des trois Religions du Livre. L’Islam l’occupa sous divers souverains, arabes, égyptiens, turcs, mamelouks, des califes omeyyades jusqu’aux sultans ottomans à la fin de la Première Guerre Mondiale, sans oublier l’intermède des croisades qui vit le retour des chrétiens du Xième au XIIIème siècle. Ailleurs, les communautés juives se souhaitaient « l’an prochain à Jérusalem », jusqu’à l’avènement, fin XIXème, du mouvement sioniste qui se proposait de concrétiser ce vœu.

On connait aussi ensuite les péripéties du sionisme au XXème siècle : la migration de juifs ashkénazes en majorité vers ce qui était encore une province turque ottomane, l’obtention du soutien de la grande puissance britannique par la déclaration Balfour en 1917, le mandat sur la « Palestine » (nom latin, choisi pour la province romaine en remplacement de la « Iudaea » d’avant la révolte contre Hadrien) délivré par la Société des Nations à la Grande Bretagne, la Seconde Guerre Mondiale et la Shoah. En 1946, la Grande Bretagne remettait en question son mandat à la jeune Organisation des Nations Unies, qui fit voter un plan de partage du pays entre Juifs et Arabes à Flushing Meadows en novembre 1947. À la nouvelle, les survivants de la communauté juive de Rome, qui avaient échappé aux persécutions nazies quatre ans auparavant, allèrent se masser au pied de l’Arc triomphal de Titus sur le Forum romain pour y célébrer cette revanche sur le sort. En se retirant le 15 mai 1948, un commandant militaire britannique de Jérusalem remit les clés d’une des portes de la ville à un vieux juif du quartier, en notant que c’était la première fois depuis l’an 70 que ces clés seraient à nouveau entre des mains juives.

On en revient donc à la Guerre des Juifs, et à sa mémoire transmise par Flavius Josèphe, et donc à Massada. Que l’Histoire soit tragique, comme l’observait Raymond Aron, s’illustre évidemment dans cette terre particulière du Proche Orient.

L’historien Georges Bensoussan dit justement du conflit israélo-arabe que « sa genèse est enfouie sous les strates d’une histoire mythifiée ». Quand on considère, d’après la tradition biblique avec laquelle beaucoup furent familiers en des époques moins laïcisées, et qu’on se remémore l’émergence du judaïsme antique dans un mouvement de libération, lorsque les Hébreux échappèrent à l’esclavage des pharaons, on peut s’étonner qu’à côté, subsiste la force symbolique du siège de Massada dans la mémoire des Israéliens modernes. La tradition en remonterait aux temps d’avant l’indépendance, lorsque les forces clandestines d’autodéfense juive dans la Palestine mandataire le mirent à l’honneur, mais les recrues israéliennes qui ont complété leur instruction militaire de base prononcent encore la formule « Massada ne tombera plus jamais » lors de prises d’armes, parfois menées sur les lieux mêmes.

L’attachement de l’armée israélienne moderne à ce lieu a aussi pris une dimension plus ample, dans les années 1960, à la veille de ses grandes victoires de 1967 qui bouleversèrent le rapport de forces au Moyen-Orient. Ce fut dans ces années-là que le général Yigaël Yadin, ancien chef d’Etat-major de Tsahal, assisté par des moyens militaires, conduisit de grandes fouilles archéologiques à Massada qui révélèrent les richesses des palais d’Hérode, l’ampleur du dispositif de siège romain, et même quelques tessons de poteries sur lesquels figurent des noms qui semblent être les restes du tirage au sort lors du suicide de masse.

Que l’histoire d’un siège si ancien reste aussi prégnante dans la mémoire d’un peuple particulier n’est cependant pas sans lien avec son histoire dans les temps intermédiaires, et même son histoire moderne. Il n’échappe à personne que l’histoire des communautés juives est celle de l’errance, de la précarité, du danger, et effectivement, d’un siège incessant de ces communautés en des temps et lieux très divers. C’est bien parce que l’assimilation et l’émancipation promises par exemple, pendant la Révolution française, se montraient encore imparfaites pour assurer universellement la sécurité des juifs, que le mouvement sioniste trouva ses origines à la fin du XIXème siècle, c’est-à-dire à l’époque de l’Affaire Dreyfus et des pogroms des derniers tsars russes. Il n’est guère de mouvement nationaliste qui ne soit justement renfermé sur lui-même, sur sa communauté, envers et contre tous, dans un sentiment de résistance au siège. En Irlande, les fondateurs du mouvement républicain et indépendantiste le plus radical s’opposant à la tutelle britannique choisirent de s’appeler en irlandais « Sinn Fein », c’est-à-dire « Nous-mêmes ».

