Sollers et Rolin, les amants du paradis, entretien avec Stéphane Barsacq


Stéphane Barsacq - Fils du sculpteur Goudji et petit-fils du dramaturge André Barsacq, il est un écrivain et éditeur français, auteur d’une douzaine de livres dont Le Piano dans l’éducation des jeunes filles (Albin Michel) et la trilogie Mystica (Éditions de Corlevour).

L’écrivain et éditeur Stéphane Barsacq nous propose un livre enthousiasmant sur deux écrivains qui ont influencé la fin du XXe siècle et la première moitié du XXIe. Dominique Rolin et Philippe Sollers n’étaient pas seulement deux intellectuels de premier plan deux grands stylistes, deux formidables romanciers, ils étaient aussi des amants clandestins, de grands amoureux, deux amis du bonheur. Stéphane Barsacq qui les a bien connus, nous propose un opuscule d’un peu plus de cent pages, en forme d’hommage mais aussi d’acte littéraire, d’exercice d’admiration. Nous avons réalisé un entretien autour de ce livre, qui est autant éclairant sur cette œuvre mais aussi sur notre époque et ses points aveugles.

Marc Alpozzo : Cher Stéphane, c’est donc un livre qui regarde en arrière que vous nous offrez très généreusement (Dominique suivi de Épectases de Sollers, Éditions Le clos Jouve, 2024). C’est un livre qui regarde dans le rétroviseur, mais qui n’est pas empli d’une nostalgie angoissée. C’est plutôt un livre gai, jubilatoire, qui regarde devant. Qui se demande ce que peut être la création, l’amour, l’amitié, la fidélité. Je crois que vous avez voulu faire un livre d’hommage en mémoire de deux écrivains, aujourd’hui disparus, et que vous avez bien connus. N’est-ce pas ?

Stéphane Barsacq : Oui. Dominique Rolin est morte en 2012. Elle allait sur ses cent ans. Philippe Sollers est mort l’année dernière, en 2023. Ils ont formé un couple à tous égards : dans la vie et dans les livres. Ayant eu la chance de bien les connaître tous les deux, je me devais – à moi autant qu’à eux – de leur rendre hommage dans la lumière, intense, légère et joyeuse qui fut celle de nos liens. C’est-à-dire de retendre ce temps, toujours vivant, ce temps non du souvenir seulement, mais ce temps hors de la durée qui seul autorise qu’elle puisse se déployer et que les livres entretiennent où « Il était une fois » résonne avec « Never more ». Concernant Dominique Rolin et Philippe Sollers, vu de si près si longtemps, j’ai éprouvé à leur égard ce qu’écrit Maurice Blanchot : « Je crois qu’on sait quand l’amitié prend fin – même si elle dure encore –, par un désaccord qu’un phénoménologue nommerait existentiel. Mais sait-on quand elle commence ? Il n’y a pas de coup de foudre de l’amitié, plutôt un peu à peu, un lent travail du temps. On était ami, et on ne le savait pas. » On ne le savait pas au sens où la mort vient donner du prix à qui n’est plus, et où le temps est à jamais rendu dans sa liberté.

M. A. : Votre livre comme par Dominique Rolin que vous appelez Dominique, alors que Philippe Sollers vous le nommez Sollers. On comprend que votre amitié va à l’auteur du roman Le Souffle, qui a reçu le prix Femina en 1952. Que retenez-vous de marquant dans cette relation ? Qu’est-ce qui vous rapprochait de Rolin et Sollers ?

