Frédéric Encel : « Les 75 premières années d’Israël sont une immense réussite »

 Homme au Mur des Lamentations à Jérusalem.

Frédéric Encel, auteur d’un Atlas géopolitique d’Israël, revient dans ce long entretien sur la vie politique et diplomatique de l’État hébreu.

Frédéric Encel - Géopolitologue français. Il est professeur de relations internationales à l’ESG Management School et maître de conférences à Sciences Po Paris. Directeur de séminaire à l’Institut français de géopolitique, il est également intervenant à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Il a reçu en 2022 des mains du ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, le prix du Livre Géopolitique.

Propos recueillis par Elias Lemrani

Le Contemporain - Quelle lecture portez-vous sur la crise politique que traverse Israël, causée par la réforme judiciaire du gouvernement Netanyahou ? Pourquoi ce projet de loi concentre-t-il tant de passion dans des milieux de la société très hétéroclites tels que le numérique ou l’armée, avec un fort écho à l’international ? Ce texte met-il en danger la démocratie israélienne, à la manière d’autres démocraties occidentales dites « illibérales » comme l’exemple hongrois ?

Frédéric Encel - Je pense que l’ampleur de la contestation israélienne ainsi que sa longévité démontrent une très grande vitalité de la démocratie israélienne. Je veux bien que l’on parle de crise, mais en réalité, s’il y a une crise, elle est institutionnelle, dans la mesure où la réforme proposée par l’actuelle coalition Netanyahou vise à limiter assez drastiquement les prérogatives du seul contre-pouvoir institutionnel qu’est la Cour suprême à l’unique chambre législative qu’est la Knesset, ayant affaire à un système monocaméral. Or si la Cour suprême est limitée dans ses prérogatives, la Knesset deviendra beaucoup plus puissante. Une Knesset qui par ailleurs tend à être de plus en plus à droite et de plus en plus religieuse, ce qui ne veut pas dire que cela est mécanique, mais toutes les chances que l’on poursuive dans cette voie sont réunies, et ce notamment pour des raisons démographiques. C’est donc une crise qui est effectivement bien plus de nature institutionnelle que démocratique, au contraire, je pense que les Israéliens ont donné ces derniers mois une leçon de conscience démocratique jusques et y compris au centre-droit de l’échiquier politique du pays. Civils comme militaires, Tel-Aviviens comme Jérusalmites. Le deuxième point de votre question concerne les démocraties illibérales, telle la Hongrie d’Orbán que vous avez évoquée, mais l’on pourrait également citer le Brésil de Bolsonaro ou les États-Unis de Trump. Si cette réforme passait dans son intégralité, ce qui ne sera pas le cas, disons qu’Israël se rapprocherait effectivement du modèle des États démocratiques dont des équipes gouvernementales ont entaillé une partie de l’esprit démocratique des lois. Mais je pense que cela ne se fera pas, justement du fait de l’ampleur de l’opposition.

Le Contemporain - Vous l’avez rappelé et les différents scrutins nous le montrent, le cœur des Israéliens penche de plus en plus à droite. Comment expliquer cette tendance ? La gauche israélienne est-elle morte ?

En géopolitique, à peu près rien n’est définitif, mais en effet cette tendance est réelle, principalement pour des raisons démographiques liées au taux de fécondité beaucoup plus important des haredims, c’est-à-dire des ultra-orthodoxes, mais aussi des adhérents du mouvement sioniste religieux par rapport au reste de la population juive et même arabe israélienne. Donc de ce fait, oui, on a plus de chance dans les prochaines années de voir une Knesset au centre de gravité nationaliste et religieux plutôt que de gauche et laïc, mais cela n’est certainement pas mécanique. Par ailleurs, puisqu’il s’agit d’un système de coalition, on pourra très bien avoir des alliances allant du centre-droit à la gauche comme celle qui a existé pendant un an jusqu’en novembre 2022 sous Bennett et Lapid.

