■ Le match retour de 2020, Trump-Biden, semble se dessiner de plus en plus. (©Emma K)
Par Paul Vallet - historien et politologue franco-américain, résident à Genève où il est Associate Fellow du Geneva Center for Security Policy. Diplômé de, et a enseigné à Sciences Po Paris, la Fletcher School of law and diplomacy de Tufts University. Il a reçu son doctorat en histoire de l’Université de Cambridge.
Que ce soit sur les bords du Léman dans la Genève internationale, ou dans les couloirs gouvernementaux à Kyiv, de Jérusalem, de Pékin, dans les instances de l’Union Européenne ou celles des Nations Unies, la campagne présidentielle américaine de 2024 a pris possession des esprits depuis de longs mois.
Il n’est guère de calculs stratégiques, d’initiatives en chantier, de réponses à des dossiers pressants, de plans de court ou de plus long terme qui ne prennent pas en compte, pour les décideurs, ce qui va être le choix des électeurs citoyens des Etats-Unis d’Amérique le 5 novembre prochain.
Ce choix est discuté régulièrement dans les médias ; il préoccupe le secteur privé comme les gouvernements ; il intéresse les capitales où gouvernent aussi bien des alliés que des adversaires des Etats-Unis ; il interpelle même les individus, peut-être, jusqu’aux personnes tentant actuellement d’émigrer aux Etats-Unis par différentes routes terrestres, notamment à travers l’Amérique centrale.
Les élections dites « générales » de 2024 – qui se différencient de celles dites de « mi-mandat » - et comportent donc et l’élection présidentielle, et celle de la Chambre des Représentants et d’un tiers du Sénat, sont les dixièmes qu’il est tenu à l’auteur de suivre avec attention depuis celles de sa majorité en 1988. Il parait approprié qu’elles constituent un premier sujet à aborder pour cette nouvelle rubrique internationale, « Jet d’Eau », qui paraitra dans lecontemporain.net .
C’est l’occasion de revenir sur un certain nombre de points et d’impressions personnelles qu’on peut tirer du déroulement des faits, en prenant le temps de les expliquer de façon peut-être plus exhaustive que ce que l’on peut trouver dans les autres couvertures médiatiques. Le propos de ce « Jet d’Eau » est d’interpeler et de faire réfléchir, grâce à un « arrosage » d’informations et d’idées qui s’en dégagent. Il n’est d’ailleurs pas exclu que cette chronique soit sans parti pris. Cela se voudra néanmoins en s’appuyant sur des faits, dont il est possible de débattre ; et toujours avec un souci de pédagogie, et de mise en contexte.
Parmi les impressions qui se dégagent déjà de ces élections américaines et de leur contexte, contexte qui doit d’ailleurs être représenté comme celui de plusieurs années antérieures, il semble possible de présenter presque une dizaine d’idées-force à développer.
I. Ce n’est pas la première élection américaine à se dérouler dans un climat très polarisé
L’extrême polarisation politique des Etats-Unis est la première, et principale impression générale à se dégager. Elle frappe les opinions tant aux Etats-Unis eux-mêmes qu’à l’étranger, et une fois encore, que cet étranger consiste en des pays qui ont des relations proches et cordiales avec les Etats-Unis, ou que soient d’autres qui sont dans une relation de confrontation.
Cette polarisation fait l’unanimité de tous les commentateurs, de tous les experts, et de tous les responsables politiques de quelque bord qu’ils se situent.
Cependant, cette polarisation ne tient pas au contexte de 2024, ni même à celui de la décennie précédente. Il est raisonnable de l’observer comme une tendance de long terme, qui a vu la vie politique américaine se dégrader pour se diriger vers des confrontations partisanes toujours plus rudes. Il faut noter que ces confrontations compliquent considérablement la vie politique comme le fonctionnement institutionnel des Etats-Unis, où l’esprit de la Constitution recherche certes l’équilibre des pouvoirs, mais invite aussi à la recherche de coopération transpartisane entre les différents élus et les institutions.