S. B. : Dominique est un prénom épicène ; il contient le masculin et le féminin. À l’occasion de la publication de son premier livre, Max Jacob a écrit à Dominique, en pensant que c’était un jeune homme. Il est à noter par ailleurs que c’est aussi le titre d’un des plus beaux romans français, j’ai nommé celui de Fromentin, où Dominique est également un héros masculin. « Ma » Dominique – bien que j’étais plus jeune qu’elle de soixante ans ! – était à l’inverse un sommet de féminité : elle possédait un don musical qui l’accordait à l’existence dans ce qu’elle a de plus divers, de plus mouvant, de plus joyeux. Elle manifestait une confiance, une foi absolue dans les forces du jour, et savait faire des forces de la nuit des alliées. Elle voyait loin avec le regard ce celles qui devinent l’avenir. D’elle, dois-je le dire, j’aimais tout : la diction, le regard, le rire, cet art de savoir dire les choses en vérité. Elle était très observatrice, elle se moquait des fausses valeurs, elle tenait pour rien ce qu’on propose à l’idolâtrie ; car elle poursuivait son but, témoigner du temps et de sa puissance : puissance non pas à détruire seulement, mais à créer, et à créer pour aimer, et inversement. On était soudain en présence d’un grand personnage féminin comme on en voit chez Marivaux, qui improvisait la pièce. Puissent des jeunes romancières s’emparer de ses livres. Elles verront que le XXe siècle a été riche en auteures de talent, comme à toutes les époques en France, depuis Mme de La Fayette, ce que curieusement la culture woke ne semble jamais considérer, comme si elle avait inventé l’eau tiède. Dominique Rolin s’inscrit dans une chaîne ininterrompue qui passe par Antoinette des Houlières, la dixième muse, Mlle de Lubert qui enchantait Voltaire, Mme Leprince de Beaumont, Mme de Tencin, Mme du Deffand, jusqu’à Gérard d’Houville, alias Marie de Heredia, Marcelle Auclair, Raymonde Vincent, pour ne pas toujours citer Mona Chollet. Quant à Sollers, je l’ai beaucoup aimé sur le plan privé. Il avait un charme certain. Il était rapide et insolent, et surtout, il était à mourir de rire. Il pouvait soulever une table de rire !

M. A. : J’ai été marqué par votre livre, et notamment vos fragments d’un dialogue, avec Sollers. On trouve encore aujourd’hui des contempteurs de Sollers, je ne les citerai pas, inutile ! néanmoins, si son œuvre est très inégale, on est impressionné par la lucidité de l’écrivain. On peut au moins s’incliner devant sa puissante culture, et sa grande capacité à voir l’avenir et ses dérives. Celles que nous connaissons aujourd’hui ! La montée de la moraline, de l’inculture généralisée, d’une société qui pense en termes orwelliens. Peut-on au moins dire que Sollers était un des intellectuels les plus pénétrants de son époque ?

S. B. : Sollers a eu une très longue carrière, commencée dans les années 1950 et achevée soixante ans plus tard. De fait, il a écrit sur tous les sujets, ou peu s’en faut. De Gide en 1959 en passant par Mao ou Messier, à Guénon à la fin. C’est dire s’il faut faire attention à ne pas tout mettre sur le même plan, et à bien regarder les dates. Je l’indique pour signaler qu’il s’est souvent trompé, et qu’il le reconnaissait volontiers en privé, et même parfois en public. Au sujet de la Chine, on sait qu’il a écrit des choses qu’il a lui-même condamnées ; à l’inverse, son ennemi sur le sujet, à savoir Simon Leys, admirait Sollers et Sollers l’admirait également. Il m’avait montré les envois de Simon Leys. C’est dire s’il importe d’être prudent sur ces sujets. Sans doute des pans de l’œuvre de Sollers sont-ils tombés, je pense aux écrits formalistes des années 1960. Mais de quelle œuvre n’est-ce pas le cas ? Restent des romans importants, je pense à la trilogie inaugurée par Femmes, je pense aussi aux essais littéraires, de La Guerre du Goût à Discours parfait. J’avoue un faible pour le dernier livre, La deuxième vie, qui permet de relire toute l’œuvre et d’en voir la cohérence et les paradoxes. Sollers a été tantôt un Diderot, tantôt un Neveu de Rameau. Il a joué avec les idées en poète de l’intelligence. Somme toute ce qu’il y a de plus français ! Chacun a le droit de rester à l’extérieur, comme on peut ne pas franchir le seuil des œuvres de Suarès, de Valéry ou de Breton. Mais le jeu proposé est merveilleux, si on en accepte les principes. Ce qui compte, c’est de voir comment la littérature n’est pas de la littérature seulement ; comment celle-ci rend compte du monde, y compris dans ses rapports de pouvoir, et permet d’y faire face.

