■ La Liseuse de Jean-Honoré Fragonard.
Par Bachir Bourras - Critique littéraire et professeur de Lettres.
Partout on lit que le livre se porte bien. Environ 500 romans parus en cette rentrée littéraire 2023, se félicitent les journalistes. Ailleurs, on apprend que le nombre de livres vendus a retrouvé le seuil d’avant la période de la Covid. À la bonne heure.
Mais la littérature ? Qui s’en soucie ? J’entends déjà quelques grincements… Littérature ? Le vilain mot ! Il sent trop l’élite, le parfum nauséeux du langage fleuri ; les sobriquets « préciosité » et « alambiqué » ne sont jamais très loin, et sonnent l’hallali d’un terme tombé en désuétude. Il est pour nous ce qu’est la ballade pour Trissotin ; ce n’en est plus la mode, il sent son vieux temps. Et pourtant !
Réfléchir à la place de la littérature à notre époque, c’est soulever malgré soi une pléthore de confusions, et de malentendus. Il y entre tant de subjectivité affective, que les goûts de chacun ont vite fait de s’ériger en valeurs. Autrement dit, d’un jugement de réalité subjective on passe à un jugement de réalité objective, comme l’a démontré Durkheim. Ceci aidé par la pression exercée du milieu dominant, dont les valeurs esthétiques et le rétrécissement du champ littéraire au profit du seul roman, ont été intériorisées, lentement mais sûrement, jusqu’à s’intégrer dans l’essence même de la définition de la littérature. De nos jours, on peut affirmer sans craindre une quelconque protestation que la Littérature, c’est le roman. Le genre romanesque est l’outil privilégié de l’expression d’une vision de l’homme et du monde.
Or, force est de constater un schisme installé entre les deux composantes d’un texte littéraire, auparavant indissociables de toute œuvre littéraire, que Platon, dans le Livre III de La République, distingue entre la lexis (ou ce que nous nommons « la forme »), et le logos (le discours tenu, « le fond » en somme). Refuser cette équation, nier à toute œuvre sa valeur intrinsèque, c’est s’embourber dans un consensus lénifiant, et stérile. Ainsi, Voltaire vaudrait Balzac, qui vaudrait Hugo, qui vaudrait Zola, qui vaudrait Gide, qui vaudrait Colette, qui vaudrait Sagan, qui vaudrait Virginie Despentes. Je ne le crois pas.
Une œuvre proprement littéraire se distingue, du moins se distinguait par un équilibre, une harmonie entre les deux composantes, ne faisant en tout et pour tout qu’un, à l’instar de ce ruban de Möbius. Difficile d’expliquer comment ou pourquoi. La chose est, c’est un fait, et s’impose contre la belle définition zolienne de l’œuvre d’art : « Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament. » Nous n’avons plus que le coin du monde ; ce tempérament que le style artialise, selon le mot de Montaigne, est passé à un second plan réducteur, un simple prédicat d’une opinion subjective, et par là même, contingente.
L’art passant au second plan, la Littérature est devenue, par défaut de ce que Genette nommait « critères de conformité », un simple acte d’affirmation égotiste, confortablement installé depuis ce que Nathalie Sarraute a nommé « l’ère du soupçon », véritable lettre écarlate apposée sur le front de la Littérature.
Les révélateurs de cette dévaluation sont quotidiens, au détour de chaque conversation. Qui ne s’est jamais entendu répondre sur un ton de culpabilité déguisée : « Mais c’est mon goût ! » Toute tentative de placer le livre lu sur une échelle qualitative se solde par une habile pirouette. Une telle afirmation n’a rien d’absurde, au contraire.
On aurait tort de croire que le « principe actif » (Genette, encore !) de la Littérature réside dans son logos. Si seule l’histoire devait intéresser le lecteur, ce serait s’encombrer d’heures inutiles de lecture. Au lieu de quoi, saisi « par l’intérieur », pour parler comme Céline, je redécouvre le monde, réorganisé, réagencé dans et par le style.