Les connaisseurs de l’histoire politique américaine savent que ces confrontations passées ont déjà été rudes. Elles peuvent remonter jusqu’aux digressions fondamentales entre Insurgés et Loyalistes lors de la Guerre d’Indépendance. Elles ont animé l’opposition entre tenants d’un pouvoir fédéral affirmé et ceux de la principale dévolution des pouvoirs en direction des Etats. Elles ont marqué les tenants d’une expansion territoriale agressive, ceux de la « Destinée manifeste » et de l’école de pensée dite « jacksonienne » (se référant au président Andrew Jackson, en exercice de 1829 à 1837), et ceux d’une sensibilité plus libérale et pacifique dite « whig ». La plus terrible des confrontations fut celle qui aboutit à la Guerre de Sécession en 1861-1865, et a marqué le parti républicain originel d’Abraham Lincoln, unioniste et anti-esclavagiste, contre le parti démocrate d’alors, soutien des « States’ Rights » contre le pouvoir fédéral voulant abolir « l’institution particulière ». La victoire de 1865 aboutit à une longue période de prééminence politique républicaine pendant les dernières décennies du XIXème siècle et les premières du XXème, qui voient les Etats-Unis accéder au rang de grande puissance à dimension mondiale.
Au tournant du siècle, les républicains seront affectés par une vague de réformisme, dite « progressive », qui les tourneront d’un strict laissez-faire par libéralisme classique vers une tendance régulatrice, par la législation anti-trust, la législation en faveur des travailleurs, de l’éducation, créant les conditions d’un « self-improvement » et d’une participation plus accrue des Américains dans la vie politique, économique et sociale. Cette vague affectera aussi les démocrates, cantonnés dans un rôle de parti régional du Sud, dominé par des ségrégationnistes, mais qui se transformera à l’époque de Wilson et plus encore sous le New Deal de Franklin Roosevelt en parti du progrès populaire. Les années 1930, dans le contexte de la Grande Dépression, furent aussi des années d’affrontements politiques très vifs. Un consensus datant de la Seconde Guerre Mondiale et de sa décennie suivante s’est ensuite lentement délité pour aboutir à une période de crise très aigue à la fin des années 1960. Mouvement des droits civiques et économiques des Noirs et des autres minorités, émancipation féminine, inégalités économiques importantes, Guerre du Vietnam se sont alors mélangés pour établir un contexte violent qui n’est pas sans rapport avec ce que l’on connait actuellement. Enfin, les années 60 ont abouti à ce qu’on a vu dans les années 80, la « révolution conservatrice » opérée par le reaganisme. Reaganisme qu’on associe à un retour au libéralisme classique, monétariste, dérégulateur, qui est resté pour longtemps une référence chez les républicains, avant d’être concurrencé par une tendance populiste bien plus affirmée dans le nouveau siècle, et notamment sous l’impact de la crise de 2008, des guerres « pour toujours » au Moyen-Orient se succédant depuis l’attaque du 11 septembre 2001, et même de l’élection du premier président noir des Etats-Unis.
II. Cette campagne se produit dans un contexte de perception internationale d’un recul américain
Il est parfois vertigineux de comparer la situation internationale actuelle, et la place qu’y prennent les Etats-Unis, avec une impression très contrastée que donnait celle des années 1990. C’est dans cette décennie qu’on a identifié un « moment unipolaire », à la suite de l’effondrement interne de l’Union Soviétique, et ce qui a paru comme une victoire, presque considérée comme définitive, d’un ordre libéral et internationaliste porté par les Etats-Unis et leurs alliés d’Europe et d’Asie. C’est oublier parfois à quel point la perception d’un « recul américain » était déjà parue, en premier lieu après la conclusion désastreuse de la Guerre du Vietnam en 1975. La position internationale des Etats-Unis y était contestée politiquement par le défi que représentait une URSS très puissamment armée, ses soutiens dans le Tiers Monde et les mouvements pacifistes en Europe, et même l’avènement d’un Islam politique lors de la révolution iranienne ; elle était aussi remise en cause économiquement par le redressement des économies européennes et japonaise reconstruites et désormais concurrentes efficaces.
La réaction que représenta le Reaganisme procédait déjà de ce malaise face à un recul perçu de l’Amérique, et tout son message consista à en restaurer une version optimiste. Il y perçait déjà un peu de « Make America Great Again », mais sans doute l’optimisme et le volontarisme de Ronald Reagan y donnaient une tonalité plus positive. La croyance réaffirmée dans les vertus de l’économie de marché s’accompagnait aussi d’une quête de mondialisation par le libre-échange, de protection américaine des flux énergétiques mondiaux notamment par les garanties de sécurité données aux producteurs de pétrole du Golfe contre les ambitions soviétiques, iraniennes ou baassistes. Le rebond américain de cette époque, poursuivi dans les années 90, s’appuyait non seulement sur une performance économique, industrielle et technologique qui alimentaient un rétablissement qualitatif des forces armées ; il en découlait aussi une assurance politique et un engagement résolu dans la vie internationale, très différent des tentations de repli qui se manifestent dans le conservatisme américain d’aujourd’hui.