M. A. : Votre préface inachevée à son Illuminations, part du nihilisme européen, qui est inspiré de la mort de Dieu. Sollers, comme vous, cherchait le bonheur. Si je me souviens bien, Le cœur absolu (1986), racontait l’histoire d’une société secrète et parallèle afin de vivre en marge de la société pour trouver le bonheur. Essayant de déchiffrer le système nerveux de l’époque, le narrateur tente de fonder une connaissance de son temps pour trouver une vie joyeuse et paisible. Votre œuvre me semble chercher le même chemin, avec vos outils, vos références, votre subjectivité. Je ne veux pas dire que vous ressemblez à Sollers, mais vous avez, me semble-t-il, la même visée. Au milieu de notre effondrement, qui a toujours eu lieu finalement, vous cherchez, par des références philosophiques, littéraires et culturelles, des lieux géographiques, la grande musique, l’amour et l’amitié, vous résistez à la chasteté morale, à la tentative politique d’utiliser de vieilles peurs ancestrales, pour installer un monde qui serait un antidote au bonheur. Est-ce qu’on peut dire que votre livre est un hommage au libertinage, au sens de la liberté ?

S. B. : Le libertinage connaît beaucoup de définitions. Celle du XVIIe siècle n’est pas celle du XVIIIe siècle. Le paradoxe de notre temps est d’avoir fait croire que le libertinage philosophique et sensuel était à la portée de tous, comme d’un objet de consommation, ravalé au rang de pornographie, alors que ce n’est pas le cas, et cela ne peut l’être. Ensuite il importe de considérer que les codes ont changé. Être libertin dans une société religieuse ne peut avoir le même sens dans une société qui se croit sortie de la religion ; ce peut être justement retrouver la foi ! Toute la question est de savoir comment concilier une existence particulière par rapport à l’expression de la société, et au pouvoir qu’elle lui délègue, devenu aujourd’hui encore plus oppressif que sous l’absolutisme royal. La littérature est une voie de résistance. Autrement dit, tout écrivain, de Bossuet à Sade, de Pascal à Rimbaud, de Saint Augustin à Lucien Jerphagnon permet de repenser notre situation personnelle, et comment donner des réponses à ce que la géniale Simone Weil appelait, à la suite de Platon, « le gros animal ». Fût-ce pour ce seul rappel, Sollers mériterait de rester avec nous : d’être lu et donné à lire.

M. A. : Lors d’un déjeuner, vous m’avez dit que votre livre n’était pas forcément le bienvenu sur les étalages de certaines librairies. Comment expliquez-vous qu’en si peu de temps, le pape des lettres soit ainsi « censuré » ?

S. B. : Le philosophe Jean-Pierre Faye, qui va avoir cent ans, autrefois un ami de Sollers, parlait de « la rotation de l’histoire ». Ce qui était à gauche passe à droite, comme le contraire. Jeanne d’Arc a été une héroïne inventée par la gauche, Michelet en tête, pour flétrir le Roi et l’Église, puis elle est devenue de droite, – étant entendu qu’elle n’est ni de gauche ni de droite. L’armée de conscription était une valeur de gauche, elle est devenue une valeur de droite. Idem pour la colonisation, etc. La liste n’en finirait de fournir des exemples tragiques ou bouffons. Aujourd’hui, il est manifeste que l’antisémitisme est l’oriflamme de la gauche, alors qu’on a longtemps voulu faire accroire que c’était une tare congénitale de qui n’était pas de gauche ! À ce jeu digne de la roue de la fortune, qu’elle soit médiévale ou de TF1, nul doute que Sollers connaît des fluctuations intéressantes à observer. Pour un ensemble de militants analphabètes du néopuritanisme, sous son masque le plus vengeur, ceux-là même dont Nietzsche parlait dans Généalogie de la morale, où il liait le ressentiment à une morale d’esclave, il sera au choix trop religieux (comme pour d’autres, il ne l’est pas assez), trop près des femmes, trop loin d’elles, machiste, libidineux, impuissant, ignoble éditeur de tel auteur (pour d’autres, son crime sera d’avoir encensé Céline, Pound ou Heidegger). Et quoi ? À l’heure où des menaces totalitaires nouvelles pèsent sur nous, c’est-à-dire sur nos consciences et sur nos corps, n’est-ce pas une bonne nouvelle de savoir qu’il est un écrivain dont le nom déchaîne la haine ? Peut-être est-ce le signe de sa valeur ? Libre à chacun de militer avec Rima Hassan ! Soit dit en passant, je trouve Rima Hassan très belle et sans doute dissimule-t-elle des qualités. Mais je préfère les héroïnes de Sollers. Elles jouent du piano, elles écrivent des lettres d’amour, elles ont de l’esprit pour dix, et lui les regarde et s’éveille au spectacle de leurs mystères. Dominique Rolin, dois-je le dire, était chacune de ces femmes et mille autres !

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