2024, Guerre froide ou perestroïka ?

 Maître Jean-Philippe Carpentier.

Par Maître Jean-Philippe Carpentier - Avocat au barreau de Paris, consul honoraire du Luxembourg avec juridiction sur la Normandie et Président du Corps consulaire de Normandie.

Paris, 1652, Conrart et Pellisson retrouvaient la duchesse de Montausier et toute la société littéraire de l’époque chez Mademoiselle de Scudéry, une native du Havre, qui tenait salon le samedi et manifestait un réel talent qui s’exprimait dans des romans galants, très en vogue à l’époque.

Artamène ou le Grand Cyrus rivalisait alors en célébrité avec la Princesse de Clèves de Madame de La Fayette.

Le roman féminin était lancé et dans un élan de féminisme encore naissant, Mademoiselle de Scudéry substituait à la légende du grand conquérant, le Grand Cyrus, une vision mythique de l’homme omnipotent soumis à la femme.

Ce conquérant devenait suppliant et disait « Je vous protesterai que vous avez été ma première passion et que vous serez la dernière ».

La littérature allait se nourrir de ce mouvement, dont la forme, c’est-à-dire la qualité intrinsèque du niveau de la langue, rivalisait avec le contenu.

Plus près de nous, toute en profondeur d’un esprit exceptionnel, Simone Weil développait en 1943 dans L’enracinement sa vision du temps qui passe : « Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. »

Des siècles séparent ces deux virtuoses de la langue française.

En apparence tout distingue la romancière de la philosophe, et pourtant, leur pensée révèle des traits communs et trouve des applications très concrètes comme clé d’analyse de notre monde contemporain.

Simone Weil, dans sa vision de l’histoire apporte un éclairage sur la notion du temps qui passe et la notion même d’avenir, rappelant, et c’est fort utile, que nous construisons notre avenir enrichis par la « sève » des « trésors du passé ».

Pour compléter la pensée de Simone Weil et la mettre en perspective, il nous faut revenir sur une notion essentielle, celle du présent.

En effet, la notion même de temps présente un caractère, tout à la fois fugace et relatif.

Le présent y a une place toute particulière.

C’est bien dans le présent que j’écris ce texte, et pourtant, lorsque vous le lirez, il sera dans votre présent et, tout en même temps, dans mon passé…

Cette relativité est souvent oubliée et justifie en elle-même la pensée exprimée par Simone Weil qui recentrait la réflexion sur l’importance du passé.

Que nous apporte notre tenancière de salon littéraire face à la réflexion, si profonde, de Simone Weil et quelle perspective en tirer pour notre temps « présent » ?

Mademoiselle de Scudéry nous montre l’intérêt d’une langue française riche et qui permet d’appréhender de manière fine la notion de temps.

Nous ne mesurons jamais assez notre chance de posséder une langue riche de ses conjugaisons.

À titre d’exemple, les nuances que les usages du passé composé, du passé simple et de l’imparfait permettent d’introduire sont extrêmement riches.

Il nous faut donc la protéger des attaques qu’elle subit, notamment celles qui lui reprochent sa trop grande complexité et qui voudraient l’appauvrir au profit d’un nivellement par le bas.

En effet, cet appauvrissement nuirait à toute approche conceptuelle, mais également, à la compréhension du passé, sur lequel Simone Weil s’arque boutait comme une clé de voute pour prendre les décisions du présent.

C’est sur cette pensée fondamentale que je souhaite terminer ce propos.

Notre monde contemporain multipolaire subit une mutation géopolitique rapide et forte. Les risques de guerre et de terrorisme se sont accentués.

Il n’existe, cependant, pas de fatalité.

Ceux qui ont connu le mur de Berlin et son effondrement se souviennent encore de la liesse que sa destruction avait engendrée.

La perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev articulait alors l’idée de la « maison commune », retrouvant ainsi l’esprit du Général de Gaulle qui avait dès 1959 évoqué l’idée d’une Europe « de l’Atlantique à l’Oural ».

Soixante-cinq ans plus tard, le duopole de la Guerre froide entre Washington et Moscou semble vouloir renaître de ses cendres, comme si la chute d’un mur, un temps célébré, nous rappelait qu’un mur, cela se reconstruit.

Sur cette idée, animé par les pensées de Simone Weil et dans la langue de Mademoiselle de Scudéry, je vous invite à vous interroger sur ce que nous sommes et ce que nous voulons faire de notre siècle.

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