L’effondrement communiste, suivi aussitôt du succès peu couteux de l’intervention américaine dans le Golfe Persique pour repousser l’invasion du Koweït par l’Irak, a prolongé cet engagement international optimiste des Etats-Unis. La décennie 1990 fut une période d’un rebond de la croissance américaine, tirée par le début de la révolution numérique et la libéralisation accrue du commerce ; elle vit aussi une forte immigration d’origine mondiale, alors bien assumée, et tirant aussi la croissance démographique du pays. Les attentats du 11 septembre purent ébranler et effrayer, mais ils ne dissuadèrent nullement les Etats-Unis d’une riposte aussi foudroyante que peu élaborée dans ses suites politiques, pour bouleverser durablement les équilibres du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. Il était alors clair qu’on ne provoquait pas impunément les Etats-Unis. Il fallut l’allongement, et l’enlisement des guerres, pour que cela commence et à coûter cher, et à montrer les limites de la puissance. Au terme de la première décennie du XXIème siècle, dans les suites de la crise de 2008, la tendance politique américaine s’inversait. Aussi bien Barack Obama que ses adversaires républicains défendaient désormais le principe d’une Amérique se dépensant moins à l’extérieur et prétendant plutôt à sa reconstruction intérieure.
Tant ce choix de repli relatif, répondant aussi bien à des critiques intérieures qu’extérieures aux Etats-Unis, que le constat d’échec de la refondation de l’ordre mondial par l’initiative unipolaire, ont alimenté cette perception, ici encore intérieure et extérieure, d’un recul de la puissance américaine.
III. Les alliés européens et asiatiques des Etats-Unis restent demandeurs de garanties
Ce recul n’est pourtant pas sans conséquences internationales, et ne se traduit pas par un transfert de responsabilités et une montée en puissance des partenaires principaux des Etats-Unis. La perception semble surtout qu’elle a servi à enhardir les régimes rivaux, que ce soit d’abord la Russie poutinienne qui y voit une occasion de revanche, où la Chine de Xi qui inscrit cela dans son objectif de reconquête d’une prééminence de l’Empire du Milieu perdue à l’époque moderne, mais désormais pleinement assumée à l’échelle d’une planète bien plus globalisée et connectée. Il existe en outre plusieurs régimes, déjà qualifiés de « rogues » dans les années 1990 quand les Etats-Unis assumaient bon an mal an un rôle de gendarme mondial, qui ont amélioré leur pouvoir de nuisance et de contestation, notamment par la poursuite assidue de l’armement nucléaire : c’est le cas de la Corée du Nord comme de l’Iran. Il y a aussi des pays, parfois partenaires des Etats-Unis, qui ont vu dans les développements récents l’occasion de s’émanciper un peu d’une relation de patronage et de se trouver en position d’imposer, au contraire, leurs aspirations aux Etats-Unis. On peut songer dans ces cas à Israël sous les gouvernements successifs de droite depuis le début du siècle, mais aussi aux « grands émergents » poussés par l’envol du cours des matières premières, pays pétroliers, Inde, Brésil…
Tel est moins le cas des pays de l’Union Européenne, ou des alliés asiatiques majeurs, Japon, Corée du Sud, Taiwan, Australie, dont les fortunes économiques ont été diverses. Peu ont trouvé l’occasion d’affirmer leur développement en puissance politique, diplomatique et militaire face aux contestataires de l’ordre libéral internationaliste. C’est la fameuse occasion manquée de « l’autonomie stratégique » dont on discute en Europe mais dont on ne se donne guère les moyens financiers, industriels et technologiques. Tout en regimbant sur un moindre engagement des Etats-Unis en leur faveur, les alliés européens comme asiatiques ne se sont pas mis définitivement en marche vers la réalisation concrète de leur prise de responsabilité autonome. Cela leur fait courir le risque d’être accusés de plus en plus fréquemment d’être des passagers clandestins d’un ordre sécuritaire reposant encore sur le capital de puissance des forces armées américaines acquis depuis les années 1980, mais justement, de plus en plus couteux, et de plus en plus concurrencé par les contestataires et les révisionnistes.
Le positionnement des candidats et des élus américains devient dès lors de plus en plus complexe. Electoralement parlant, tout les pousse, démocrates comme républicains, à privilégier la scène intérieure, à vouloir porter l’effort sur un redressement économique et social avec des moyens certes contrastés. L’exercice de la responsabilité politique concrète leur impose aussi pourtant d’observer et de réagir aux bouleversements de l’ordre international et d’empêcher que les intérêts américains, aussi bien que ceux de partenaires essentiels à l’exercice, ne soient fatalement compromis au profit des puissances adversaires. Il y a un réel dilemme pour les responsables américains à renouer avec l’internationalisme et le libéralisme quand ceux-ci sont contestés à droite comme à gauche ; à choisir entre des exercices d’une puissance brute d’inspiration jacksonienne, et d’un idéalisme et « soft power » d’essence plus wilsonien et rooseveltien.
