Élections en Russie : analyse d’Ana Pouvreau

 Une course au Kremlin sans réelle opposition pour V. Poutine. (©Wikimedia)

Par Ana Pouvreau - Spécialiste des mondes russe et turc, docteure ès lettres de l’université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.

I. Elections présidentielles russes, un soi-disant « scrutin » ?

Sur fond de guerre sanglante en Ukraine, le scrutin présidentiel a été maintenu en Russie, tandis qu’en Ukraine, force est de constater que les élections tant législatives que présidentielles, qui étaient prévues respectivement en octobre 2023 et en mars 2024, ont été annulées. Après la mort en prison de l’opposant russe Alexei Navalny, le 16 février 2024, sa veuve Ioulia Navalnaya demande désormais que le résultat du scrutin présidentiel en Russie ne soit pas reconnu par la communauté internationale.

A. Une réforme constitutionnelle taillée sur mesure pour Poutine

Poutine est l’artisan d’une réforme constitutionnelle inédite qui lui a permis d’envisager de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2036.

Ces élections présidentielles russes prévues du 15 au 17 mars 2024 sont les 1ères à se dérouler depuis la réforme constitutionnelle de 2020.

Avant cette réforme inédite (votée en 2020 et signée le 26 mars 2021), la Constitution russe interdisait le cumul de plus de deux mandats présidentiels consécutifs, restriction qui désormais ne s’applique pas à ceux qui occupaient le poste de chef de l’État avant l’entrée en vigueur des amendements à la Constitution. Il y a donc eu une remise à zéro des compteurs sur le cumul des mandats. Poutine, s’il est réélu, entamerait donc un 5ème mandat de président de la Fédération de Russie (après ceux de 2000-2004 ; 2004-2008, 2012-2018 ; 2018-2024).(1)

Pour rappel également, en 2008, la durée du mandat présidentiel a été prolongée de deux ans passant de 4 ans à 6 ans. Ainsi, à l’issue du scrutin présidentiel en mars 2024, le président de la Fédération de Russie pourra gouverner jusqu’en 2030, et se représenter une nouvelle fois afin de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2036. La durée du mandat des députés à la Douma est passée, quant à elle, de 4 ans à 5 ans.

À noter également qu’en vertu de la réforme constitutionnelle, la Constitution russe prévaut sur le droit international et les présidents sortants sont désormais protégés par une immunité.

Le scrutin reste uninominal à deux tours. Si aucun candidat ne remporte plus de 50% des voix lors du 1er tour, un second tour aura lieu 3 semaines plus tard (soit le 7 avril 2024).

Poutine peut s’appuyer sur le poids du parti « Russie unie » qui réunit plus de 2 millions de membres.

B. Des élections sans opposition réelle

En raison des décisions de la Commission électorale centrale (CEC) (2), qui est avant tout un outil du Kremlin pour disqualifier toute opposition, les trois candidats restants face à Vladimir Poutine ne s’opposent pas à l’« opération spéciale » en Ukraine. En effet, le seul candidat en lice opposé à la guerre en Ukraine, était l’ancien député à la Douma Boris Nadejdine, qui souhaitait se présenter sous l’étiquette du parti Initiative civique. Les signatures nécessaires à sa candidature ont été invalidées par la CEC pour irrégularités.

Boris Nadejdine, 61 ans, a été un proche allié de l’opposant Boris Nemtsov assassiné en 2015.

À noter que de potentiels candidats très médiatiques, tels que Ksenia Sobtchak ou Grigori Yavlinsky, n’ont pu se présenter en raison de leur double nationalité. D’autres candidats tels que Ekaterina Dountsova, ont été empêchés de se présenter à cause de poursuites judiciaires.

Ne restent donc en lice que Léonid Sloutski (Parti libéral-démocrate de Russie), Vladislav Davankov (Parti du Nouveau peuple) et Nikolaï Kharitonov (Parti communiste).

Léonid Sloutsky, 56 ans est pro-Poutine. Président du comité de la Douma sur les questions de la CEI, il occupe les fonctions de président du parti ultranationaliste LDPR (environ 300 000 adhérents) depuis la mort de son mentor Vladimir Jirinovski en avril 2022 (3). Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, il a fait partie de la délégation russe chargée des négociations de paix avec l’Ukraine. Au vu des positions radicales défendues par Jirinovski concernant ce pays, il est peu probable que cette participation aboutisse à ramener la paix dans le pays.

L’homme d’affaires Vladislav Davankov est à 39 ans chef du parti libéral de centre-droite « Nouveau peuple ».

Enfin, la candidature du communiste Nikolaï Kharitonov, 75 ans, ancien des services de renseignement, ne menacerait nullement la réélection de Vladimir Poutine. Il est membre du Parti communiste de la Fédération de Russie comptant plus de 500 000 membres et présidé depuis 31 ans par Guenadi Ziouganov.

II. Quel bilan pourrions-nous dresser de la présidence poutinienne et quels sont les enjeux de ce soi-disant « scrutin », aussi bien sur le plan intérieur qu’extérieur ?

A. Bilan humain catastrophique tant en Ukraine qu’en Russie

La guerre en Ukraine déclenchée le 24 février 2022, a montré de manière effarante un taux d’attrition des forces 60 fois plus élevé que du côté des troupes américaines lors de la guerre du Vietnam. Dans les deux camps ukrainien et russe, ce sont plusieurs centaines de milliers de soldats qui ont péri en deux ans, sans compter les centaines de milliers de blessés et de familles dévastées. Des deux côtés, cette guerre de haute intensité, qui malgré les pertes inouïes enregistrées, continue, a nécessité plusieurs vagues de mobilisation tant du côté ukrainien que du côté russe. Pour rappel, alors qu’en 2013, la conscription avait été suspendue et remplacée par le seul engagement sous contrat, en 2014, elle a été remise à l’ordre du jour en Ukraine. À partir du déclenchement de la guerre en 2022, les réservistes ukrainiens ayant une expérience de combat et ayant servi dans la guerre au Donbass, ont été mobilisés en premier. Puis la mobilisation a été progressivement étendue à d’autres catégories concernant les hommes de 18 à 60 ans pour atteindre 1 million d’hommes enrôlés souvent dans des conditions effroyables.