III. La revanche des assiégés

Les premières migrations ou « aliyahs » de juifs, surtout ashkénazes mais également séfarades, étaient encore modestes en rapport avec les tailles des communautés de diasporas à travers l’Europe, l’Amérique du Nord, l’empire russe, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord et encore plus loin. Ces migrations étaient pourtant des opérations délicates dans une province appartenant à un Empire ottoman finissant et suffisamment corrompu pour ne pas faire appliquer son interdiction formelle d’y immigrer. La constitution d’une communauté juive de cette « Syrie du sud », plus tard cette « Palestine » sous mandat britannique, se fit bien dans des conditions d’isolation face à une hostilité déclarée des nationalistes arabes qui ne manquaient pas, eux non plus, d’arguments pour s’allier à de grandes puissances. On ne peut non plus dissocier la destruction programmée des juifs d’Europe par Hitler et les nazis de ce complexe obsidional si vif ressenti par les juifs, qu’ils soient des diasporas ou de futurs Israéliens. Le soulèvement du ghetto de Varsovie au printemps 1943 tint lieu de Massada moderne, et avec le même retentissement pour les âges, avant que les images effroyables des camps libérés en 1945 n’apprennent à une partie du monde ce que la haine armée de moyens d’extermination industriels pouvait produire.

Le vote du plan de partage de la Palestine pouvait donner une impression de solidarité mondiale majoritaire avec le désir de foyer national juif dans les suites de la Shoah. C’était sans compter le nombre bien moindre d’Etats-membres des Nations Unies, alors que la décolonisation s’amorçait juste. C’était oublier aussi l’organisation déjà compacte des pays qui votèrent non au partage, des pays arabes nouvellement indépendants au Levant et dans la Péninsule, des pays âprement disputés dans le contexte de Guerre froide émergente. Aux Etats-Unis, peu se souviennent que le Département d’Etat et le Pentagone contestèrent très vivement la décision du président Harry Truman de reconnaitre l’Etat d’Israël dans les minutes suivant la fin officielle du mandat britannique le 15 mai 1948. Dans un entretien très vif, le général Marshall, alors secrétaire d’Etat et pilier de la politique d’endiguement, accusa ouvertement Truman de n’agir que pour des raisons électoralistes envers les juifs américains, contre l’intérêt stratégique national, et annonça son intention de voter contre Truman à la présidentielle de novembre 1948 !

La guerre ouverte, suivant plusieurs révoltes arabes palestiniennes des années 1920 et 1930 avait d’ailleurs déjà éclaté dans la Palestine mandataire avant même le plan de partage, et s’exacerbant continuellement après. Juifs comme Arabes étaient maintenant prisonniers d’une course contre la montre, pour occuper les points forts autant que possible avant un grand affrontement inévitable. La mentalité d’assiégé israélienne s’en renforça d’autant des déclarations de guerre faites par les pays arabes au moment où Etats-Unis et URSS se mettaient en lice pour arriver les premiers à reconnaitre le nouvel Etat d’Israël, dont aucune frontière n’était assurée de tenir. C’est en partie le sentiment d’un siège désespéré qui caractérise la mémoire israélienne de la guerre de 1948-1949, occultant pendant un demi-siècle la population palestinienne qui fuyait, ou qui plus encore était chassée des zones de combats, à l’exception de la Vieille Ville de Jérusalem que la Légion arabe venue de Transjordanie parvint à enlever.

En ces temps-là, le soutien international à Israël était déjà fort chiche. C’était déjà une relation délicate que l’Etat hébreu avait avec les Nations Unies pour n’être pas resté ce qui était prévu par le plan de 1947 ; pour ne pas avoir mis en œuvre les résolutions, alors et depuis, comme le lui reprochent incessamment les personnels onusiens anciens et contemporains. Malgré la reconnaissance de Truman, ce n’était pas tant les Etats-Unis que l’URSS, via la Tchécoslovaquie, qui avait armé la Tsahal des origines. C’était la France, clandestinement, qui partageait dans les années 1950 les secrets de ses recherches atomiques avec Israël, qui s’engageait, au moment de la Guerre d’Algérie, dans une « collusion » avec Israël en 1956, qui lui coûta assez cher au plan géopolitique.