IV. Certains alliés font usage de cette campagne pour justifier des politiques plus autonomes ou indépendantes en pariant sur un retrait américain
Le verdict des urnes le 5 novembre 2024 est encore éloigné, mais on remarque avec intérêt à quel point l’incertitude qui devrait logiquement être la principale caractéristique et attitude de tous les observateurs, en particulier des observateurs internationaux, cette incertitude coexiste pourtant avec des positionnements bâtis au contraire sur d’étonnantes certitudes. On peut noter que beaucoup de responsables comme d’experts internationaux semblent considérer qu’ils possèdent déjà la clé de l’histoire. Cela est dû en bonne partie à l’impression de « continuité politique » qui est souvent prêtée aux Etats-Unis depuis le début du siècle, avec ces alternances régulières : présidences démocrate (1993-2001), républicaine (2001-2009), démocrate à nouveau (2009-2017), républicaine (2017-2021), encore démocrate (2021-2024…), le tout en situation répétée de divergence politique avec les majorités des deux chambres du Congrès se traduisant par des blocages périodiques de l’initiative politique comme de l’adoption des budgets. À l’extérieur, il est fréquent de ne voir qu’une politique dans « l’unilatéralisme » prêté à Bill Clinton, puis à George W. Bush, puis à Barack Obama, puis à Donald Trump et enfin à Joe Biden, lui-même déjà présent sur la scène comme vice-président d’Obama, et Trump se représentant de façon inédite depuis les années 1890 pour compenser sa précédente défaite.
Comment s’étonner dès lors que certains, Européens en particulier, semblent juger que le retour de Donald Trump est probable, mais aussi que cela se traduirait par un retour de la politique de Trump première manière ? S’ajoute à cela la remarque souvent formulée que la politique de Joe Biden n’aurait pas marqué de rupture et de contraste radical avec cette politique de Trump, elle-même souvent considérée comme héritée aussi de celle d’Obama, c’est-à-dire la tendance au repli national américain et à une défense transactionnelle des intérêts. Il est des alliés des Etats-Unis, en Europe comme en Asie, qui voient cette tendance comme une opportunité pour eux. Même s’ils constatent que les efforts d’émancipation trainent en longueur, d’aucun suggèrent, dans des articles, des livres, voire de déclarations politiques, que l’autonomie stratégique peut être conquise à cette occasion. C’est en quelque sorte songer que l’autonomie s’impose non d’un effort de la part des alliés, mais du fait d’un défaut américain programmé. Pour ces esprits-là, la différence entre Trump et Biden n'existe que peu, et importe encore moins, pourtant elle serait l’occasion d’un supposé rebond de leurs sociétés et de leur prise de responsabilité.
V. Les adversaires des Etats-Unis comptent sur cette campagne pour rendre leur vie politique encore plus dysfonctionnelle
On n’oubliera pas non plus que la posture américaine, comme l’incertitude sur le résultat des élections, est attentivement scrutée par les puissances qui escomptent bien supplanter les Etats-Unis, et l’ordre internationaliste qu’ils ont porté, avec l’affirmation de leurs propres ambitions et d’un système convenant à leur exercice sans entrave d’une loi du plus fort. La Russie poutinienne figure au premier rang de ces fameux rivaux, l’aspect revanchard et de règlement de comptes n’ayant cessé d’être évoqué, que ce soient dans les affirmations politiques de Vladimir Poutine depuis 2007 au pic de son redressement économique acquis par l’envolée des prix des hydrocarbures et autres matières premières, puis dans les actions, coups de main militaires et politiques accomplis dans le Caucase, au Moyen-Orient, en Afrique et bien sûr en Ukraine. Discours idéologique comme faits accomplis politiques, militaires et diplomatiques sont présentés comme autant de preuves de l’affaiblissement américain, assigné notamment à des causes intérieures comme la polarisation démocratique et la décadence consumériste. Il y eut déjà des ingérences russes dans le processus électoral de 2016 ; elles furent moins opérantes en 2020 ; elles sont encore prévues pour 2024.
