Jordanie : Le pays où rien ne se passe ?

 Le roi Abdallah II lors d’un sommet trilatéral entre la Jordanie, l’Égypte et l’Irak à Amman, le 25 août 2020. (©Archives de la Cour Royale Hachémite)

Par Chloé Succar - Analyste-rédactrice freelance. Diplômée en relations internationales spécialisée dans l’aire moyen-orientale.

I. Jordanie : Le pays où rien ne se passe ?

Absent des grands titres de la presse internationale, le royaume hachémite de Jordanie coule des jours tranquilles. Pourtant, le pays partage des frontières avec Israël, les territoires palestiniens, la Syrie, l’Irak et l’Arabie Saoudite. Tandis que ses voisins chutent, se relèvent et chutent à nouveau, le royaume semble, lui, résister. L’apparition de Daesh en Syrie et en Irak a même accru son rôle stratégique auprès des puissances internationales. La base militaire de Safawi, prêtée depuis 2014 par le royaume, sert notamment de base-arrière aux forces de la coalition internationale dans la lutte contre Daesh. Le pays devient une terre de repli pour les ONG, les cellules diplomatiques et les centres culturels, dont les conditions d’exercice financières ou sécuritaires ne sont plus assurées en Syrie et au Liban.

Mais ce pays où rien ne se passe mérite que l’on s’y attarde. A la tête du dernier îlot de stabilité au Moyen-Orient, le roi Abdallah II hérite d’un contrat social de plus en plus menacé.

II. Ordre et prospérité aux racines du contrat social

Caractérisée par un patrimoine naturel exceptionnel, mais aussi par la rareté de ses ressources en eau et en énergie, la Jordanie souffre d’une économie dépendante. Elle est dépendante, d’une part, des aides allouées par le FMI, les Etats-Unis et les pays du Golfe, dont une majeure partie relève d’aides à l’accueil des réfugiés, et d’autre part, du tourisme. Conscient de ces difficultés structurelles, l’Etat a pour mission vitale de faire rayonner le pays sur la scène internationale afin de garantir sa perception continue et stable d’aides financières ainsi que l’afflux touristique.

Sur le plan intérieur, l’Etat doit aussi garantir un niveau de vie satisfaisant à sa population, dont le mécontentement pourrait nuire à l’image du pays. Le contrat institué entre l’Etat et ses citoyens repose sur un soutien mutuel : plébisciter l’autorité royale oui, mais à condition de vivre décemment. L’Etat soutient donc le pouvoir d’achat des ménages par une intense politique de subventions et bénéficie, en échange, d’une reconnaissance populaire, nécessaire à sa survie.

Or, ce contrat est aujourd’hui menacé. En 2018, puis à nouveau en 2021, sous la pression du FMI, le gouvernement avait tenté d’augmenter les impôts sur les ménages et les entreprises. Fait rare dans un pays où règne l’ordre, le projet de réforme avait provoqué d’importantes manifestations, fait chuter le gouvernement en place, avant d’être abandonné. Aujourd’hui, les conséquences du Covid-19 et de la guerre en Ukraine font craindre de nouvelles contestations. Face à la hausse mondiale des prix, l’Etat a immédiatement déployé un bouclier tarifaire pour soutenir les ménages. Mais endetté à plus de 113% de son PIB et soucieux de conserver la confiance de ses partenaires internationaux, l’Etat réduit progressivement son aide et suscite la colère populaire. Au printemps 2022, des manifestations contre la hausse du prix du carburant se sont organisées dans la capitale, malgré l’étau sécuritaire qui pèse sur la population. D’ampleur plus faible, des mouvements de protestation contre le chômage éclosent aussi dans les villes les plus pauvres.