Je pense que cette tendance relève aussi d’un phénomène beaucoup plus large. Cela fait presque un demi-siècle qu’en Israël, qu’au Proche et Moyen-Orient en général et que dans d’autres parties du monde, on assiste à une montée de la religiosité d’une part et d’autre part à un recours à l’instrumentalisation du religieux au profit du politique, ce qui n’est pas exactement la même chose. Aujourd’hui, on retrouve ce phénomène du Brésil à l’Inde, des États-Unis à la Russie, en passant par la quasi-totalité des États du monde arabo-musulman. Donc c’est un phénomène qui de toute façon dépasse Israël. Et inversons le postulat, il eut été bien stupéfiant qu’Israël ne suivit pas cette tendance générale.

Le Contemporain - Les fonds controversés donnés aux juifs ultra-orthodoxes dans le budget de l’État 2023-2024 ont mis en exergue une fracture toujours plus criante entre deux visions antagonistes d’Israël. Entre un Israël ashkénaze, laïc, de gauche, créateur de start-up, vivant à Tel-Aviv, et un Israël séfarade ou orthodoxe, conservateur, votant Bibi, loin de la Ville blanche. Faut-il craindre de cette fracture une montée des clivages irréversible au sein de la société israélienne, voire, comme certains ont pu l’évoquer en début d’année, une guerre civile ?

Encore une fois, rien n’est irréversible. Le clivage n’est pas aussi net. Par exemple les sionistes religieux ont fait partie de gouvernements de gauche jusqu’en 1977. Il n’est pas du tout impossible que la tendance extrême actuelle, représentée notamment par deux ministres extrémistes, soit la tendance dirigeante de ce mouvement pendant encore des décennies, on n’en sait rien.

Deuxièmement, on a vu ces dernières années, au sein, et même à la tête du parti travailliste, pas mal de figures séfarades, tandis que chez les ultraorthodoxes, la quasi-totalité des chefs spirituels sont ashkénazes. Donc encore une fois ce clivage n’est pas aussi marqué. Je pense que l’on est très loin encore du concept repoussoir de la menace existentielle baptisée la guerre des frères, soit la guerre civile, au regard du caractère très mosaïque et effectivement très clivé de la société israélienne et même du mouvement sioniste. Avant 1948, s’il n’y avait eu un niveau de conscience civique et politique très élevé et des mécanismes d’apaisement, la guerre civile, comme dans beaucoup d’autres États dans le monde aurait dû prévaloir, aurait dû advenir. Elle n’est jamais advenue. Jamais. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de violence politique, Yitzhak Rabin a bien été assassiné, Émil Grunzweig a été tué en 1983 lors d’une manifestation de gauche en Israël et une participante à la gay-pride a été tué il y a quelques années a été aussi tuée, par un ultra-orthodoxe qui était vraisemblablement un déséquilibré. Tout cela sur presque un siècle, voire plus d’un siècle, c’est extraordinairement peu, au regard des autres pays qui ont connu une culture war. Donc rien est irréversible et cette crise, si l’on peut l’appeler ainsi, est une étape dans la vie politique, institutionnelle et morale du pays comme quasiment tous les autres pays en ont connu.

Le Contemporain - Les nombreuses roquettes récemment tirées depuis Gaza sur Tel-Aviv ont répandu la terreur dans les territoires jadis plutôt préservés du centre du pays, tandis que les récents attentats palestiniens et les tensions entre les forces de l’ordre israéliennes et les fidèles musulmans durant le Ramadan ont ravivé la colère au sein deux camps. Certains membres, ouvertement suprémacistes et racistes, du gouvernement Netanyahou n’hésitent quant à eux pas à rajouter de l’huile sur le feu en appelant notamment à raser une localité palestinienne. Au vu de ce regain de tension, Israël est-il à l’aube d’une nouvelle intifada ? La solution à deux États est-elle toujours crédible ?