La Chine, après avoir été portée dans sa mondialisation par un calcul américain formulé dès le soutien apporté aux réformes économiques de Deng Xiaoping, est désormais dirigée par une génération aux objectifs de puissance internationale bien plus affirmés. La croissance remarquable de presque quatre décennies, avant d’être mise à mal par les difficultés récentes y compris la pandémie, ont donné à ces dirigeants autour de Xi Jinping une confiance en eux-mêmes et un optimisme quant à leurs capacités qui ne les retiennent plus de vouloir défier la présence encore historique des Etats-Unis en Asie et dans le Pacifique comme garant de sécurité, mais aussi ailleurs dans le monde autour d’un ordre libéral et internationaliste. Ordre auquel s’oppose un autre « rêve chinois », qui propose un développement des pays émergents sous la férule d’hommes forts, sans conditionnalité autre que le règlement, même par cession d’actifs, des dettes contractées envers la Chine. Rêve qui alimente et instrumentalise aussi un ressentiment anti-occidental, anti-libéral et post-colonial. Pour Pékin, Trump et Biden ne paraissent ni l’un ni l’autre comme très malléables face à la montée en puissance chinoise, quoiqu’il puisse éventuellement parier sur la volonté désinhibée de Trump d’exercer une diplomatie transactionnelle qui ménagerait certains « partages » de zones d’influence. La Chine n’est ainsi pas plus réservée que la Russie pour pouvoir tenter d’exploiter la polarisation politique américaine et les dysfonctionnements institutionnels, et ce même s’il se dit que la volonté de contenir la Chine soit la seule question vraiment consensuelle entre toutes les tribus politiques américaines.
Dans une moindre mesure, la Corée du Nord et l’Iran fourbissent leurs instruments régionaux afin de maximiser leur influence par alliés et intermédiaires, et leur capacité de nuisance, de déni d’accès, de verrouillage de leurs acquis. La technologie, comme pour les « Grands » que sont la Russie et la Chine, joue indiscutablement un rôle, autant que l’agilité tactique et certaines complicités de parrains, dans les capacités de Pyongyang et Téhéran à exploiter les faiblesses de l’ordre soutenu par les Etats-Unis. L’échéance électorale de 2024 leur permet aussi d’escompter un affaiblissement aussi bien dans les actes que dans l’influence des Etats-Unis pour leur donner l’occasion d’avancer des pions et de se sanctuariser.
VI. Les menaces sur la paix civile aux Etats-Unis sont sous-estimées, notamment en Europe
La polarisation américaine impressionne à l’étranger autant qu’elle inquiète, car ce que l’on connait aussi des Etats-Unis, c’est la violence découlant aussi bien d’une société fort inégalitaire que de l’abondance des armes à feu. Vu d’ailleurs, l’échec américain à contrôler l’accès aux armes de guerre dans la société, et ce malgré les leçons tragiques répétées de tueries de masse, même celles visant de petits enfants, est particulièrement frappé d’infamie. Or, ce qui contraste la situation américaine actuelle de celle des décennies précédentes est l’impression que cette fois, la profusion des armes ne servira plus seulement la criminalité et l’expression des haines individuelles, mais qu’elle alimentera la violence politique à un degré jamais constaté depuis les troubles des années 1960, et surtout, depuis l’époque de la construction nationale au XIXème siècle qui a aussi vu la Guerre de Sécession, que les Américains nomment aussi « the Civil War ».
L’appauvrissement d’une partie de la population en raison de la désindustrialisation qui a accompagné la numérisation et la tertiairisation de l’économie américaine, de même que l’explosion des coûts de santé et de formation, et enfin la crise de 2008 qui a aussi été une crise immobilière ayant couté leur logement à beaucoup d’Américains modestes, s’ajoutant aussi à la stagnation de progrès pour les membres des minorités ethniques ou populations récemment immigrées, tout cela a eu non seulement des conséquences sociales, mais aussi des conséquences sur le comportement politique. Le populisme, la stimulation des colères et ressentiments par des médias d’opinion à audiences elles-mêmes divisées en tribus, en concurrence constante avec l’information en continu et les nouveaux médias numériques, se sont combinés pour alimenter des postures politiques anti-système. Il n’est d’ailleurs guère de types de revendications, catégorielles ou ethniques qui ne prennent justement le « système », le compromis bipartisan, le fonctionnement d’équilibre des institutions, pour cible.
