À l’ombre du rêve américain : 100 ans de Gatsby

 « The Great Gatsby » au Paper Mill Playhouse.


Si aujourd’hui The Great Gatsby est reconnu comme un roman majeur de la Génération Perdue américaine, l’œuvre ne rencontrera à sa sortie qu’un succès d’estime. En 1925, Francis Scott Fitzgerald n’a pas trente ans mais est déjà considéré comme un auteur reconnu. Son premier roman paru cinq ans plus tôt, The Side of paradise, œuvre qui dépeint la jeunesse de l’après guerre, devient en quelques jours un phénomène en librairie. Pourtant, si Amory Blaine séduit, Jay Gatsby indiffère. Ainsi le livre sombre dans l’oubli pendant un quart de siècle avant de devenir la référence littéraire que nous connaissons.

Si Ernest Hemingway, autre monstre sacré du mouvement, donne une vision souvent bohème de la jeunesse de l’époque, représentée comme lasse et désinvolte face à la perte de sa foi en l’American Dream, Francis Scott Fitzgerald propose une approche pessimiste centrée sur la psychologie.

Critique de l’industrialisation des villes mais également de l’impact de l’argent sur les individus, conséquence morale de la Grande Guerre sur la jeunesse, The Great Gatsby, de par l’intemporalité de ses thèmes, s’inscrit cent ans après sa sortie, comme un ouvrage majeur et avant-gardiste.

I - De James Gatz à Jay Gastby : bovarysme ou escroquerie ?

À trente-deux ans, Jay Gatsby est un mystérieux et élégant millionnaire qui vit dans une maison majestueuse en banlieue de New-York. Nul ne pourrait se douter que quinze ans auparavant, il n’était que James Gatz, fils d’un paysan sans le sou, vivant dans le Middle West dans un décor que nous imaginons semblable à celui du ranch où travaillent Lennie et George dans Of Mice and Men de John Steinbeck. Le jeune garçon imaginait alors naïvement un monde lointain, fait de splendeurs et de luxe, au sein duquel « Jay Gatsby » faisait office de héros. En cela, l’adolescent s’inscrit directement dans la lignée de Emma Bovary qui vivait au dessus de ses moyens pour coller à l’image rêvée que son ennui avait créé. Il poursuit son rêve en Orient ; s’attache à un millionnaire qui devient le père qu’il aurait aimé avoir ; s’amourache d’une riche fille du sud, Daisy ; le trafic clandestin lui rapporte une fortune ; mais sa quête d’identité lui fait perdre celle qu’il aimait. Daisy se marie à Tom Buchanan, un benêt rustique qui ne cesse de la tromper avec la femme d’un garagiste. Dès le départ, le rêve irréel de Gatsby brise sa réalité puisqu’il lui fait perdre son bonheur réel. Comme Emma Bovary dont les aspirations de richesse et de reconnaissance finissent par lasser ses amants successifs, Gatsby se montre davantage attaché à ses illusions qu’à Daisy, l’emmenant à déserter son monde chimérique et à sombrer dans la nostalgie. Si l’héroïne de Flaubert, rattrapée par la réalité des dettes et du regard d’autrui, opte pour l’ultime fuite - le suicide - Gatsby fera le choix de recréer ce passé où il vivait heureux avec la femme qu’il aimait.

Le bovarysme tel que nous le connaissons, défini par Le Grand Robert comme « rêver d’un autre destin plus satisfaisant », prend ici sa pleine essence. Malgré la corruption dont il se fait complice pour donner vie à son alter ego, l’innocence de son rêve demeure incorruptible. Son « extraordinaire faculté d’espoir » et sa vivacité font que lui seul, parmi l’ensemble des protagonistes du roman, est sauvé du dégoût du narrateur, Nick Carraway : « Il avait quelque chose en lui d’étonnant, une sensibilité aiguë face aux promesses de la vie. » Sur la pureté du rêve de Gatsby se reflète le monde grotesque qui l’entoure et sa solitude à l’intérieur de la société américaine, présentée comme immorale et vénale, qui met en lumière la solitude des isolés qui la composent. La guerre ayant retiré les illusions de ceux qui sont nés trop tard pour y participer et trop tôt pour ne pas en avoir saisi les affres, l’American dream n’est plus qu’un concept abstrait pour la jeunesse. Dans les années 1920, on ne rêve plus de faire fortune mais de trouver sa place dans une société en pleine mutation. L’industrialisation parachevant la déshumanisation perçue par les jeunes en matière de liens sociaux, Gatsby incarne un Adolphe moderne, tiraillé entre mal du siècle et l’image d’un idéal inatteignable. La mort de Gatsby le réhabilite définitivement. Seul dans sa maison vide, Jay Gatsby n’est plus qu’un visage de mascarade enfantine et son lieu de vie, une faillite énorme et incohérente. Miné par l’écroulement de son rêve, il redevient James Gatz, ce gamin aspirant à une vie meilleure qui n’était finalement qu’un mirage dans le désert, engendré par le désœuvrement et la candeur. Ironiquement, il est tué au moment où il redevient lui-même, métaphore de son effondrement mental et du désespoir qui en découle. La maison déserte et illusoire devient un tombeau vide où un enfant a griffonné un mot obscène â l’entrée.