À chaque fois qu’il y a des tensions, c’est-à-dire malheureusement très fréquemment, on pose la question d’une troisième intifada. Mais on oublie que l’un des éléments prospectifs de la réponse concerne le social et pas le politique. Lors de la première intifada de 1987, la situation socio-économique palestinienne était bien plus mauvaise que celle qui prévaut aujourd’hui chez les Palestiniens, et cela joue aussi. D’ailleurs cela joue aussi envers les forces de l’ordre palestiniennes. En 2000, pour la deuxième intifada, c’était un autre cas de figure. On arrivait au terme d’un processus qui avait doublement échoué, Oslo et Camp Davis, et à l’exaspération il fallait ajouter une stratégie de tensions choisie par Arafat. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’Autorité palestinienne ne joue pas la tension, au contraire elle coopère avec Israël, et sur le plan socio-économique, la situation est bien moins mauvaise pour les Palestiniens qu’elle ne l’était autrefois. Maintenant, je ne suis pas prophète, je ne sais pas si l’on est à l’aube d’une troisième intifada mais en tout cas cela est à prendre en considération. Quant à la solution à deux États, qui pour moi, et je le dis et je l’écris depuis de très nombreuses années, est de loin la moins mauvaise donc la meilleure des solutions, elle n’est pas définitivement enterrée. Sa perspective est devenue de plus en plus compliquée mais j’aimerais rappeler qu’en 1982, sous un gouvernement nationaliste, celui de Begin, plusieurs implantations avaient été évacuées, par les Israéliens au titre de la paix en l’occurrence de Camp Davis avec l’Égypte, il n’y a pas eu de guerre civile. Une deuxième fois en 2005, sous un Premier ministre ultra-nationaliste, et ce n’étaient plus huit mais vingt-quatre implantations, dont l’intégralité de la Bande de Gaza, qui avaient été évacuées en deux semaines. Il n’y a pas eu de guerre civile, les Israéliens étaient même très contents. Donc de ce point de vue là, du frein ou du blocage permanent qu’on me met sous le nez comme irréversible, je pense que rien n’est irréversible. Quand vous construisez un village, vous pouvez le détruire. Par ailleurs, je pense que des deux côtés, côté juif israélien et côté palestinien, on ne veut pas d’un État unique, d’une manière parallèle, les gens ne souhaitent pas vivre collectivement. Alors je ne dis pas que c’est simple, je ne dis pas que ce sera à court terme, aucune des conditions est réunie pour cela. Mais à moyen-long terme, rien est impossible, j’insiste.

Le Contemporain - Le côté religieux du conflit israélo-palestinien se délite au profit d’un pur et simple conflit politico-militaire…

C’est une question philosophique ! Tous les conflits sont de nature politique et le plus souvent on assiste à une instrumentalisation du religieux au profit du politique, ce qui ne veut pas dire que qu’il n’y a aucune dimension religieuse, mais qu’au départ, au début du XXe siècle, le conflit était bien plus culturel que religieux. Les sionistes étaient bien plus perçus Européens que juifs, ensuite on a eu affaire à un conflit qui était interétatique, tout à fait classiquement, pour des enjeux territoriaux et hydriques, l’eau a joué un rôle important notamment entre Israël et la Syrie, et puis effectivement il y a eu un accroissement et une aggravation des questions religieuses. Aujourd’hui, ça en procède, il est vrai que Jérusalem a pris une importance plus grande qu’au début du XXe siècle mais dans le cadre d’un conflit, on cherche toujours de parts des autres à trouver à mettre en avant ce qui divise. Ce qui permet d’identifier l’autre, de le stigmatiser. On a grosso modo, deux collectifs religieux, juifs et musulmans. Grosso modo, car les Bédoins c’est un cas à part, les chrétiens aussi, et le judaïsme est très pluriel comme vous le savez. Donc le conflit est de plus en plus religieux bien que je maintienne qu’à la fin des fins, il relève du politique. J’ajoute qu’il faut tout faire pour maintenir ce conflit dans la dimension politique car dès lors qu’on accepte de s’infiltrer dans la volonté prétendument de Dieu ou des prophètes, on se donne aucune possibilité d’un accord de paix, car personne n’acceptera jamais de faire des concessions sur sa foi.

Le Contemporain - Qu’est-ce qui fait la force économique d’Israël ? La start-up nation est-elle toujours aussi compétitive face aux géants chinois et américain ? L’accord historique entre Israël et Beyrouth au sujet du tracé de leurs frontières maritimes ainsi que le projet EastMed feront-ils d’Israël un important partenaire gazier de l’Europe ? Comment jugeriez-vous les 75 premières années d’Israël ? Une réussite (politique, diplomatique, culturelle, économique…) ?