La promesse d’une prospérité qui récompenserait l’obéissance civile et la confiance donnée au roi serait-elle déçue? Différents groupes d’opposition bénéficient d’oreilles attentives parmi la population. Les printemps arabes ont eu un écho moindre, certes, mais non négligeable parmi les Jordaniens, qui commémorent, eux aussi, leur Hirak. Aujourd’hui soutenu par des groupes divers, dont les Frères Musulmans, le mouvement est sévèrement réprimé par les autorités jordaniennes. En 2021, profitant de la contestation populaire contre la réforme des impôts, le demi-frère du roi, le Prince Hamzah, avait tenté de mener un coup d’Etat contre le roi qu’il accusait de corruption. Aujourd’hui assigné à résidence et déchu de son titre, le Prince a tout de même attiré la sympathie d’une partie de la population jordanienne et fragilisé la crédibilité du roi.

III. De part et d’autre du Jourdain : frères palestiniens et alliés israéliens

Le mécontentement social trouve un écho particulier auprès des Palestiniens et Jordaniens d’origine palestinienne. Loin d’être une minorité dans le royaume hachémite, près de la moitié de la population jordanienne serait d’origine palestinienne.

C’est précisément l’annexion de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est par le royaume qui marque en 1948 l’arrêt du mouvement hachémite vers l’Ouest. Bien qu’elle soit impopulaire parmi les Palestiniens, cette annexion consacre le rôle historique de la Jordanie dans la lutte panarabe contre Israël. Le royaume est alors le seul Etat arabe à accorder la citoyenneté aux quelques 700.000 réfugiés palestiniens (bien qu’ils ne disposent pas tout à fait des mêmes droits). C’est d’ailleurs par la fusion de l’ancien royaume de « Transjordanie » et de la Cisjordanie palestinienne que naît l’appellation actuelle du royaume de « Jordanie ». Aux origines de la Jordanie, Transjordanie et Cisjordanie partagent alors une même lutte contre l’Etat israélien.

Mais cette fraternité ne va cesser de se dégrader à partir de 1967. A l’issue de la guerre israélo-arabe, la perte de ces territoires par la Jordanie provoque l’afflux massif de réfugiés palestiniens, décrédibilise le pouvoir hachémite et déstabilise le pays. L’Organisation de Libération Palestinienne menace même de renverser le pouvoir hachémite qui la réprime sévèrement. L’accueil réservé aux 300.000 réfugiés palestiniens supplémentaires est bien moins fraternel. Ne sont et ne peuvent devenir Jordaniens que les Palestiniens résidant dans le royaume entre 1949 et 1954. Il s’agit-là d’une promesse déçue pour les Palestiniens, dont le sentiment nationaliste se renforce. Las de ces luttes à perte, le royaume aspire, lui, à davantage de stabilité. Territoire désertique, la Jordanie doit aussi, et surtout, trouver des solutions durables pour assurer sa sécurité énergétique, hydrique et alimentaire. Paroxysme de la rupture, les ennemis d’hier signent en 1994 un accord de paix. Par cet accord, la Jordanie devient médiatrice entre Israël et ses voisins arabes, interlocutrice privilégiée auprès des puissances internationales et autorité souveraine sur les lieux saints musulmans à Jérusalem. La paix ouvre aussi la voie à des échanges vitaux pour le royaume. Deux accords sont signés en 2016 et en 2021 avec Israël : l’un permettant l’approvisionnement en gaz naturel israélien par la Jordanie ; l’autre ouvrant la voie à un échange d’énergie solaire jordanienne et d’eau (désalinisée) israélienne. De la paix de Wadi Araba aux récents accords commerciaux, c’est bien la sécurité énergétique et alimentaire de la Jordanie qui est en jeu. L’ère de la lutte commune laisse place au pragmatisme.

Or, le pouvoir jordanien pâtit de ce positionnement suisse auprès de sa propre population. Le mariage entre le roi Abdallah et Rania al-Yassin, Jordanienne d’origine palestinienne, n’a pas permis de joindre les intérêts jordaniens et palestiniens, malgré la grande popularité de la reine. Signe d’une impossible réconciliation entre le pouvoir et la population, un délit de trouble à l’entente avec une puissance alliée a été établi et intégré à la loi antiterroriste de 2014. Artistes, journalistes et militants sont, depuis, régulièrement poursuivis en justice pour des propos exprimés dans la presse et sur les réseaux sociaux à l’encontre de l’allié israélien.