Depuis le milieu des années 1990, les procès en légitimité électorale et politique des responsables se sont succédés : procès intenté à Bill Clinton par les républicains, allant jusqu’à l’instrumentalisation de ses relations extraconjugales de 1994 à 2001 ; procès intenté à George W. Bush par les démocrates, du fait de son élection disputée en 2000 et tranchée par une décision de la Cour Suprême, suivi des pouvoirs extraordinaires que s’étaient arrogés face au président le vice-président Dick Cheney et le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld dans le contexte des guerres contre le terrorisme ; procès intenté à Barack Obama par les républicains, radicalisés par leur branche dite du « Tea Party », accusé d’être un extrémiste noir, cachant un agenda socialiste, voire même d’être un musulman clandestin et de n’être même pas citoyen américain ; procès intenté à Donald Trump, qui comme Bush en 2000 n’a pas obtenu de majorité populaire en 2016, et qui a allègrement mélangé affaires privées et gouvernement, sans parler de ses accointances de moins en moins dissimulées avec les autocrates étrangers.
La présidence Trump s’est terminée non seulement dans le contexte chaotique généré par la pandémie mais aussi des campagnes de plus en plus virulentes des minorités contre les brutalités policières qui les affectaient, ainsi que par le refus de Trump d’admettre sa défaite dans les urnes, et la spectaculaire et sanglante émeute de ses partisans, envoyés attaquer le Capitole des Etats-Unis pour empêcher la certification des résultats électoraux par le Congrès. C’était la première fois depuis plusieurs décennies que la violence politique faisait des morts aux Etats-Unis, que les institutions fondamentales de l’Etat se trouvaient directement attaquées. Cette évolution a convaincu beaucoup d’observateurs que cette violence est là pour demeurer un temps une constante de la politique intérieure américaine, et que d’autres incidents sont à redouter en raison de la crise de légitimité et d’autorité politique. Les observateurs étrangers se focalisent sur les possibles conséquences internationales d’un supposé retour au pouvoir de Trump, mais compte tenu de ce contexte de violence, il est frappant qu’une rupture de l’ordre public, voire l’opposition de pouvoirs rivaux revendiquant l’autorité, ne soit pas davantage évoquées.
VII. La campagne de Trump sert à redorer son bilan et sa réputation autant qu’à lui procurer une immunité
On l’a observé, cette nouvelle candidature de Donald Trump est une situation inédite dans l’histoire politique américaine récente. Il n’y a qu’un seul précédent, à la fin du XIXème siècle, où le démocrate Grover Cleveland avait effectué deux mandats présidentiels séparés par un intermède républicain avec Benjamin Harrison, en ayant pu revenir d’ailleurs à la faveur d’une division entre factions des républicains. Encore, Cleveland n’avait-il pas contesté sa défaite à l’issue de son premier mandat comme l’a fait Trump avec consistance et véhémence. L’élection de John F. Kennedy contre Richard Nixon en 1960 s’est décidée à une très courte majorité, que Nixon, qui devait avoir moins de scrupules une décennie plus tard, avait choisi de ne pas attaquer. L’élection disputée de 2000 a donné lieu à une bataille juridique au niveau de l’Etat de Floride, finalement portée devant la Cour Suprême des Etats-Unis, où une courte majorité conservatrice décida de désigner son candidat victorieux, et le vice-président sortant Al Gore choisit de s’incliner devant ce verdict plutôt que de prolonger la vacance du pouvoir et d’étendre une crise institutionnelle. Donald Trump et ses associés ont poussé bien au-delà de tous ces précédents le refus des résultats de 2020. La nouvelle candidature, et le refus d’une retraite de la vie politique, tiennent entièrement à cette contestation.
S’ajoutent aussi à ce contexte les enquêtes qui ont été lancées, aboutissant à des mises en examen et des citations devant les tribunaux, contre les agissements de Trump, aussi bien au niveau d’Etats tels que New York, la Géorgie et aussi le Colorado, ainsi qu’au niveau fédéral. Dans ces deux derniers cas, qui doivent commencer d’être jugés au printemps et à l’été 2024, Trump est poursuivi pour des délits de fraude comme de fonction, la rétention illégale de documents secrets d’Etat et l’incitation à l’émeute contre le Capitole. Pour Trump et ses partisans, il s’agit de persécution politique et de violation de l’immunité « globale » qu’ils prêtent à la présidence, même après la fin de mandat. Cette dernière question sera elle aussi jugée par la Cour Suprême, mais Trump ne fait pas mystère de son désir de revenir au pouvoir précisément pour s’attribuer de nouveau les bénéfices de cette immunité. Il s’agit aussi pour lui, il le dit clairement, de renverser les résultats de 2020 par une réélection en 2024. Il s’agit aussi, dit-il de même que son équipe de campagne, de punir les coupables de 2020 et de rétablir son programme politique avec une administration purgée de ses éléments déloyaux ou de toute résistance de « l’Etat profond » qui comprend les bureaucraties des départements fédéraux, le Département d’Etat comme le Département de la défense, le Département de la justice, et les services de renseignements, CIA et FBI, qui lui auraient mis des bâtons dans les roues de 2017 à 2021. Avec la pratique de puiser dans les fonds de campagne pour rémunérer les équipes juridiques qui défendent Trump devant les tribunaux de Manhattan, d’Atlanta et les tribunaux fédéraux de Washington, on est loin d’un projet politique visant à l’apaisement de l’atmosphère, et les enjeux privés, judiciaires, financiers, se mêlent à un degré sans précédent avec le projet politique.
