■ Hans Jonas et Hannah Arendt, dessin de François Guery.
Il y a un lot commun d’idées chez Hans Jonas et Hannah Arendt, malgré leur brouille, qui aurait pu s’aplanir avec davantage de partage et d’échanges. Voici les faits.
Hannah Arendt traite de la psychologie, ou morale, de Klaus Barbie, le boucher de Lyon, dans sa mise en cause de la « banalité du mal ». Elle y voit un abruti, un bureaucrate banal, non un monstre, ni même à proprement parler un idéologue nazi. Il a affirmé lors du procès qu’il était « kantien » : il suivait les ordres, les « impératifs » de sa fonction. Barbie, fonctionnaire zélé, automate du devoir !
Jonas ne lui a pas pardonné d’avoir minimisé la monstruosité d’un bourreau, hitlérien, génocidaire de ce fait du peuple juif. Il n’a pas aperçu la ressemblance de leurs positions. Il s’est laissé aveugler par la cause que par ailleurs, il a judicieusement examinée et rectifiée.
Hannah Arendt est comme lui, une « antifasciste » et elle développe une pensée dirigée contre le retour menaçant des fascismes, ou « totalitarismes », pensée destinée à saisir la racine du mal pour l’extirper. Ils ont donc en commun ce souci tourné vers l’avenir, souci de détecter à des signes ce qui annoncerait une récidive.
Pour la lecture des signes, il faut du doigté, une sorte de flair, et ils en ont. C’est pourquoi leur pensée importe, encore et tout spécialement. En englobant les fascismes et le nazisme historique dans un terme plus vaste, Arendt ouvre la porte à une transgression majeure, du point de vue même de bien des juifs antifascistes : elle étend son enquête et sa prévention du mal au communisme soviétique, adulé ou ménagé par des vainqueurs de l’hitlérisme, qu’ils soient athées, Chrétiens, Juifs… elle ne cède pas au dogme antinazi, qui fait du nazisme et de lui seul une « bête immonde », contre nature, inhumaine.
Il y avait de quoi, étant donné que les atrocités staliniennes, connues plus tard universellement par l’ouverture des dossiers, étaient parfaitement détectables après guerre, vu leur ampleur massive : déportations, tortures, assassinats de masse par la famine, les travaux forcés, pendant des décennies d’impunité. Une victoire militaire sur les armées nazies ne permettait pas d’absoudre. La banalité du mal était aussi dans ce camp-là.
Arendt s’en explique dans Condition de l’homme moderne, souvent lu en diagonale et négligemment. Elle y traite comme une menace, un commencement d’excès dangereux, l’idée répandue que « tout est permis », à la sauce sartrienne par exemple, et que donc l’homme n’est pas ce qui a toujours été, chose considérée comme une « essencification », mais ce qui n’a pas encore été entrepris ou essayé, une tentation de transgression de l’humain existant, une production inédite.
Elle détecte la violence latente de l’idée de cet homme inédit, expérimental, façonné par une fantaisie encore jamais mise en œuvre. Sartre n’est pas le fond de l’affaire. L’idée que l’homme est ou reste « à faire », un faciendum, est commune aux atrocités du 20e siècle, loin d’être une fantaisie de pensée issue de Nietzsche ou de son pâle imitateur français. La production des hommes, nouveaux, par effacement de l’ancien, est à la racine du racisme germanique, avec ses Lebensborn et son génocide, mais aussi bien de la pensée « de classe » prolétarienne, où être un bourgeois est être moins qu’homme, ébauche grossière à rayer de la carte en pratique. On ne s’en aperçoit toujours pas clairement parce que la propagande anti-bourgeoise est encore en plein essor, relayée par des gens qui se disent « la gauche », sociale, révolutionnaire etc.
C’est ce qu’Hans Jonas a mis clairement en lumière dans un ouvrage peu lu parce que peu pris au sérieux, Le principe responsabilité, tenu pour un manifeste écologique et rejeté comme tel. Si Jonas sent poindre un danger, c’est celui d’une entrée de l’homme dans la production, des hommes en produisant d’autres plus conformes. Ce qui reste de l’école de Francfort, Jürgen Habermas, a tenté dans son Eugénisme libéral, de rejeter la faute de cette idée monstrueuse sur « le capitalisme », c’est à dire sur les démocraties occidentales, continuant à creuser la fosse pour enterrer ce qui reste au monde de libertés individuelles, épargnant du même coup les dictatures de toute nature qui montent comme un tsunami.
L’homme n’est pas un produit, il a du bon et du mauvais, il est depuis toujours ce condensé de tendances contradictoires, il est cupide et généreux, matérialiste et idéaliste, dévoué et égoïste. L’éducation se charge d’orienter autant que possible sa conduite dans le sens du respect des droits des autres, de poser des bornes, de le légaliser. C’est la leçon que Jonas cherche à faire entendre contre les clameurs contraires. Les Khmers rouges plantaient des clous dans le crane des « contre-révolutionnaires », pour les rectifier et leur faire abandonner leurs « tendances bourgeoises », et l’agitprop actuelle n’est pas loin de reprendre cette idée éducative barbare, sur un mode encore symbolique.
L’idée fautive qu’il faut produire l’homme nouveau est protéiforme, banalisée, alors qu’elle devrait être suspecte et dénoncée partout. Accepter l’humain vaut mieux, et Kant a compris que le tordu, l’arbre laissé sans soin, se redresse avec patience. On y reviendra.
(À suivre)
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