Les soixante-quinze premières années d’Israël sont une immense réussite, au regard des atouts dont disposait Israël à sa création en 1948. Beaucoup d’observateurs de l’époque considéraient ce pays comme tout à fait non viable, non défendable, extrêmement divisé. Donc c’est une très grande réussite de ce point de vue là pour deux explications majeures. La première est un niveau de détermination extrêmement élevé. La seconde est la valorisation du savoir, Israël a toujours valorisé le savoir et une grande partie de la diaspora juive de façon multiséculaire a toujours valorisé le savoir. Ce n’est pas un compliment moral, il y a d’autres sociétés et d’autres États qui encouragent et valorisent le savoir, pour ce qui concerne les questions géopolitiques, il est évident que c’est un booster. Valoriser le savoir, civil comme militaire, technique comme universitaire, ça a toujours été un booster de puissance dans l’Histoire. Et plus que jamais ces dernières décennies à l’heure où le monde se surtechnissise. Donc quand l’on croise ces deux explications, ce sont deux moteurs extrêmement puissants de la réussite israélienne et puis relativement à cela la très grande médiocrité d’une grande partie du leadership voisin, je ne parle pas des populations, mais des leaderships arabes. Les Arabes le disent, le reconnaissent et le déplorent eux-mêmes, ils ont rarement été à la hauteur des enjeux.

Je ne sais pas si Israël ira vers l’hydrocarbure. Les Israéliens ont trouvé du gaz naturel, mais personnellement je ne leur souhaiterais pas d’en trouver trop ou de trouver du pétrole parce qu’il faut en finir avec les hydrocarbures et au-delà de ça il ne faut surtout pas basculer dans une économie ou dans un esprit de rente. Ce qui a fait la réussite d’Israël c’est la matière grise, pas la rente. Regardez les États victimes de ce que l’on appelle en géopolitique la « malédiction du pétrole », qui est un terme très générique, c’est la malédiction de la rente en réalité, mis à part la Norvège qui est un cas à part. La plupart sinon tous les États, notamment arabes et africains, rentiers ont d’une manière ou d’une autre payé lourdement cette priorité donnée à la rente. Cela n’a jamais été le cas d’Israël. Je pense que l’économie israélienne qui fonctionne déjà à plus de 60% dans le high-tech, et ce mouvement est en train de se poursuivre et c’est plutôt sain pour son économie, toutes les agences de notation le disent et vantent Israël.

Le Contemporain - En Israël, la reprise des relations entre Téhéran et Riyad a été perçue comme une défaite de la diplomatie de Netanyahou par l’opposition. Quelle est votre analyse de cet événement et quel est son potentiel impact sur le long terme ? Marque-t-il la fin de l’influence occidentale (lire américaine) au Moyen-Orient au profit de la Chine et un apaisement sur des dossiers tels que la guerre au Yémen ?

