■ Louis-Ferdinand Céline (1894-1961).
Par Mélanie Gaudry - Écrivain.
Nous sommes en 2021 lorsque Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) effectue sa résurrection littéraire. Contre toute attente, soixante ans après sa mort, sont découverts les feuillets d’un manuscrit jusqu’alors inédit. Guerre sort alors de l’ombre ou des Enfers, exhumant ainsi l’œuvre d’un auteur aussi emblématique que controversé.
Écrit en 1934, soit deux ans après son célèbre Voyage au bout de la nuit, on y découvre un Céline tout aussi hanté par la Grande Guerre, aux traumatismes rendus crus par la spontanéité que seul un premier jet sait engendrer. Aussi, l’oralité célinienne, ce phrasé renouvelé à la structure étonnamment lyrique cède la place à des phrases aux allures de courtes syntaxes. Le rythme effréné de l’écriture de ce qui n’était alors qu’un brouillon se voit agrémenté d’une graphie particulière due à l’usage répété de points de suspensions. Si cet aspect prosodique pourrait accentuer la dimension poétique, il alourdit au contraire le récit des aventures de Ferdinand, déjà fort riches en violences et en laideurs. Aussi, pouvons-nous nous demander si l’emploi d’un vocabulaire ordurier mêlé à une syntaxe aussi chancelante ne serait pas un effet de style pour représenter le désordre mental dans lequel se trouve le héros, blessé à la tête.
Les ombres de la guerre
À l’inverse de Proust, son comparse du Nouveau-Roman français, Céline place la rupture et non pas la mémoire au centre de ses œuvres. Dans Guerre, peu de retours en arrière et beaucoup de monologues intérieurs lubriques souvent inutiles. Si la bascule antisémite de Céline n’a pas encore eu lieu, la violence y est omniprésente autant dans le fond, profondément xénophobe et misogyne mais également dans la forme puisque la langue y est en tout point malmenée.
Les femmes sont les principales victimes de la hargne du narrateur puisqu’elles sont toutes représentées de façon fort négatives. Autant Mademoiselle L’Espinasse, l’infirmière nymphomane qui le soigne à Peurdu-sur-la-Lys qu’Angèle, la prostituée qui fait office de compagne à Bébert, ce faire-valoir laissant penser à un versant diabolique du Robinson de Voyage au bout de la nuit sont décrites comme des êtres qui n’existent qu’à travers le regard obscène des hommes. Hyper sexualisées, représentées comme perverses, les femmes du roman sont dépeintes d’emblée comme prostituées. La seule à échapper à ce traitement se révèlera la mère du narrateur venue lui rendre visite à l’hôpital. Celle-ci bénéficiera d’injures et d’invectives sur sa claudication qui suivent la narration de Mort à crédit où l’auteur décrit une enfance digne des héros de Dickens : malheureuse et riche en péripéties. Cet intermède qui fera référence à son passé sera le seul où nous retrouvons l’essence du roman célinien, mélange d’autobiographie et d’exagération dont le but est de se créer une légende à partir d’une réflexion introspective. Or, nous savons que les jeunes années de Céline ont été semblables à celle de bien des enfants de commerçants parisiens et que ses aléas sont majoritairement fantasmés. Aussi peut-être en est-il de même pour Guerre où s’interchangent mort, saleté et violence comme dans l’apprentissage échoué de Mort à crédit ou plus tard dans l’École des cadavres écrit après son séjour apocalyptique dans le Moscou de 1938.
Les étrangers ne sont pas non plus épargnés. Comme les femmes avant eux, ils sont sans cesse pointés du doigt, injuriés, vecteurs de la hargne de Ferdinand aussi bien à l’hôpital que lors de ses premières sorties en ville. La xénophobie la plus gratuite et la plus vulgaire précède donc l’antisémitisme et le stakhanovisme de l’auteur nous laissant songeur quant à sa personnalité. L’expérience du Front est-elle à l'origine de sa haine de l’autre ?
« J’ai attrapé la guerre dans ma tête » avoue t-il dans la première partie, faisant penser au vague à l’âme des écrivains de la Génération perdue américaine mais qui prend une dimension autre quand on connait le chemin de vie de Céline. La guerre est-elle le point de départ de sa haine mortifère envers autrui et envers la vie ? La haine de Ferdinand est-elle une sorte de maladie congénitale, somme toute incurable, dont l’objet change selon les situations données, passant de l’antisémitisme à un engouement pour le Fordisme, de la misogynie à la fuite à Sigmaringen après sa condamnation pour indignité nationale ? Ou s’agit-il d’une extrapolation de l’auteur afin d’illustrer la dégradation éthique qu’engendre la guerre, rendant les hommes dépourvus d’humanité et d’humanisme ?