IV. Le coût d’être victorieux

On mesure difficilement actuellement la différence de situation entre l’Israël d’avant 1967 et celui d’après. Les jugements de l’après, justement, doivent beaucoup à cette expression fort discutée du Général de Gaulle, qui parvint assez rarement à choquer Raymond Aron. Un Israël ayant vaincu de façon aussi foudroyante en six jours trois pays coalisés, fortement armés par l’URSS, qui elle aussi avait changé de client, ne pouvait aux yeux extérieurs plus paraitre autant assiégé, autant menacé. Dès lors qu’Israël était fort, et, de surcroit, ayant occupé des territoires considérables sur tous ses voisins ainsi qu’en Palestine même de façon à contrôler désormais tout le territoire de l’ancien mandat, voilà qui modifiait les perceptions extérieures. En revanche, ce regard extérieur évoluant ne touchait pas forcément les mentalités israéliennes, toujours conscientes d’être entourées d’hostilité. Il ne devait pas y avoir de « Territoires contre la Paix » comme l’avaient souhaité certains. Au contraire il y eut l’engrenage d’une politique dont Israël ne s’est plus échappé à ce jour avec la reproduction d’une tactique née avant l’indépendance, la création de colonies vues comme des points d’appui sécuritaires autant qu’une affirmation de propriété inaliénable.

La guerre de 1973, surprise stratégique et tactique dont on discute encore un demi-siècle plus tard, vit Israël livrer son plus sanglant et désespéré combat depuis 1948. Un de ses avantages fut que la Jordanie ait déjà choisi de s’en abstenir et glisse dans une politique de coexistence aboutissant, bien plus tard dans le sillage des accords israélo-palestiniens à Oslo, sur un traité de paix israélo-jordanien. Un autre avantage fut le soutien militaire américain, au point que les Etats-Unis risquèrent même un moment une confrontation majeure avec les Soviétiques qui se poussaient aussi à intervenir. Il y eut enfin l’exploitation des succès initiaux de l’Egypte par le président Anouar el-Sadate pour oser ensuite tendre la main et défier le reste du monde arabe en signant le premier traité de paix avec Israël d’entre ceux qui étaient partis en guerre dès 1948. Les Frères musulmans assassinèrent ensuite Sadate pour rappeler à ses pairs, mais aussi aux Israéliens, ce qui en coutait de briser un tel tabou. Si Israël pouvait se sentir plus en sécurité sur son flanc sud, ce serait ensuite au nord et nord-est, face au Liban et à la Syrie, que le siège se poursuivrait et qu’Israël, à force d’invasions répétées du Liban et d’occupations partielles, ne parviendrait pas à lever.

Que les pacifistes finissent assassinés est une leçon que les Israéliens n’ont pas seulement retenu du sort de Sadate. Le 4 novembre 1995, c’est par un jeune juif d’origine française que le premier ministre d’Israël Yitzhak Rabin fut abattu en plein meeting public à Tel Aviv. On ne comptait plus alors le nombre de dirigeants arabes renversés et assassinés depuis la décolonisation, mais c’était la première fois que cela se produisait en Israël même. On pouvait alors croire que l’Etat hébreu risquait d’être désormais aussi assiégé par une violence interne émanant des nationalistes. Il y avait certes des signes d’avertissement. En 1948-1949 une guerre civile entre les forces régulières et les autorités de l’Etat avait été évitée de justesse par la décision de bombarder et couler le navire chargé d’armes que les ultranationalistes de l’Irgoun faisaient venir pour équiper leurs forces parallèles. Les héritiers de ces nationalistes, incarnés dans le parti conservateur Likoud, avaient fait basculer le spectre politique israélien dès 1977 avec la montée en puissance d’un électorat issu des grandes migrations séfarades venues des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord après 1948.

V. L’isolement croissant et la montée des extrémismes

Paradoxe de la puissance, celle d’Israël s’est payé d’un isolement international croissant avec les Intifadas, et aussi en raison de l’ascension politique de Benyamin Netanyahu et des colons. C’en est arrivé au point actuel où c’est sa démocratie elle-même qui est assiégée autant qu’Israël, considéré par tant de gens comme une aberration politique.