II - L’envers du faste

Le fait que Gatsby soit originaire du Middle West n’a pas seulement un sens géographique ; il est aussi le descendant de Natty Bumpo de James Fenimore Cooper. Nick Carraway également ce qui en fait un double littéraire du héros dont l’apprentissage démarrera à son contact.

Dans son périple initiatique, Gatsby va vers l’Orient et au retour, il est doté d’une capacité d’émerveillement qui ne trouve à se satisfaire qu’au moyen des petites vanités qu’il peut désormais s’offrir avec son argent de contrebandier. Le rapport du héros à l’argent est vicié puisqu’il lui permet de donner vie à la version rêvée de lui-même mais également de pallier à sa piètre estime. Dans son immense maison qui est séparé de la ville par « une vallée de cendres » et qui s’élève comme un chapiteau de cirque dans ce qu’on appelle la vallée des nouveaux riches, il donne de fantastiques réceptions. Comme le dit Nick Carraway, « les gens n’étaient pas conviés, ils venaient », insistant sur la cupidité des convives attirés par le faste comme les abeilles par le miel. Personne ne se présentera néanmoins à ses funérailles à l’exception de son père venu du Middle West, des domestiques et du narrateur. Ce dernier rentrera à l’issue de la cérémonie dans l’Ouest. L’envers de l’American dream où règnent profiteurs et rapports superficiels l’emmenant à se recentrer sur sa famille, seul refuge où les liens sont indéfectibles. Monsieur Gatz, vieillard précaire qui vient rendre hommage à ce fils qui l’a renié illustre la pureté de l’amour filial et s’inscrit comme un personnage profondément bon en opposition à la riche Daisy qui n'enverra ni mot ni fleurs.

Tout au long du récit, l’argent joue un rôle prépondérant. Le narrateur Nick Carraway, personnage aisé au train de vie agréable, possède un regard juste attendu qu’il ne ressent ni l’envie propre à ceux qui n’ont rien ni la suffisance de ceux qui ont tout. Il observe avec recul et clairvoyance la dépravation morale des autres protagonistes qui ne lui inspireront finalement qu’aversion. S’il semble un temps s’éprendre de Jordan Baker, l’amie cynique de Daisy, le manque d’émotion de son amie vis-à-vis de la mort de Mirtle l’emmènera à la rejeter. Nick ne pouvant respecter l’absence d’empathie comme il n’adhère pas aux excès de Tom.

Le couple Buchanan formé par ce dernier et par Daisy révèle les affres de l’immoralité dans lequel la richesse peut faire sombrer les plus faibles. Si Gatsby s’adonne à un faste des plus criards dans le but de recréer artificiellement son idylle avec Daisy tout en dessinant les contours de son alter ego, Tom, de son côté se livre à des orgies où règnent adultère, violence et ivresse. L’argent l’a perverti au point de ne plus savoir distinguer le mal du bien, faisant fi de toute empathie envers autrui. Aussi ne cache t-il pas à Daisy, qui vient pourtant d’accoucher de leur premier enfant, sa liaison avec Mirtle, épouse d’un garagiste du Queens. Nous pouvons même supposer que ce choix est motivé par la volonté de rabaisser son épouse dont il jalouse l’inclination envers Gatsby. Mirtle, trentenaire robuste, vulgaire et inculte incarne l’opposé de la gracieuse Daisy, du moins en apparence. Elle servira de défouloir à Tom qui la violentera aussi bien physiquement que moralement. Éblouie par les cadeaux de son amant, la malheureuse acceptera ce traitement déplorable jusqu’à incarner, par sa mort tragique, le prolétariat écrasé sous le poids des puissants.

Pour Fitzgerald, les pauvres sont, certes, dominés par les riches, mais ils le sont de leur plein gré. Ils se soumettent pour obtenir des contreparties ; comme l’illustre la dynamique de Tom et de Mirtle ; ou encore les piques assiettes qui s’invitent chez Gatsby. Aussi, dans le monde fitzgéraldien, les uns ne rachètent pas les autres, si bien que nous ne pouvons nullement plaindre ces personnages qui mettent de côté leur dignité pour récolter les miettes qu’on veut bien leur donner. Si les riches sont représentés comme oisifs, immoraux et pervertis ; les pauvres du roman sont cupides, obstinés et prêts à tout accepter pour quitter leurs conditions. Pire encore, ces derniers contribuent à l’accélération de la dépravation de leurs antagonistes, précipitant intrinsèquement leurs chutes respectives.