Face aux pertes incommensurables après l’échec prévisible de la contre-offensive et à l’enlisement de la guerre, le président Volodymyr Zelensky a annoncé sa volonté en décembre 2023, de mobiliser 500 000 soldats supplémentaires.

Un projet de loi prévoit l’abaissement de l'âge de la mobilisation de 27 à 25 ans et un service militaire d’une durée de 36 mois en temps de guerre.

Pour sa part, le 21 septembre 2022, Vladimir Poutine a lancé une mobilisation partielle, concernant 300 000 réservistes. Puis le 28 juillet 2023, la Russie a repoussé l’âge limite de la conscription de 27 ans à 30 ans. Une nouvelle loi doit permettre l’appel sous les drapeaux de 1,5 million de recrues.

B. Bilan économique inattendu

En dépit des trains successifs de sanctions occidentales – 13 à ce jour – l’économie russe ne s’est pas effondrée comme l’avait annoncé le ministre français de l’Economie Bruno Le Maire en 2022.

Comme le constatait le journal Le Monde le 22/02/2024, l’économie russe « est très peu handicapée par les mesures de rétorsion prises après l’invasion », car celles-ci sont largement contournées via l’Inde et la Chine (4). Le taux de croissance du pays devrait croître de 2,6 % en 2024, tandis que les taux de croissance de la France et de l’Allemagne sont largement revus à la baisse avec un taux de 0,6 % en 2024 pour la France (5), loin du chiffre de 1,4 % espéré par le gouvernement. Quant à l’Allemagne, un taux de 0,2% au lieu de 1,3% est prévu cette année (6). Par comparaison, en 2022, les taux de croissance respectifs pour la France et l’Allemagne étaient de 2,6% et de 1,9%. En revanche les Etats-Unis peuvent afficher un taux de plus de 3% de croissance en 2024.

C. Bilan diplomatique

Force est de constater le bouleversement des équilibres géostratégiques induits par la guerre en Ukraine, à savoir :
  • l’alignement quasi-total des Etats européens sur le positionnement de l’Administration Biden ;
  • le rapprochement sino-russe ;
  • la tentation pour l’UE de se transformer en un Etat centralisé et souverain en dépit des réticences des peuples européens vis-à-vis de futurs abandons massifs de leur souveraineté, notamment en ce qui concerne la France ;
  • l’ascension des BRICS et la dédollarisation de l’économie mondiale.
La guerre a également provoqué la lassitude de nombreux pays sur l’échiquier mondial. A cet égard, les Etats-Unis, de plus en plus préoccupés par la pression migratoire insoutenable sur leur flanc sud, sont très divisés sur la question de la poursuite de l’aide à l’Ukraine. Donald Trump fait caresser au peuple américain l’idée que son retour aux manettes du pouvoir mettra un terme aux pulsions bellicistes et interventionnistes des néoconservateurs, présents tant chez les Républicains que chez les Démocrates. L’idée d’un recentrage sur les affaires de l’Amérique et la tentation d’un nouvel isolationnisme fait son chemin au sein de toutes les couches de la population.

D’une manière générale si la Russie de Poutine a su trouver de nouveaux partenaires sur la scène internationale parmi les pays émergents, elle se retrouve tout de même encerclée par les puissances occidentales. L’adhésion de la Finlande et de la Suède a en effet renforcé le « syndrome de la forteresse assiégée » parmi la population russe (7). Cette hantise est amplifiée par les perspectives d’adhésion données par l’OTAN et l’UE à l’Ukraine, à la Moldavie et à la Géorgie.

III. Les Russes sont-ils toujours aussi fidèles à leur tsar ? »

Toute dissension ou protestation par exemple de la part des mères de soldats, étant étouffée dans l’œuf - comme dans le camp ukrainien d’ailleurs - il est difficile d’évaluer de manière précise le niveau d’adhésion des Russes à la personnalité de Poutine.

Références de l’auteure
  1. Entre 2008 et 2012, Poutine avait cédé le pouvoir à son allié Dimitri Medvedev, et occupé le Poste de Premier ministre.
  2. Fondée en 1993 et composée de 15 membres, elle prépare et supervise les élections au niveau de la fédération, des régions et des municipalités.
  3. Ana Pouvreau : « L’influence de Vladimir Jirinovski (1946-2022) sur la vision géopolitique de la Russie », Revue de géopolitique Conflits, 14 novembre 2022. [https://www.revueconflits.com/linfluence-de-vladimir-jirinovski-1946-2022-sur-la-vision- geopolitique-de-la-russie/]
  4. https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/02/22/guerre-en-ukraine-des-sanctions-contre-la-russie-aux-effets-limites_6217951_3234.html
  5. https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/02/05/bercy-s-apprete-a-revoir-ses-previsions-de-croissance-pour-2024_6214930_3234.html
  6. https://www.lopinion.fr/economie/lallemagne-sabre-dans-sa-prevision-de-croissance
  7. Ana Pouvreau: « Les implications géostratégiques de l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN », Le dialogue, 21 août 2023. [https://www.ledialogue.fr/732/Les-implications-g%C3%A9ostrat%C3%A9giques-de-l- adh%C3%A9sion-de-la-Finlande-et-de-la-Su%C3%A8de-%C3%A0-l-OTAN]

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