Ce a qui pesé sur Israël, c’est que, les années passant, et malgré sa supériorité militaire claire au niveau régional, renforcée désormais d’une dissuasion enfouie dans une « ambiguïté stratégique », son insécurité et le sentiment d’assiégé ne passaient pas, au point même de devenir un pilier politique pour certaines forces devenues incontournables dans la vie de l’Etat. On remarquait, bien sûr, la présence et l’influence dans le monde politique de nombre de militaires, d’abord ceux de la génération de la guerre d’indépendance : Moshe Dayan, Yitzhak Rabin, Ariel Sharon étaient sans conteste les plus connus, jouant toujours de leur fermeté pour asseoir leur autorité rassurante pour nombre d’électeurs. Que Sharon ait été contraint à la démission de son ministère de la défense en 1982 pour assumer la responsabilité de l’armée israélienne au Liban lors des massacres de Sabra et de Chatila n’a nullement brisé la carrière de ce général devenu animal politique. On verrait son grand retour vingt ans plus tard.

Surtout, à peine passé le vingtième anniversaire de la Guerre des Six Jours, à quelques mois de l’iconique 40ème anniversaire de l’indépendance, il éclatait la première « Intifada », soulèvement des populations palestiniennes occupées, employant pour beaucoup des moyens du bord, au point qu’on parla de la « guerre des pierres ». L’incapacité de Tsahal, malgré son haut niveau de technicité et la réputation de ses unités, en particulier celles des forces spéciales, à maitriser ces soulèvements, interrogeait, et remettait en cause aussi bien la toute-puissance israélienne que sa cause elle-même.

Cette première Intifada, déjà assez largement médiatisée, eut un impact considérable à l’étranger et cristallisa la position anti-israélienne de certains mouvements politiques en Occident, notamment à l’extrême gauche. On en pouvait ignorer non plus depuis deux décennies que l’ultragauche occidentale, pratiquant le terrorisme, s’était déjà alliée à des mouvements palestiniens radicaux, des guerilleros amplement plus dangereux que les adolescents armés de frondes de Cisjordanie et de Gaza. Avoir installé dans ces territoires des colonies, où l’on trouvait de plus en plus de sionistes religieux, était moins un facteur de sécurité pour Israël qu’un boulet à trainer et influant sa politique dans le sens du jusqu’au boutisme.

VI. L’échec diplomatique et les limites des intervenants extérieurs.

Ce fut même un moment amer, quand, dans les suites de la « Guerre du Golfe », l’intervention d’une coalition massive sous la direction des Etats-Unis en 1990-1991 pour restaurer l’indépendance de l’émirat du Koweït envahi par le dictateur baasiste de l’Irak, Saddam Hussein, les Américains jouèrent de leur nouvelle puissance démontrée au Proche-Orient pour sommer le gouvernement israélien d’assister à la conférence de Madrid face aux représentants palestiniens et aux autres Etats arabes. Le gouvernement israélien, alors dirigé par le conservateur Yitzhak Shamir, ancien du Lehi, avait considéré les pressions américaines inédites, fondées sur le fait que les Etats-Unis avaient éliminé la menace militaire de Saddam, un dangereux ennemi, comme un camouflet. Il se disait même que le président américain George H. W. Bush et son secrétaire d’Etat, James Baker, étaient supposément les dirigeants américains « les plus antisémites » depuis le début du siècle. C’est dire si Israël perdait de son assurance en pensant ne plus pouvoir compter sur l’indulgence américaine.

Les Américains profitèrent d’une alternance politique ramenant les travaillistes au pouvoir en Israël avec l’ancien général Rabin, en concert avec une alternance aux Etats-Unis mêmes voyant le retour des démocrates à la présidence à Washington. Il y eut les accords d’Oslo, et la poignée de main, historique parce que réticente aussi, de Rabin et de Yasser Arafat sur la pelouse de la Maison Blanche. Comme lors du traité de paix avec l’Egypte presque vingt ans plus tôt, il fallait vaincre le naturel de méfiance de l’assiégé pour procéder ainsi. Rabin ne se méfia pas assez des radicaux de son propre pays et tomba sous leurs balles. Il y eut aussi le massacre du tombeau des Patriarches à Hébron, une fusillade de masse commise par un juif américain disciple de l’ancien rabbin extrémiste Meir Kahana.

On vit alors ensuite, alors que la mise en place de l’Autorité palestinienne se heurtait à des défis économiques, sociaux et politiques considérables, reprendre des attaques terroristes tant sur le front libanais que dans les territoires occupés, y compris sous la forme d’attentats suicides pensés pour faire un maximum de victimes et d’effet psychologique. Le terreau était mûr pour un retour des sécuritaires au pouvoir en Israël, avec la première élection, en 1996, de Benyamin Netanyahu qui prenait la relève des générations plus anciennes des Shamir et Sharon.