À l’issue du roman, alors que le couple Wilson est mort par leur faute, Daisy et Tom quittent le pays sans se retourner, illustrant la victoire idéologique des riches sur les pauvres. Gatsby, sacrifié sur l’autel de la lutte des classes, se range, par delà la mort, du côté des plus modestes, retrouvant sa véritable condition.

Cette opposition n’est pas la seule du roman. Fitzgerald insiste sur le clivage entre l’industrialisation des villes, New-York dans le récit ; ville représentée comme sale, enfumée et bruyante; et le calme de la campagne, ici West Egg. L’invasion de denrées alimentaires pour les fêtes de Gatsby donne lieu à de multiples allées et venues qui trouble la quiétude du hameau. Nick décrit un faste des plus chatoyants, comparant le jardin de son voisin à un arbre de Noël, et les invités comme une seule entité. L’effervescence qui règne dans la maison de Gatsby rappelle celle des rues new-yorkaises, les rires « entre femmes qui ne se connaissent même pas de nom » le caractère impersonnel des grandes villes et l’orchestre composé de hautbois, de trombones, de trompettes, de grosses caisses et de tambourine la cacophonie des chaussées. Cette industrialisation aussi envahissante qu’inévitable, à laquelle on assiste comme spectateur ou à laquelle on s’invite, concerne tout un chacun.

III – L’apprentissage de Nick

Si Jay Gatsby s’inscrit comme le principal protagoniste du roman éponyme, le voyage initiatique du narrateur Nick Carraway n’est nullement négligeable, d’autant plus qu’il est le seul personnage à évoluer. Après avoir étudié à Yale, il décide de s’installer à West Egg sans autre raison que de fuir une famille aisée pourtant aimante et soudée. Nick ne s’est pas véritablement remis de la guerre au sein de laquelle il prétend s’être épanoui alors qu’elle marque le début de son errance. De l’Allemagne, il reste évasif, laissant supposer que tout n’a pas été dit sur ces trois années passées au Front.

À West Egg, il fréquente sans conviction sa cousine Daisy ainsi que son mari Tom avec qui il a été à l’université. Bien que peu intéressé par la gent féminine, le jeune homme amorce un jeu de séduction avec Jordan Baker dont il envisage de le cynisme comme une marque d’esprit puis découvre l’absence d’empathie de cette dernière. Plus spectateur qu’acteur, Nick continue de « réserver son jugement sur quiconque » tout en continuant à être « le dépositaire des chagrins » des uns et des autres. Il demeure le même que dans l’incipit, un ami de qualité qui se laisse porter par les autres protagonistes tout en occultant ses propres désirs. Ce sera sa rencontre avec Jay Gatsby qui le révélera à lui-même puisqu’il prendra conscience de la dépravation morale qui l’entoure. Peu à peu, le jeune homme mettra de côté le conseil paternel qu’il érigeait en précepte : « À chaque fois qu’il te prendra l’envie d’émettre des critiques sur quelqu’un (…) souviens-toi que tout un chacun ici bas n’a pas joui des mêmes privilèges que toi » pour affirmer son jugement. Pour Nick, en quête de lui-même et d’un sens à sa vie, Gatsby lui donne la certitude que tout à une signification et une cohérence. Alors que les autres protagonistes sont irrécupérables, celui-ci lui prouve que son innocence a le pouvoir de rendre réelle la moralité. Ainsi retourne t-il vers le Middle West à l’issue du roman, se concentrant sur « l’excitation des retours en train de sa jeunesse » , fier d’avoir grandi dans une famille qui lui a donné les valeurs nécessaires pour ne pas se laisser pervertir. Comme Gatsby, s’inscrit-il dans la lignée du héros de Cooper, à la différence que son ravissement est dû à son apprentissage plus qu’à un support matériel.

Cent ans après sa publication, The Great Gatsby demeure un roman aux problématiques profondément modernes. Francis Scott Fitzgerald dresse un portrait particulièrement acerbe de son époque, cristallisant la détresse de cette jeunesse qui ne croit plus ni en l’American Dream ni en la vertu. Cette perte de repères moraux engendre des comportements à risque aussi bien du côté d’un prolétariat prompt à se laisser avilir pour fuir sa condition : que de celui des plus fortunés dont l’argent pervertit les mœurs. Dans un monde en pleine industrialisation, trouver sa place s’avère un véritable défi. Nick Carraway a réussi in extremis alors que les autres ont lamentablement échoué. Aussi, Gatsby incarne un idéal romantique dont la fidélité à un rêve irréel l’emmène à envisager le monde comme un perpétuel émerveillement. Son innocence enfantine et son espoir en font un personnage sauvé de l'amoralité jusque dans la mort ; sa foi en la vie vivant désormais en Nick. Figure de la pérennité dans un univers aux liens superficiels, l’alter ego de James Gatz, idéal inébranlable, se pose en catalyseur prompt à le protéger de la dépravation des années folles. L’histoire étant un éternel recommencent, peut-être serons-nous, un jour prochain, emmenés à lui emboiter le pas … si ce n’est déjà fait !

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