Ainsi, à travers la question du style, c’est l’acte de l’écriture, puis de la lecture même, qui sont remis en cause, oubliant que s’il y a une beauté du roman, de l’art romanesque, elle tient en son intégralité dans sa composition. Il faut reconnaître que le style a cédé sa place à une entreprise impressionniste, de la part d’auteurs pris dans un prurit de la truculence (qu’importe ce que je dis, ou comment je le dis, pourvu que je le dise), crachant leurs mots plutôt que les disposant avec art, le but ultime étant de heurter le lecteur avec cette scabreuse mélodie.
Inutile de citer un livre en particulier, mon propos n’est pas polémique. Les étalages de nos librairies renferment de sordides contenus : viol, inceste, et autres étalages nauséabonds d’une intimité décomplexée. Les moyens de choquer un public toujours plus assoiffé ne manquent pas, hélas !
Mais c’est le propre de l’intime de choquer, me rétorquera-t-on. Précisément, non ! L'intime n'est en soi pas condamnable, lorsque celui qui parle de lui m'entretient et me renseigne sur la part d'universalité en chacun de nous. Rousseau était de ceux-là, auprès de qui nous ressortions grandis.
Voilà une pornographie dont on ferait bien de s’inquiéter. Le terme mérite qu’on s’y arrête. Une littérature néo-pornographique comme la nôtre consiste à mettre dehors ce que la décence, et toute vertu morale, voudrait que l’on gardât pour soi, non pour provoquer l’excitation, mais le heurt de la sensibilité.
Pour y parvenir, elle est prête à s’oublier, à oublier son humus originel de « langage à part », selon la formule de Barthes. Face à un tel constat, on ne peut se demander sans inquiétude quel sera l’espace d’expression d’une exception, celle d’un individu dont on attendait, dans le temps d’une communion avec le lecteur, qu’il nous explique l’espèce de rôle sacré que chacun d’entre nous est amené à jouer dans ce monde.
Je me trompe peut-être.
La vérité appartient à très peu, mais plus à ceux qui la cherchent.
Cherchons encore.
Par Bachir Bourras - Critique littéraire et professeur de Lettres.
Partout on lit que le livre se porte bien. Environ 500 romans parus en cette rentrée littéraire 2023, se félicitent les journalistes. Ailleurs, on apprend que le nombre de livres vendus a retrouvé le seuil d’avant la période de la Covid. À la bonne heure.
Mais la littérature ? Qui s’en soucie ? J’entends déjà quelques grincements… Littérature ? Le vilain mot ! Il sent trop l’élite, le parfum nauséeux du langage fleuri ; les sobriquets « préciosité » et « alambiqué » ne sont jamais très loin, et sonnent l’hallali d’un terme tombé en désuétude. Il est pour nous ce qu’est la ballade pour Trissotin ; ce n’en est plus la mode, il sent son vieux temps. Et pourtant !
Réfléchir à la place de la littérature à notre époque, c’est soulever malgré soi une pléthore de confusions, et de malentendus. Il y entre tant de subjectivité affective, que les goûts de chacun ont vite fait de s’ériger en valeurs. Autrement dit, d’un jugement de réalité subjective on passe à un jugement de réalité objective, comme l’a démontré Durkheim. Ceci aidé par la pression exercée du milieu dominant, dont les valeurs esthétiques et le rétrécissement du champ littéraire au profit du seul roman, ont été intériorisées, lentement mais sûrement, jusqu’à s’intégrer dans l’essence même de la définition de la littérature. De nos jours, on peut affirmer sans craindre une quelconque protestation que la Littérature, c’est le roman. Le genre romanesque est l’outil privilégié de l’expression d’une vision de l’homme et du monde.
Or, force est de constater un schisme installé entre les deux composantes d’un texte littéraire, auparavant indissociables de toute œuvre littéraire, que Platon, dans le Livre III de La République, distingue entre la lexis (ou ce que nous nommons « la forme »), et le logos (le discours tenu, « le fond » en somme). Refuser cette équation, nier à toute œuvre sa valeur intrinsèque, c’est s’embourber dans un consensus lénifiant, et stérile. Ainsi, Voltaire vaudrait Balzac, qui vaudrait Hugo, qui vaudrait Zola, qui vaudrait Gide, qui vaudrait Colette, qui vaudrait Sagan, qui vaudrait Virginie Despentes. Je ne le crois pas.