La mort de près
Si le mouvement est constant aussi bien dans les prises de positions de l’auteur que dans la narration de Voyage au bout de la nuit, Guerre est un huis-clos inextricable. D’abord les murs de l’hôpital où souffre Ferdinand. Mademoiselle L’Espinasse ou Aline, cette soignante lubrique qui abuse des malades, même mourants, fait office de geôlier. Elle y est décrite comme seule par le narrateur qui s’attarde peu sur les médecins et autres personnages qui le peuple. L’infirmière profite des malades, inconscients ou non, sous les yeux de tous. Aussi, au-delà de l’aspect putride de l’hôpital dépeint par Ferdinand par les odeurs infectes qu’il se plaint d’inhaler y rode une atmosphère oppressante. Si on sait que le personnage de Mademoiselle L’Espinasse est inspiré par Alice David, l’infirmière qui a soigné l’écrivain pendant sa convalescence, les témoignages concordent sur le caractère pieux et discret de cette dernière. Aussi, une nouvelle fois, Céline a transformé un réel des plus ordinaires en un récit particulièrement choquant. Puisque le huis-clos n’est pas vraiment applicable à la situation, il est évident que c’est la blessure de Ferdinand qui est vecteur d’oppression et exacerbe ses mouvements d’humeurs. Impotent à cause de sa plaie, rendu irascible par la douleur, le narrateur subi cette mise en abîme que rencontrent les personnages enfermés dans un lieu défini tout au long d’une œuvre. Si le héros paraît libre dans les faits, il ne l’est pas dans les actes, d’abord par son état de santé puis par la crainte de son arrestation.
La seule issue pour Ferdinand est donc la fuite, des autorités qui le condamneront à mort pour désertion mais surtout de lui-même. Car, contrairement aux apparences, ce n’est pas la guerre qui est le véritable adversaire du récit mais bien Ferdinand, un personnage enfermé dans la vision hyperbolique de ce qui l’entoure. Il profitera de la condamnation de son acolyte tantôt appelé Bébert tantôt Cascade pour lui prendre son gagne-pain, la prostituée Angèle ainsi que ses projets. Ferdinand devient l’amant de la fille de joie et profitera de son protecteur anglais pour organiser sa fuite à Londres, objet du tome suivant.
Ferdinand, après avoir côtoyé et admiré ce Bébert, proxénète vantard fier de s’enrichir grâce aux passes de la « môme Angèle » finira par se substituer à lui. Du narrateur ordurier du début naîtra un maquereau imbu de sa personne qui n’hésite pas à surveiller la jeune femme durant son travail, allant jusqu’à menacer l’anglais pour mener à bien son départ.
Comme le Georges Duroy de Maupassant qui, après avoir tiré profit de son ancien camarade de régiment Forestier, n'hésitera pas à lui dérober femme et emploi à sa mort, devenant intrinsèquement son double pour ne pas dire lui, Ferdinand se fait profiteur de guerre. N’étant pas doté d’une personnalité propre, il se substituera à Bébert. En cela peut-on considérer Guerre comme un roman d’apprentissage déguisé, une sorte d’initiation gâchée par de nombreux actes littéraires manqués mais aussi par l’aliénation du héros.
Guerre marque le lien entre Voyage au bout de la nuit : « Et puis il s’est passé des choses, encore des choses, qu’il n’est pas facile de raconter à présent, à cause que ceux d’aujourd’hui ne les comprendraient déjà plus » et Mort à crédit notamment lors des allusions au passage des Beresinas mais aussi à Casse-pipe (1957) qui raconte l’histoire d’un adjuvant blessé qui part au Front après que les soldats ont fracturé la caisse du régiment.
En ce sens, compte tenu des manquements du récit, on peut se demander si Guerre n’est pas la suite de Casse-pipe ou un brouillon du manuscrit original. En effet, la découverte des feuillets ne dit rien du dessein de Céline mais il n’aurait pas été étonnant qu’il eût idée d’écrire un roman total sur la Grande Guerre, son sujet de prédilection, un triptyque comprenant Casse-pipe, Guerre et Londres.
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