Je filme donc je suis


C’est un fait divers, c’est à dire une information sans grande importance mais qui en dit suffisamment pour qu’elle parvienne jusqu’à nous. Et puis les faits divers par leur accumulation ou leur originalité attestent quelque chose de l’époque, d’un air du temps qu’ils incarnent en mode mineur. Parfois il suffit alors d’y prêter un peu plus attention pour qu’ils en disent finalement plus que ce qu’on aurait pensé.

En l’occurrence il s’agit du naufrage d’un mini yacht de luxe à Miami le 4 mai dernier. Le bateau de 19 mètres a coulé rapidement, mais heureusement les 32 passagers qui étaient présents sur le navire sont sains et saufs. A ce stade vous ne percevez sans doute pas l’intérêt de cette information mais là où cela devient plus intéressant c’est quand on s’intéresse au profils des passagers et à leurs réactions au moment du naufrage. Il s’agissait, hormis l’équipage, d’influenceuses. Ici la réalité semble rejoindre la fiction et cela fait irrésistiblement penser au film « Sans filtre » de Ruben Östlund, Palme d’or au festival de Cannes en 2022, qui dépeint la croisière de Carl et Yaya, un couple de mannequins et d’influenceurs, qui sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe, qui va très mal se terminer.

Sur les images tournées avant l’accident on peut voir les passagères se filmer, poser, rire, dans une ambiance entre la colonie de vacances et la soirée d’été, typique de ces vidéos des réseaux sociaux qui décrivent un monde fantasmé où il faut toujours beau, où le bleu de la mer est fluo et les people toujours beautiful. Et quand le bateau coule – d’une valeur de 4 millions d’euros quand même – et que les sauveteurs interviennent on les voit continuer à filmer, à poser, cette fois avec leurs gilets de sauvetage sur le dos, et à rire – un peu moins peut être. C’est ça qui compte. Métaphore de notre société : elle prend l’eau de toutes parts, elle coule, mais surtout on filme.

Le naufrage du navire devient en tant que tel un sujet d’intérêt pour leurs réseaux, pour leurs communautés de suiveurs, et ce qui importe va être le buzz généré dans une espèce de boucle infinie. Un groupe d’influenceuses, réuni sans doute pour créer un événement qui va être une opportunité de posts et autres vidéos – apparemment au détriment des impératifs de sécurité puisque ce type de bateau peut emporter seulement 16 passagers -, se retrouve dans une situation tellement « instagrammable, » tellement « tiktokable », qu’il faut en profiter, et ce qui aurait pu être un drame devient surtout une formidable occasion de faire des likes. Ca ne se refuse pas. Et logiquement à l’autre bout de la chaîne, nous, nous devenons les spectateurs des images de ce naufrage, voire ses commentateurs.

Dans cette « société du spectacle » pour reprendre le titre du fameux ouvrage de Guy Debord, tout devient prétexte à mise en scène, à mise en image. Il faut donner à voir à tout prix, exposer, c’est à dire disposer de manière à mettre en vue, dans n’importe quelle situation, car notre importance dans l’agencement social dépend désormais du niveau d’exposition qui est le nôtre, a fortiori quand sa vie se confond avec cette exposition, c’est à dire quand on est influenceur/influenceuse.

Si l’exemple de ce naufrage – qui se termine bien rappelons-le, sauf pour le propriétaire du yacht ! – peut prêter à sourire il fait aussi écho à des situations beaucoup plus problématiques voire dérangeantes : accumulation exponentielle de fragments de vie sans grand intérêt, mais aussi vidéos prises pour placer les gens dans l’embarras, capture et circulation d’images intimes, filmages de scènes violentes ou d’agressions. Le modèle de l’exposition, à la fois comme objectif à atteindre et comme mode de vie, en devenant désirable déteint sur l’ensemble de nos existences qui doivent absolument être médiées par l’écran pour avoir une valeur. « Je (me) filme donc je suis » remplace le cogito de Descartes, ou plutôt le « je filme en espérant être » car cela dépendra quand même du nombre de « likes ». Aussi on peut penser que ce simple fait divers est assez disert sur l’état inquiétant de nos sociétés.

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