Une œuvre proprement littéraire se distingue, du moins se distinguait par un équilibre, une harmonie entre les deux composantes, ne faisant en tout et pour tout qu’un, à l’instar de ce ruban de Möbius. Difficile d’expliquer comment ou pourquoi. La chose est, c’est un fait, et s’impose contre la belle définition zolienne de l’œuvre d’art : « Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament. » Nous n’avons plus que le coin du monde ; ce tempérament que le style artialise, selon le mot de Montaigne, est passé à un second plan réducteur, un simple prédicat d’une opinion subjective, et par là même, contingente.
L’art passant au second plan, la Littérature est devenue, par défaut de ce que Genette nommait « critères de conformité », un simple acte d’affirmation égotiste, confortablement installé depuis ce que Nathalie Sarraute a nommé « l’ère du soupçon », véritable lettre écarlate apposée sur le front de la Littérature.
Les révélateurs de cette dévaluation sont quotidiens, au détour de chaque conversation. Qui ne s’est jamais entendu répondre sur un ton de culpabilité déguisée : « Mais c’est mon goût ! » Toute tentative de placer le livre lu sur une échelle qualitative se solde par une habile pirouette. Une telle afirmation n’a rien d’absurde, au contraire.
On aurait tort de croire que le « principe actif » (Genette, encore !) de la Littérature réside dans son logos. Si seule l’histoire devait intéresser le lecteur, ce serait s’encombrer d’heures inutiles de lecture. Au lieu de quoi, saisi « par l’intérieur », pour parler comme Céline, je redécouvre le monde, réorganisé, réagencé dans et par le style.
Ainsi, à travers la question du style, c’est l’acte de l’écriture, puis de la lecture même, qui sont remis en cause, oubliant que s’il y a une beauté du roman, de l’art romanesque, elle tient en son intégralité dans sa composition. Il faut reconnaître que le style a cédé sa place à une entreprise impressionniste, de la part d’auteurs pris dans un prurit de la truculence (qu’importe ce que je dis, ou comment je le dis, pourvu que je le dise), crachant leurs mots plutôt que les disposant avec art, le but ultime étant de heurter le lecteur avec cette scabreuse mélodie.
Inutile de citer un livre en particulier, mon propos n’est pas polémique. Les étalages de nos librairies renferment de sordides contenus : viol, inceste, et autres étalages nauséabonds d’une intimité décomplexée. Les moyens de choquer un public toujours plus assoiffé ne manquent pas, hélas !
Mais c’est le propre de l’intime de choquer, me rétorquera-t-on. Précisément, non ! L'intime n'est en soi pas condamnable, lorsque celui qui parle de lui m'entretient et me renseigne sur la part d'universalité en chacun de nous. Rousseau était de ceux-là, auprès de qui nous ressortions grandis.
Voilà une pornographie dont on ferait bien de s’inquiéter. Le terme mérite qu’on s’y arrête. Une littérature néo-pornographique comme la nôtre consiste à mettre dehors ce que la décence, et toute vertu morale, voudrait que l’on gardât pour soi, non pour provoquer l’excitation, mais le heurt de la sensibilité.
Pour y parvenir, elle est prête à s’oublier, à oublier son humus originel de « langage à part », selon la formule de Barthes. Face à un tel constat, on ne peut se demander sans inquiétude quel sera l’espace d’expression d’une exception, celle d’un individu dont on attendait, dans le temps d’une communion avec le lecteur, qu’il nous explique l’espèce de rôle sacré que chacun d’entre nous est amené à jouer dans ce monde.
Je me trompe peut-être.
La vérité appartient à très peu, mais plus à ceux qui la cherchent.
Cherchons encore.
Pour ceux qui "cherchent encore", vous ne vous trompez point. Du moins, pas pour le moment. Ce n'est cependant qu'un surcis rien moins que temporaire, puisqu'il faudra bien attendre le résultat desdites recherches pour avoir une idée plus ou moins précise du verdict plus ou moins définitif qui devra être prononcé "à votre ou contre".
RépondreSupprimerQuant à ceux qui ne cherchent pas, mon Dieu, il n'est guère facile de prévoir le sort qu'ils comptent vous réserver, puisque vous devez bien vous douter qu'il n'est jamais facile de prévoir le prochain "coup" d'un joueur profane !
Merci pour la lecture pertinente de mon article...
RépondreSupprimerÀ bientôt.
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