Le premier mandat de chef de gouvernement de Netanyahu s’abima vite dans les insuccès sécuritaires, comme, déjà, des affaires financières douteuses, et il ne tint que trois ans. C’est un autre ex-général de forces spéciales, Ehoud Barak, que les travaillistes choisirent pour négocier la phase suivante des accords israélo-palestiniens sous médiation américaine. Au tournant du siècle, l’administration américaine de Bill Clinton, terminant lui aussi ses mandats dans l’ombre de scandales, entendait miser tout sur l’obtention d’un nouveau succès diplomatique, un nouveau Camp David, la consécration du processus d’Oslo. Les médiateurs américains ne purent pas surmonter les méfiances israéliennes par rapport au retour des millions de réfugiés palestiniens dispersés, et la tentative tourna court, juste à temps pour alimenter de nouvelles frustrations chez les Palestiniens, eux aussi travaillés par la montée de leurs radicaux.

Ariel Sharon choisit ce moment pour faire un retour en politique en se rendant au Mont du Temple, laissant crédence aux rumeurs selon lesquelles il soutenait la destruction des lieux saints musulmans pour y remettre le Temple d’Hérode, et ce fut le déclenchement de la Seconde Intifida. Lors de celle-ci, les attentats-suicide se multiplièrent, pour coller à ceux qui avaient frappé les Etats-Unis le 11 septembre 2001. Il en vint l’idée aux gouvernements israéliens de se séparer physiquement des Palestiniens en baptisant un mur, destiné aussi bien à bloquer le passage de bombes humaines qu’installer cette séparation physique des sociétés. Accessoirement, le mur permettait à la société israélienne se sentant assiégée de monter son propre siège des Palestiniens, et le tracé permettait d’annexer subrepticement des parcelles territoriales non négligeables.

Il faut remarquer que la politique israélienne, en s’en remettant à un soutien supposé inconditionnel des Etats-Unis, et en les investissant seuls du capital-confiance nécessaire pour conduire des initiatives diplomatiques, s’est aussi engagée à subir les contre-coups de cette situation. Pendant les années 90, après leur première victoire sur Saddam Hussein, les Etats-Unis pouvaient paraitre tout-puissants au Moyen-Orient, et en quelque sorte, des acteurs incontournables, car ils avaient l’oreille des puissantes pétromonarchies et restaient en situation d’hostilité vis-a-vis de l’Iran comme des groupes armés jihadistes en émergence.

Ce pari s’est avéré moins payant au XXIème siècle, avec les échecs politiques et militaires que les Américains ont accumulé dans la région. L’invasion de l’Irak en 2003 a été menée aussi pour servir des intérêts aussi bien israéliens que ceux des monarchies conservatrices arabes. Pourtant, le chaos qui en est résulté au lieu d’une transition espérée vers un « régime modéré » probablement fantasmé par les milieux néoconservateurs autour de George W. Bush comme leurs amis Likudniks a vite fait de détourner les alliés arabes des Etats-Unis, déçus par ces piteux résultats, tandis que l’Iran semblait être le meilleur bénéficiaire de l’élimination du régime baassiste en Irak.

Un contrecoup un peu plus distant a été le fameux « printemps arabe », qui aurait peut-être pu prendre l’aspect de la fameuse démocratisation rêvée cinq ou six ans plus tôt aux heures du « Grand Moyen Orient » promu par Washington. Ici aussi le processus s’est heurté aux réactions religieuses et politiques pour déboucher sur une région plus défiante que jamais des Etats-Unis et de leur partenaire, perçu comme un simple client, Israël. Or, des Etats-Unis discrédités dans la région ne peuvent plus être un partenaire, ou un bouclier aussi efficace qu’escompté. Les assiégés se retrouvent à devoir compter sur eux-mêmes.

VII. Le Terrorisme toujours plus nihiliste et suicidaire

Si la cause palestinienne s’était assez tôt exprimée dans le terrorisme dans les années 1960, avec des actions qui paraissent fort classiques aujourd’hui, des raids, des assassinats, des prises d’otages, des détournements d’avion, des jets de bombe, sur la fin des années 1990, la technologie aidant, il allait prendre des formes plus impitoyables par la pratique de l’attentat suicide. Ce mode d’action tranchait encore plus que les précédents par son refus définitif de la préservation et de la vie, de manière à signifier à l’adversaire en face que rien n’était négociable, et qu’aucun compromis raisonnable ne pourrait être trouvé face à des Palestiniens recrutés dans les mouvements jihadistes et religieux qui estimaient n’avoir rien à perdre, et tout à gagner dans la mort.