Ainsi, le sentiment pro-palestinien s’éveille au gré des crises mondiales et locales, au grand dam du pouvoir jordanien. L’invasion de l’Ukraine a crispé l’opinion arabe en raison de ses conséquences économiques, mais surtout du soutien unanime dont a bénéficié le peuple ukrainien et dont a manqué le peuple palestinien. Par ailleurs, les humiliations infligées par les incursions israéliennes à Jérusalem embarrassent régulièrement les autorités jordaniennes. Les protestations officielles n’ont guère d’effet sur la politique unilatérale d’Israël et accroissent, au contraire, le mécontentement populaire à l’encontre du pouvoir national.

Des marches de protestation anti-américaines et anti-israéliennes ont lieu cycliquement dans la capitale en marge de manifestations contre l’inflation et le chômage. Les slogans mêlent soutien aux martyrs palestiniens, dénonciation de la soumission jordanienne aux aides financières américaines et au traité Wadi Araba.

IV. Le Cheikh et les Bédouins : un mariage à sauver

Parallèlement, la minorité bédouine accuse une fracture grandissante avec le pouvoir royal, après des décennies d’efforts mutuels.

L’avènement d’un pouvoir hachémite dans les années 1920 a bouleversé les traditions bédouines initialement présentes sur le territoire et provoqué une violente contestation parmi les tribus qui représentaient près de 45% de la population. Le pouvoir hachémite impose alors une politique de sédentarisation aux Bédouins, avec pour but de consolider son autorité et ses frontières territoriales. Mais c’est, en réalité, l’immigration palestinienne débutée en 1948, amplifiée à partir de 1967, qui contribue à intégrer les Bédouins dans la communauté politique hachémite.

La menace d’une opposition palestinienne facilite l’intégration des Bédouins en qui le roi cherche des alliés politiques. Ne représentant plus que 5% de la population en 1970, ils se voient proposer des postes dans la fonction publique, perçoivent des aides de l’Etat et dominent les principaux sites touristiques (Petra, Wadi Rum) dont ils tirent leurs revenus. En échange, leurs lois et tribunaux tribaux sont dissous et remplacés par des tribunaux nationaux. Cette entente devient un pilier du pouvoir royal. Le roi est désormais « cheikh des cheikhs ».

Mais depuis le tournant libéral des années 1980, l’entente est plus aléatoire. Les aides allouées par l’Etat baissent, des postes qui leur étaient traditionnellement réservés dans l’administration sont transférés à des personnalités libérales, et certains Bédouins sont délogés des sites protégés (dont Petra, classé en 1985 au patrimoine mondial de l’Unesco). Plus récemment, la crise liée au coronavirus a révélé la faiblesse d’une économie touristique et porté un grand coup aux communautés bédouines. Le soutien au pouvoir royal ne cesse donc de décliner, exacerbé par les difficultés économiques croissantes. Une part grandissante affiche même son soutien au Hirak.

Or, si l’entente avec les Bédouins venait à éclater, la légitimité politique du roi serait symboliquement perdue et, plus grave encore, son autorité administrative pourrait être menacée dans certains territoires. Malgré la centralisation de l’autorité politique et administrative par le pouvoir royal, la Jordanie demeure un territoire disparate. Les zones soumises à l’autorité bédouine (notamment policière) pourraient échapper au contrôle du roi.

En somme, l’entente politique intérieure se heurte à des obstacles structurels (disparités démographiques et territoriales, corruption au sein de l’administration, économie tributaire des aléas internationaux) qui contribuent à fracturer davantage la société jordanienne. En période de troubles internationaux (interreligieux, économiques), l’insécurité du pouvoir se traduit par un resserrement de la politique sécuritaire qui risque de crisper davantage la population.

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