Je crois que l’on accorde trop d’importance à la reprise des relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et l’Iran. D’abord parce qu’il ne s’agit pas d’une alliance, il ne s’agit même pas d’un partenariat, il s’agit tout simplement à un retour à la normalité, c’est-à-dire une relation qui si elle restait telle qu’elle est aujourd’hui, resterait glaciale. Donc ce n’est pas quelque chose qui relève d’un très grand bouleversement. Ensuite, je ne vois pas beaucoup d’interactions avec Israël. L’Arabie, il y a trois ans de cela, avait autorisé sinon encouragé quatre États arabes, les fameux quatre signataires des accords dits d’Abraham, et non des moindres, E.A.U, Bahreïn, Soudan et Maroc, à reconnaître Israël et même à créer un véritable réseau d’alliance. Le Maroc et surtout l’Arabie saoudite aujourd’hui sont considérés comme de véritables alliés d’Israël. Que les Saoudiens reconnaissent par ailleurs la nécessité de renvoyer un ambassadeur à Téhéran, je ne vois pas très bien le jeu. Sachant qu’à mon avis l’intérêt pour Riyad n’a rien à voir avec Israël, son intérêt dans cette histoire c’est de cesser d’être littéralement humiliée sur le plan militaire par les combattants rebelles houthis pro-iraniens du Yémen, qui depuis 2017-2018, rendent coup pour coup et remportent même des victoires face à l’armée saoudienne qui a fait la démonstration de son ridicule. Et pour faire cesser les tirs de centaines de missiles houthis le sol saoudien, il faut que Riyad fasse des concessions à l’Iran qui les soutient. Avec tout cela je pense que l’on est dans un schéma ou un écosystème dans lequel finalement Israël est un élément secondaire. Enfin dernier point du côté israélien, s’il devait y avoir une montée des tensions telle que l’on irait vers la guerre, c’est-à-dire, une opération militaire israélienne de prévention, sur des installations nucléaires iraniennes de toute façon les Israéliens le feront avec ou sans l’aval des Saoudiens, c’était déjà vrai il y a quelques années. Donc encore une fois, je ne crois pas qu’Israël soit central dans cette histoire-là.

Le Contemporain - Téhéran, dorénavant classé parmi les pays du seuil, c’est-à-dire capable de produire des bombes atomiques, inquiète la communauté internationale quant à ses intentions, à commencer par Jérusalem. Devons-nous nous attendre à une escalade militaire prochaine entre Israël et l’Iran ? Quelle position prendrait alors selon vous Washington ?

Question absolument centrale, j’ai toujours considéré que la République islamique d’Iran était dirigée par des fanatiques mais pas par des crétins. Les mollahs jaugent assez bien les rapports de force et au fond mène une politique étrangère, y compris sur le plan nucléaire, jusqu’à maintenant en tout cas, relativement pragmatique et prudente. Je pense que le régime iranien a senti le vent du boulet social et sociétal à plusieurs reprises ces quinze-vingt dernières années et que pour rester au pouvoir, la bombe ne sert à rien. La bombe ne se mange pas par les citoyens iraniens. Je pense que c’est un régime qui utilise l’épée de Damoclès, la menace de la potentialité d’obtenir la bombe vis-à-vis des Occidentaux, des Chinois et des Russes, pour obtenir la levée des sanctions. Ces sanctions américaines, occidentales et pour beaucoup internationales, y compris chinoises et russes, datent du premier janvier 2007 et elles coûtent chaque année à l’Iran l’équivalent de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Donc on a là un pays en ruine, dans lequel les gens sont extrêmement remontés contre le régime, et non seulement sur les questions de voile, de libertés ou de questions de société, mais aussi à cause des foyers de disettes en Iran et des mauvais soins. Le régime pense que la levée des sanctions lui permettrait d’injecter du cash, beaucoup de cash, dans l’économie et conséquemment de rester au pouvoir. Moyennant quoi, il renoncerait à ce qu’il n’a pas et ce qu’il n’aura certainement jamais parce que les Israéliens ne voudront pas. C’est mon hypothèse et je pense que jusqu’à présent en tout cas, elle ne s’est pas éventrée.

Quant aux Israéliens, je pense qu’ils ne permettront pas à l’Iran d’obtenir une bombe. L’état du seuil veut tout et rien dire, le Japon aussi est un état du seuil aujourd’hui, ce n’est pas très grave. Mais que Téhéran aille vers l’obtention d’une capacité nucléaire, je pense pouvoir affirmer que les Israéliens, de gauche ou de droite, avec ou sans l’aval des Américains, ne l’accepteront pas. J’en veux pour preuve et pour argument le nombre de coups de force très importants opérés sur le sol iranien, par les services secrets israéliens et leurs alliés et complices sur place ou en Azerbaïdjan, qui étaient censés démontrer à Téhéran et à la communauté internationale que de toute façon, Israël ne laisserait pas faire. Voilà à mon avis où on en est aujourd’hui, je peux me tromper, mais je note quand même pour finir que l’an dernier, il n’en est pas fallu beaucoup pour retourner tous ensemble à Vienne comme en 2015, lorsque le 14 juillet de cette année-là le P5+1 et l’Iran avait signé cet accord qui avait largement permis de réchauffer les relations avec Téhéran et envisager la sortie de crise.