VIII. Le bilan de Biden n’est guère évalué de façon complète et objective
Joe Biden, qui avait passé son tour de se présenter en 2016, a choisi de lancer sa candidature en 2019 en faisant le constat du bilan disruptif de Trump pour la politique américaine, à l’intérieur comme à l’extérieur, bilan d’ailleurs sanctionné en novembre 2018 par la perte de la majorité républicaine à la Chambre des Représentants. Bilan ponctué par deux extraordinaires procédures d’impeachment par la Chambre, en 2019-2020 et à nouveau en 2021 dans les suites de l’émeute contre le Capitole, simplement bloquées par le vote partisan au Sénat. En dépit des particularités de la campagne faite à distance pendant la pandémie par un homme certes âgé mais qui a su préserver sa santé tandis que Trump et son entourage contractaient massivement le Covid à trois semaines du scrutin, Biden a mobilisé encore plus d’électeurs que n’a su en rameuter Trump ; il a obtenu des majorités populaires et de grands électeurs indiscutables ; et il a fait basculer la majorité du Sénat pour compléter celle des démocrates à la Chambre. Une grande partie de cette performance tient non seulement au rejet de Trump, mais au thème de campagne choisi par Biden, qui était une restauration de « l’âme de notre pays ». Biden pouvait se prévaloir de sa longue expérience de sénateur comme de vice-président pour proposer aux Américains une administration moins portée sur l’alimentation des divisions politiques et sociales du pays ; sur la recherche d’un retour aux coopérations bipartisanes en vue de législations d’intérêt général ; sur un refus d’imiter, chez les démocrates, le radicalisme qui avait cours chez les républicains et constituait une tentation dans la frange la plus gauchiste du parti.
Cette approche centriste et modérée a déplu à certains, en Amérique et en Europe notamment. Elle explique une partie des accusations de faiblesse ou de manque de consistance de ses politiques, présentées comme aussi égoïstement nationales que celles de Trump à l’étranger, et excessivement catégorielles et ethniques à l’intérieur. Une multiplication redoutable des défis s’est rapidement déroulée dès l’installation de la nouvelle administration : finir de gérer la pandémie dans ses conséquences sanitaires comme économiques, y compris un fort choc inflationniste qui a été nié en Amérique comme en Europe dans les premiers temps ; le rétablissement d’équilibres sociaux et économiques au sein de la population américaine pour redonner des perspectives de mobilité sociale ; la menace de contestation politique violente émanant des partisans de Trump ; le retrait désorganisé et tragique de vingt ans d’intervention en Afghanistan ; une nouvelle vague migratoire motivée par les désordres régionaux et mondiaux d’ordres économiques, climatiques et criminels ; le défi géopolitique et géoéconomique lancé par la Chine, comme l’agression de l’Ukraine par la Russie. L’administration Biden s’y est attelée avec autant de méthode que possible dans le contexte politique américain actuel, en recherchant à plusieurs reprises la coopération des républicains. Il en est résulté notamment le très ambitieux Inflation Reduction Act de l’été 2022 qui se veut arme anti-inflationniste, arme de réindustrialisation et de rétablissement de compétitivité technologique, arme de transition écologique et d’innovation, et même arme de compétition avec la Chine et d’autres économies concurrentes. Les résultats s’en font sentir en partie deux ans plus tard, notamment au plan de l’inflation, et malgré des critiques européennes, on constate aussi un désir des Européens de se doter d’un instrument législatif assez similaire.
