Sur la terre et au ciel [1/2]

 Sicile, Nicolas de Staël, 1954

Par François Guery - Ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1964 Lettres), professeur émérite de philosophie, ancien doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon-III, ancien producteur sur France Culture.

Nicolas de Staël a peint des paysages bien insolites : un ciel brûlant est plus foncé que la terre qu’il surplombe, il est soit noir, soit écarlate. On y perd l’orientation verticale qui nous est familière, on est pris de vertige.

Ce faisant, il trouble le sens que nous donnons au séjour terrestre. En fonçant le haut du tableau, il fait basculer le monde, il inverse les valeurs que nous attribuons habituellement à la verticale, haut et bas.

Ces valeurs tiennent à notre propre station debout, nous dont la masse, comme celle de tous les corps, est attirée vers le centre de la terre, nous qui sans cesse jouons avec la pesanteur pour nos mouvements, nos déplacements. Dire que la terre, le sol, le bas, est notre élément, signifie du même coup que le ciel ne l’est pas, qu’il est en contraste avec elle qui nous porte. Les tableaux de paysage établissent cette polarité ou même ce dualisme en peignant en clair le ciel, ou bien, de nuit comme chez Van Gogh, en le constellant d’étoiles, réservant des lumières plus vives aux éclairages urbains qui permettent la vie nocturne. Un ciel noir tout cru évoquerait trop ces « espaces infinis » dont le silence éternel effraie.

C’est ce ciel noir que peint Nicolas de Staël, le « vrai » ciel de la cosmologie, énigmatique, étranger, inhabitable absolument. Et en mettant cela en évidence, il crée une contagion angoissante, car si le ciel noir est l’inhabitable qui nous surplombe, la fragilité du séjour terrestre est crûment mise à nu.

Ce que ces tableaux nous enlèvent, c’est le jour lui-même, ce jour que nous avons « vu » en naissant. Giono, déjà, dans ses récits nommés « Provence », avait observé un phénomène du même ordre, assimilable à un éblouissement, et c’est ce même pays que de Staël nous dépeint ; un soleil trop fort nous ôte la vue, il nous voile le monde. Dans l’inquiétant Le hussard sur le toit, il fait parcourir à son héros des contrées morbides, décimées par le choléra, et inondées d’un soleil qui brûle tout, noircit tout, une encre opaque s’étend partout. L’équilibre des ombres et des lumières, des jours, est rompu.

Le hussard fait une traversée du désert, autant dire de l’enfer, et de Staël peint un monde qu’il va décider de quitter. Chez les deux, il y a un adieu au monde, une gomme passe sur lui, un écran noir.

Certains philosophes, comme François Dagognet, ont voulu opposer deux philosophies : l’une s’occuperait du « moi », partirait du cogito, « je » pense, c’est la phénoménologie. L’autre se soucierait du monde, et c’est la sienne, attentive aux matières et non aux esprits ! Et de fait, il a étudié avec minutie les détails du monde concret, les poussières, les colles, ces déchets oubliés des amants des Idées, ces rebuts de la philosophie des Idées. C’est la matériologie, le matérialisme qui regarde le monde sans y mettre son moi.

Et pourtant ! Voir le jour, venir au monde, naître, autant d’expressions que la langue offre en paquet pour désigner notre vie de vivants humains, notre séjour sur terre, séjour qui dure une vie et s’achève dans un clap de fin, un écran opaque. Comment dissocier sérieusement le monde, ce monde-auquel je suis, et ce que je suis, ce que je sens être, m’efforce d’être toute une vie ? Perdre le monde, perdre la vie, se perdre : c’est pareil. Le phénomène du monde a été scruté par la linguistique, et mundus ou cosmos, c’est ce petit miroir rond qu’on trouvait dans la trousse des accouchées, afin qu’elles puissent suivre les progrès de la mise au monde de leur enfant, cet enfant qui vient au monde dans la fenêtre de la glace.

La venue au monde comme reflet, c’est en un sens ce que Platon, dénigré pour son idéalisme, avait pressenti : le monde est l’ombre ou reflet d’une réalité plus primordiale, un « monde des idées » d’où l’âme vient, et auquel elle retourne avec la mort, ce recommencement. Il résout ainsi l’énigme des catégories, cette appréhension du monde par des mots qui lui font justice. La science moderne lui donne raison en décryptant la nature mathématique du monde, de ses éléments et relations.

Mais il est un fait que tous semblent ignorer et qui jette sur ce phénomène du monde un éclairage intense : La naissance, la venue au monde, n’est PAS le tout premier commencement, ni de celui-ci, le monde-auquel, ni du « moi » qui naît. Il y a une autre vie, antérieure, ni dans le monde des Idées, ni dans la sombre et muette matière privée de vie.

Que la naissance soit un adieu à ce monde primaire, une agonie vécue avec effroi et douleur, un arrachement à une plénitude, renouvelle la question du monde. « Nous » avons été sans ce monde lumineux, sans pour autant vivre dans les ténèbres d’un enfer. Ce continent perdu mérite d’être cherché, interrogé, interprété.

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