Le Contemporain - Après la visite du prince fils du Shah, Reza Pahlavi, en Israël et les importants mouvements de contestation qui font suite à la mort de Mahsa Amini, faut-il s’attendre à des bouleversements politiques intérieurs en Iran bénéfiques à Jérusalem ?

Je ne suis pas certain que le fils de l’ancien Shah d’Iran puisse arriver au pouvoir à Téhéran. Pas certain du tout. Ensuite, quand bien même arriverait-il au pouvoir je ne suis pas sûr qu’il aurait comme priorité une alliance avec Israël. Non pas qu’il en aurait peur, mais c’est que je ne vois pas très bien aujourd’hui pour l’Iran, dans son environnement proche ou moins proche, l’intérêt d’une alliance solide avec Israël, sachant que Jérusalem est déjà alliée aux Émirats arabes unis par exemple.

Je pense que Netanyahou accueillant le fils du Shah, c’est plus un coup de com interne, les Israéliens découvrent quelqu’un de très moderne, qui est pro-israélien et donc qui ne ressemble en rien aux ayatollahs qui font très peur à la population. Netanyahou démontre que sur le plan diplomatique, il a de l’entregent et qu’il est capable de discuter avec des grands d’aujourd’hui et de demain. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que cela aille au-delà de ça.

Le Contemporain - L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement, le plus à droite de l’Histoire d’Israël, ainsi que la reprise des tensions avec les Palestiniens semble retarder la diplomatie arabe de l’État hébreu. Faut-il tout de même s’attendre à un élargissement des accords d’Abraham, notamment à l’Arabie saoudite ? Ces mêmes accords témoignent-ils d’un délaissement de la cause palestinienne par les pays arabes ?

Très clairement oui, quant à votre dernière question sur la cause palestinienne. Voilà des années, de très longues années, que je dis, que j’écris ubi et orbi, que le conflit israélo-palestinien a été rétrogradé au rang de simple contentieux local. 
On l’observe par l’attitude des grandes puissances et des États arabes, avec notamment ces fameux accords d’Abraham. Vous avez raison de signaler que l’on est très loin d’un accord de paix, car il y a beaucoup de tensions, l’année 2022 a été très meurtrière et il n’y a absolument aucun processus de paix en vue à courts termes. Mais en dépit de cette situation objectivement calamiteuse sur le dossier israélo-palestinien, quatre États arabes, dont deux très importants, les Émirats et le Maroc, ont accepté de soutenir Israël. C’était certes il y a trois ans, mais depuis ils n’ont pas renié leur signature, et au contraire, le volume et la valeur des échanges entre Israël et les Émirats d’une part et Israël et le Maroc d’autre part n’ont cessé de croître, à un rythme époustouflant. Donc le conflit israélo-arabe est perçu et représenté, y compris dans une grande partie du monde arabe, comme un simple contentieux local. Je veux bien que l’on me dise que la diplomatie de Netanyahou est freinée par des considérations internes, mais je constate surtout que durant la deuxième très longue période de Netanyahou, à partir de 2009, il a réussi à nouer des relations en outre avec les quatre États arabes cités, ce qui était très peu crédible quelques années auparavant, mais également avec beaucoup d’États africains, des républiques ex-soviétiques d’Asie centrale, avec une grande partie de l’Asie du Sud-Est, et bien sûr avec l’Europe orientale. Je pense que bien que l’on puisse reprocher, à raison, énormément de choses à Netanyahou, dans le plan de gestion interne et institutionnelle, mais sa diplomatie, a propulsé Israël sur les plans diplomatique, technologique et économique au rang de puissance tout à fait considérable. C’est à mon avis très peu contestable.

Le Contemporain - Souvent critiquée, quelle est votre analyse de la position de Jérusalem quant au conflit entre Moscou et Kiev ?