C’était un mode bien de nature à relancer la mentalité de siège dont Israël ne se débarrassait toujours pas, et à porter en avant ceux des responsables Israéliens se disant les plus prompts à la surenchère sécuritaire, appuyés politiquement sur les colons, mais aussi, c’était nouveau, sur des responsables américains eux aussi radicalisés dans les suites du 11 septembre. Les conservateurs israéliens apprenaient à jouer des jeux de pouvoir à Washington de concert avec leurs homologues américains, notamment au Congrès, pour imprimer aux Etats-Unis une politique au Moyen-Orient se mettant de plus en plus au service des intérêts des Likudniks.

Les progrès technologiques constituaient aussi une nouvelle menace pour Israël bien au-delà des attentats-suicides montés avec des moyens tout de même artisanaux. En cela, des Etats aussi bien que des groupes armés devenus aussi puissants que des Etats pouvaient défier Israël et attiser encore son insécurité, comme jouer de son isolement lorsque l’Etat hébreu répliquait à sa façon, par frappes dévastatrices, que les chaines d’information continues développées dans la région relayaient pour alimenter le ressentiment universel. L’Irak de Saddam avait déjà pu tirer des missiles balistiques de courte portée contre Israël en 1991, alimentant le fameux mythe des « armes de destruction massive », que les Américains iraient chercher en 2003 en envahissant l’Irak avec un projet servant assez bien les desseins d’Ariel Sharon redevenu premier ministre israélien.

Le véritable danger se trouvait pourtant avec les progrès des programmes de missiles de l’Iran, aidé en cela par la prolifération nord-coréenne, et de ses programmes nucléaires, provenant de la prolifération pakistanaise. La solution qu’Israël allait mettre, et pour presque deux décennies, sur la table, seraient que les Etats-Unis, au lieu de négocier avec Téhéran, l’attaquent en répétant l’intervention fatale contre Bagdad. Seul le prix politique et militaire très lourd payé par les Américains en Irak et en Afghanistan les a dissuadés, malgré des pressions internes alimentées autant par Sharon que par Netanyahu qui put revenir à la tête du gouvernement israélien en 2009. Netanyahu engagea sans vergogne une guérilla parlementaire du Congrès à majorité républicaine contre l’administration de Barack Obama, dont il a puissamment contribué à alimenter la réputation de mollesse internationale.

Pourtant, l’autre facteur de préoccupation pour les Israéliens ne s’avérait pas forcément liée aux missiles iraniens. Avec des roquettes, aussi bien le Hamas installé dans la bande de Gaza que le Hezbollah s’imposant au Liban et en particulier dans le sud du pays ont été en mesure de mettre à leur portée le cœur du pays israélien. Ces engins d’abord artisanaux sont devenus suffisamment sophistiqués et de portée allongée pour que pratiquement aucune parcelle du territoire israélien d’avant 1967, malgré le mur, malgré le développement accéléré de batteries anti-missiles israéliennes assez performantes.

La guerre de 2006 au Liban a aussi vu le Hezbollah résister efficacement aux poussées blindées israéliennes avec des missiles antichars de dernière génération, tandis qu’il faisait pleuvoir les roquettes sur le nord d’Israël. Militairement comme politiquement, les instruments traditionnels des Israéliens pour assurer leur sécurité devenaient moins opérants, tandis que les contraintes imposées par la protection d’un dixième de la population israéliennes installée en colonies dans les territoires occupés se faisaient plus lourdes et paralysantes de toute action diplomatique, a fortiori gelée depuis la seconde Intifada. Chaque incursion en Cisjordanie et à Gaza se payait comptant en détérioration d’image, tandis que progressait aussi à l’étranger les accusations de pratiques d’apartheid, et les appels au boycott, au désinvestissement et aux sanctions devant même toucher les éléments les plus progressistes et libéraux de la société israélienne.