Ce sera le sujet de mon prochain article dans l’excellente revue Hérodote, créé par mon maître en géopolitique, Yves Lacoste et dont je suis membre du comité rédactionnel depuis très longtemps maintenant. Pour vous le dire en quelques mots, les Israéliens ont été extrêmement gênés par cette guerre car les relations entre Moscou et Jérusalem pendant les douze années de pouvoir de Netanyahou étaient très bonnes. Ces relations se basent entre autres sur un accord tacite en Syrie qui fait qu’Israël ne s’en prend pas au régime de Bachar-Al-Assad moyennant quoi Poutine laisse les bombardiers israéliens empêcher l’Iran d’installer du matériel militaire à proximité du Plateau du Golan. De plus, les liens sont renforcés par l’Alliance juive et les organismes israéliens qui favorisent l’aliya, l’immigration des Juifs dans le monde entier en Israël, il y a encore quelques milliers de juifs en Russie et un peu moins en Ukraine, et Poutine n’a jamais posé le moindre problème à cela. Les Israéliens avaient donc besoin de maintenir des liens avec la Russie et je pense qu’Israël a été rappelé à l’ordre par les Occidentaux, par les Américains mais aussi par les Européens, qui représentent quelque chose comme plus de 70 % du volume total des échanges commerciaux d’Israël. Donc là nous avons, nous, Européens et Américains, pour régler le problème concernant le Dôme de Fer, tapé du poing sur la table et fait pression sur Israël. Netanyahou était assez gêné car c’est à ce moment-là qu’il est revenu au pouvoir. Aujourd’hui, on a une position un peu moins ambiguë, Israël a accepté de livrer du matériel à Kiev, ça prend peu de temps et je ne suis pas certain d’ailleurs que tout le matériel demandé soit parti. Par ailleurs, Israël a voté cinq fois en seize mois avec les Occidentaux contre l’invasion russe en Ukraine à l’Assemblée générale des Nations-Unies. Moyennant quoi, Poutine a menacé de se fâcher et menace de fermeture l’Agence juive. Donc là le vrai problème ce serait que Poutine n’accepte plus que les Israéliens opèrent dans l’espace aérien syrien contre l’Iran. Ce serait très négatif pour les Israéliens, pour l’instant ce n’est pas le cas, mais Poutine pourrait se fâcher et Israël en pâtirait. Mais de toute manière Israël ne pouvait pas rester dans le déni et une neutralité bienveillante. La pression américaine sur de grands enjeux comme cela est trop forte.

Le Contemporain - Yaïr Lapid et Benjamin Netanyahou se sont tous deux récemment rendus à Paris en leur qualité de Premier ministre. Quel avenir pour les relations entre la France et Israël et plus généralement entre la France et le Moyen-Orient ?

Entre la France et Israël, c’est ce que j’écrivais dans une de mes chroniques mensuelles à L’Express, que j’avais intitulé La convergence des luttes, un petit en clin d’œil au climat social français, où je disais la chose suivante : ce qui nous sépare, nous autres Français des Israéliens, sur le plan politique, nos désaccords, parfois très profonds notamment quant au statut de Jérusalem et des implantations, sont devenus nettement moins importants, en tout cas rédhibitoires, par rapport à ce qui nous rapproche. Ce qui nous rapproche c’est maintenant l’alliance commune avec les Émirats-Arabes-Unis, je rappelle que la France est aussi un allié très important d’Abhu Dabi sur le plan militaire. Ce qui nous rapproche, c’est la lutte contre l’islamisme, où qu’il se trouve. Ce qui nous rapproche, ce sont des relations sur les plans technologiques et maintenant militaires entre nos deux pays, notamment en matière de drones. Ce qui nous rapproche, c’est la volonté de maintenir à flot et de défendre un pays très faible et pourtant très important dans la région, qu’est la Jordanie, qui a passé un accord avec la France et qui est protégé par Israël. Il existe encore plein de points communs et tout cela est aujourd’hui considéré comme bien plus considérable que le contentieux israélo-palestinien. Alors si vous ajoutez à cela la volonté très farouche des Occidentaux de voir les Israéliens céder à l’Ukraine des matériels de défense, notamment de défense anti-aérienne très performants, le dossier palestinien passe littéralement derrière. Lorsque M. Blinken, lorsque M. Biden, lorsque M. Macron, ont enguirlandé Netanyahou, ce n’était pas tellement sur le dossier palestinien mais sur la réforme institutionnelle, car les Américains sont intraitables avec à la démocratie en Israël, bien qu’à géométries variables avec d’autres alliés. Il est vrai que Macron a été plus chaleureux avec Lapid et avait un sourire plus mitigé avec Netanyahou, mais au moins il l’a accueilli, ça faisait la deuxième fois en six ans, et au regard du contexte calamiteux avec les Palestiniens, c’était plutôt une rencontre chaleureuse. 

Ensuite entre la France et le Moyen-Orient, je ne cesse de répéter que la France au Proche et Moyen-Orient reste, et de loin, la deuxième puissance occidentale en termes d’influence et en termes de capacité de projection de moyens militaires, derrière les États-Unis. Nous avons deux bases opérationnelles stratégiques aux Émirats-arabes-unis, qui abritent des escadrilles chasseurs-bombardiers dernier cris. Nous avons des chasseurs-bombardiers en Jordanie. L’Égypte nous achète énormément de matériel, souvenez des fameux porte-hélicoptères Mistral. Le Qatar nous achète du matériel et nous avons par ailleurs des relations cordiales voire un peu plus que ça avec Israël. Si vous incluez dans le Grand Moyen-Orient, la Grèce, avec laquelle nous avons maintenant un partenariat militaire au-delà de même de l’OTAN, et bien, objectivement, ça propulse la France au rang de deuxième puissance occidentale d’influence dans la région.

Le Contemporain - Quel Israël pour demain ?

Je pense qu’en matière de relations étrangères, Israël restera dans le giron occidental si tenter que ce giron existe toujours dans les prochaines années, ce que je crois pour ma part. Je ne crois pas du tout au déclin de l’Occident comme beaucoup d’observateurs paresseux l’annoncent en permanence. Ensuite vis-à-vis d’un monde arabe qui au fond est plus faible que jamais, les Israéliens n’ont plus beaucoup à craindre et notamment sur les plans stratégique et militaire, je suis plutôt optimiste là-dessus. Il est de même pour l’élargissement des accords d’Abraham dans les prochaines années et en tout cas quant au non-retour à la guerre interétatique entre les États arabes et Israël. Concernant l’Iran, je pense qu’il n’aura pas la bombe pour plusieurs raisons que je n’ai pas le temps d’exposer ici. La menace stratégique, nucléaire et militaire, ne pèsera plus sur Israël, en revanche je serai beaucoup plus prudent, pessimiste ou du moins circonspect, en ce qui concerne la société israélienne qui connaît une polarisation de plus en plus importante entre deux conceptions d’Israël. Les sionistes religieux sont par définition sionistes, ils font l’armée et sont dans les unités d’élite, ils participent à la vie du pays, que l’on aime ou pas leur politique en faveur des implantations, et outre le côté moral et politique de la chose, ils sont tout de même des piliers de l’État et le renforcent. Je ne parle pas tant d’eux. En revanche j’établirai un vrai clivage entre les ultras orthodoxes et le reste de la population. La fécondité des orthodoxes et la plus importante au monde, 7,5 enfants par femme, bien plus qu’au Sahel. Il y a un doublement de la population tous les 18 ans avec très peu d’éducation chez les jeunes, je pense que c’est un très grand sujet de l’avenir d’Israël. Israël produira-t-il toujours autant d’ingénieurs sachant que très peu sortent des écoles talmudiques ? Israël pourra-t-il aligner toujours autant de jeunes soldats sachant que la plupart des haredims refusent de faire l’armée ? Israël bénéficiera-t-il toujours du soutien des États-Unis et des démocraties occidentales si cet État devient moins démocratique du fait de la pression très forte de l’extrême droite et des haredims ? Pour résumer je pense qu’il y a plus de points d’interrogation et d’inquiétude sur l’avenir d’Israël, même si je reste très optimiste. En tout cas pour moi les vraies interrogations, les vrais sujets comme on dit, sont bien plus à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.

Laissez-nous un commentaire

Plus récente Plus ancienne