VIII. Le Sud Global est venu renforcer les « assiégeants » dans les organisations internationales, et sa riposte au 7 octobre a fait perdre à Israël encore plus de soutien international

Le front moyen-oriental sur lequel Israël faisait face à ses ennemis parait s’être singulièrement élargi, dépassant ce cadre régional d’origine pour devenir, en particulier dans les situations de crise aigüe et donc d’affrontement armé d’envergure, une question à dimension globale. Cela en soit n’est pas une nouveauté, quand on considère que c’est la Société des Nations qui a alloué un mandat sur la Palestine à la Grande Bretagne, en sus d’autres mandats moyen-orientaux confiés à la France ; et que c’est ensuite l’Organisation des Nations Unies qui a voté le plan de partage de la Palestine, permettant la création de l’Etat d’Israël, mais impuissant à faire émerger l’Etat arabe palestinien escompté à travers cette démarche. La relation délicate entre Israël et l’ONU s’est prolongée lors de la guerre d’indépendance, et notamment l’assassinat du médiateur onusien, le comte suédois Folke Bernadotte, par des extrémistes israéliens qui comprenaient le futur premier ministre, Yitzhak Shamir. Il y eut, plus tard, la question de forces de Casques Bleus dans la région, qui n’ont pas servi de garantie sécuritaire. Aux yeux d’Israël, la Guerre des Six Jours est devenue inévitable lorsque le Secrétaire général de l’ONU, U Thant, a accédé à la demande du président égyptien Nasser de retirer les troupes de la Force d’Urgence des Nations Unis interposées au Sinaï depuis 1956. Suivirent, du fait de la décolonisation qui a modifié le rapport de force à l’Assemblée Générale des Nations Unies, les résolutions en cascade assimilant le sionisme au racisme. Cette situation a obligé les Etats-Unis à brandir de plus en plus leur veto dans l’enceinte onusienne pour couvrir leur allié israélien. On a aussi le fait que la plus célèbre résolution du conseil de sécurité, 242, reste inappliquée depuis 1967. Même en ayant été associée un temps au « Quartette » de puissances et organisations médiatrices du processus de paix au Moyen-Orient, l’ONU est, aux yeux des Israéliens, au mieux hors-jeu, au pire un renfort fourni aux assiégeants.

Que le reste du monde s’invite dans le conflit se constate aisément dans les évènements les plus récents. Il y a certes le fait que l’explosion actuelle résulte d’années de stagnation du processus de paix, et surtout de l’aspect central du conflit, celui opposant Israéliens et Palestiniens. Si plusieurs pétromonarchies et le Maroc ont fini, avec la médiation américaine, par conclure les « Accords d’Abraham » avec Israël, il n’a échappé à personne que les Palestiniens étaient largement ignorés par ces accords.

L’Iran, dont le programme nucléaire avance à grands pas après que l’administration Trump ait torpillé le seul accord multilatéral qui lui ait fixé des limites, a consolidé ses positions à travers la région pour poursuivre des offensives contre Israël grâce à ses supplétifs au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen. C’est pourtant une surprise mondiale, en Israël et ailleurs, que l’attaque lancée par le Hamas depuis Gaza le 7 octobre 2023, qui réitère à quelques jours près celle de 50 ans plus tôt avec l’éclatement de la guerre du Kippour. Les pertes israéliennes de cette seule journée comptent, en fait, pour presque la moitié des trois semaines de combats acharnés contre les armées égyptienne et syrienne en octobre 1973.

Le choc émotionnel en faveur d’Israël comme partie agressée a tenu très peu de jours. La riposte israélienne contre Gaza, malgré la présence estimée de près de 200 otages, s’est faite avec toute la puissance de feu de Tsahal sur cette bande surpeuplée contrôlée par le Hamas depuis quinze ans. Craignant un soulèvement en Cisjordanie et une attaque venue du sud-Liban, Israël a rappelé 300000 réservistes et déployé des moyens sans commune mesure avec ses précédentes incursions dans Gaza, qui avaient déjà provoqué des dégâts considérables. L’objectif fixé est désormais « l’éradication » du Hamas. Les rapports indiqueraient que les forces combattantes du mouvement ont certes été dévastées, mais cela a été acquis au prix de la destruction totale de la bande, son habitat, ses infrastructures, ses organismes, sa société humaine. Les organisations internationales comme les Etats de la région ont condamné Israël sans réserve. Les Etats-Unis se sont retrouvés une fois de plus en position de bouclier, perdant eux aussi du crédit international, sans parvenir à exercer de levier sur la politique israélienne.

L’attaque du 7 octobre a réveillé la mentalité d’assiégé des Israéliens, de toute orientation politique qu’ils soient. La veille de l’attaque, une part non négligeable de la population du pays manifestait contre le plus récent gouvernement formé par Netanyahu avec l’aide des formations les plus extrémistes du spectre politique. Ce gouvernement cherchait, par une législation d’exception, à s’affranchir de tout contrôle judiciaire pour protéger le premier ministre, poursuivi pour de multiples affaires mais ayant toujours pu retarder les procédures et survivre politiquement. L’armée, les services de sécurité, en critiquant l’entêtement de ce cabinet à défier la volonté populaire de maintenir la séparation des pouvoirs, étaient devenus des têtes de turc de Netanyahu et de ses associés politiques, au point que les avertissements sur les risques d’attaque auraient été ignorés.

Avec le 7 octobre, un gouvernement assiégé par sa population dissidente a pu lever le siège, pour le porter sur Gaza. Pourtant, ce gouvernement capitalise aussi sur le traumatisme subi par les Israéliens pour obtenir leur docilité, et ce bien que le pays veuille aussi être solidaire des familles des otages. Les condamnations extérieures se mêlent ainsi aux craintes de nouvelle attaque ou d’embrasement régional de tout le pays. Bien qu’assiégeant Gaza, les Israéliens restent en eux-mêmes des assiégés dans leur région, et peut-être à l’échelle mondiale. Ils n’ignorent pas les manifestations, parfois violentes, contre eux à travers le Moyen-Orient, mais aussi l’Europe, et aussi en Amérique du Nord.

Ce sentiment, lointain héritier du « complexe de Massada » semble peu compris à l’extérieur d’Israël. C’est pourtant l’une des raisons pour lesquelles les pressions américaines appelées par la communauté internationale comme seules capables de faire fléchir Israël s’avèrent aussi inopérantes. Il n’y a pas que le fait qu’une partie de la jeunesse universitaire américaine se soit laissé embarquer derrière le slogan de « La Palestine Libre, du Fleuve à la Mer ». Les démarches entreprises très médiatiquement par l’Afrique du Sud devant la Cour Internationale de Justice pour faire déclarer Israël en rupture de la convention de 1948 pour la prévention du génocide, convention pourtant spécifiquement produite par l’expérience de la Shoah, consolident aussi l’impression des Israéliens d’être livrés à eux-mêmes.

Quel que soit le verdict de la CIJ et d’autres procédures, les Israéliens savent être déjà traités quotidiennement de génocidaires et de nazis par une partie de l’opinion internationale qui a renoncé, sous le coup de l’émotion, à peser ce que ces termes signifient dans ce contexte précis. Le « Sud Global » se disculpe aussi très commodément des services de complicité rendus à la Russie dans son conflit avec l’Ukraine en instrumentalisant le conflit israélo-palestinien sans même tenir gré à une partie du monde occidental, qui est loin de la position américaine, de faire aussi pression pour Israël. Dans ces circonstances, le jusqu’au boutisme, le nihilisme s’invitent à Israël. La fuite en avant est une stratégie qui ne manque pas de sa dimension suicidaire car elle procède de l’absence d’espoir d’une aide extérieure et donc du choix que quitte à périr, autant le faire en emportant son adversaire.

Ce constat est particulièrement difficile à faire, et il n’est pas dit que cette approche ne soit pas considérée comme un parti pris excessivement sympathique envers un gouvernement qui porte une responsabilité écrasante, et dans sa négligence avant l’attaque, et dans la cruauté indifférente envers les civils gazaouis dont l’habitat est détruit pour une génération. Il y a un intérêt, qui est universel, que cette guerre atroce ne se prolonge pas, mais le constat que celle-ci dépasse bien en durée toutes les guerres livrées par Israël après 1948-1949 n’est pas juste un signe de l’entêtement de Netanyahu, ses ministres et ses commandants militaires. Ce fait parle d’une situation où Israël s’est enfermé comme jamais dans sa forteresse. Dans un siège, on exhorte généralement les assiégés qui n’espèrent aucun secours à se rendre. La reddition est une façon dont les Israéliens perçoivent les démarches menées pour arrêter le conflit au plus vite, aussi éloigné que cette interprétation soit des esprits de ceux de l’extérieur qui les formulent. Le grand dilemme de la communauté internationale, au milieu de ses diverses condamnations, est de trouver comment inventer le genre de langage qu’Israël entendrait différemment pour oser sortir de sa forteresse et se croire assez fort pour y survivre.

Il n’y a actuellement que des concessions qu’on demande à Israël, sans qu’on sache encore comment les présenter différemment d’une reddition, pour constituer une opportunité d’avenir.

Laissez-nous un commentaire

Plus récente Plus ancienne