Un élément frappant est que le choc inflationniste continue à être perçu par les Américains comme se poursuivant, notamment parce que les prix de l’énergie ne sont jamais redescendus aux prix modestes devenus habituels au milieu des années 1980. Les coûts de la santé, de l’éducation, du logement restent prohibitifs pour beaucoup à moins d’en sacrifier la qualité. Les hausses de salaires obtenues et les tensions sur le marché du travail ont aussi réalimenté l’inflation au point que la banque centrale maintient encore des taux d’intérêt historiquement élevés et pesant sur des ménages et entreprises vivant à crédit et donc chroniquement endettés, comme l’Etat fédéral. L’administration Biden se voit assigner ce bilan perçu qui tranche avec celui dont elle se prévaut, une santé rétablie de l’économie américaine. La gestion de Biden s’est compliquée avec l’avènement d’une courte majorité républicaine à la Chambre, si courte que la minorité de députés sensibles au trumpisme y exerce une influence immodérée sur les autres républicains. D’où des risques répétés de blocages budgétaires, et la prise en otage des financements d’aide américaine extérieure, à l’Ukraine comme à Israël au profit d’un prétendu renforcement de la protection frontalière au sud des Etats-Unis. Bien que Biden se soit abstenu de ce que même des démocrates radicaux lui reprochent de n’avoir pas fait, s’est à dire s’impliquer dans les poursuites engagées contre Trump, il se voit quand même accusé d’en être commanditaire. Il y a enfin le fait que l’administration n’a guère fait apparaître les talents robustes de ses ténors et associés politiques, qui auraient pu constituer des candidatures alternatives à celle de Biden, qui doit assumer les questions qui se posent sur son choix de se représenter à un âge si avancé, même si c’est pour barrer la route au retour vengeur de Trump qui veut une élection-règlement de comptes.
IX. Une observation attentive des Etats-Unis et de leur évolution politique est nécessaire
En définitive, ces questions rappellent qu’un traitement bref et expéditif de la vie politique américaine, sans référence à des tendances déjà inscrites dans l’histoire des dernières décennies, cela ne permet guère de démêler les dilemmes et contradictions qui marquent actuellement la scène politique, pour peser sur le scrutin futur. Il y a des sondages dont on fait beaucoup trop cas dans les médias qui donnent Trump supposément en avance et vainqueur, alors qu’on avait constaté a posteriori en 2016 la fragilité des données sondagières très optimistes pour son adversaire d’alors, Hillary Clinton. Si l’on peut tirer un enseignement de ces différentes considérations sur l’évolution politique des Etats-Unis au plan intérieur, comme de leur place sur la scène mondiale, c’est d’abord de songer que l’imprévu s’est déjà beaucoup invité dans la politique américaine récente, et qu’il le peut encore. Le fameux « cygne noir » décrit depuis le début du siècle a fait, dans différents aspects, quelques remarquables apparitions. Pourtant, le possible n’est pas garanti d’être probable. Les erreurs politiques commises n’induisent pas, pour les responsables comme pour les électeurs, une incapacité à lire les problèmes, à en tirer des leçons, à en rechercher les solutions. Les multiples rebonds politiques américains de différentes situations historiques et thématiques de crise suggèrent que ce n’est pas impossible, malgré l’aspect inédit d’une partie de la situation actuelle.
En particulier en Europe, on constate l’élaboration de certains calculs politiques uniquement basés sur une hypothèse d’exercice futur du pouvoir aux Etats-Unis par Trump, qui négligent la possibilité que ce pouvoir ne soit qu’incomplet, et constitue plutôt une cassure du fonctionnement institutionnel. De cette crise-là, un conflit civil majeur, et de la gestion qu’elle impliquerait, il est peu question. Par souci de rebondir sur l’opportunité, on voit dans le retour supposé de Trump comme l’aiguillon qui pousserait les Européens à conquérir leur autonomie stratégique, à accomplir ce qu’ils n’ont pas accompli pendant le premier mandat, ni, en fait, dans les fenêtres d’opportunité qui se sont régulièrement présentées depuis la fin de la Guerre froide, quand ce sont les « dividendes de la paix » qui l’ont emporté, au contraire. À sous-estimer Joe Biden et les objectifs de sa politique, les Européens, surtout eux et bien plus que les alliés asiatiques qui s’interrogent encore sur les scénarios possibles, se créent un handicap dans la façon d’articuler leurs politiques à ce moment américain particulier et difficile, sans faciliter la coopération, sans éliminer la méfiance réciproque, sans avancées qualitatives dans les relations.
En cette année où les scrutins électoraux se multiplient, peu de gens dans le monde remettent en question l’idée que le scrutin américain a une importance singulière qui affectera bien plus que les Américains eux-mêmes. C’est pourtant un scrutin qui a, dans ce contexte, une part hasardeuse, dans plusieurs sens du terme, qu’on ne soupçonne qu’assez imparfaitement. Ce scrutin devrait bénéficier d’observations et d’appréciations précautionneuses, aussi bien qu’informées, de la part de nombreux analystes. À la suite desquelles, des renseignements et des perspectives appropriés pour une diffusion vers un plus large public devraient apporter une image plus complète de ce qui se déroule, et plus éloignée des jugements péremptoires, des clichés et des conclusions mal étayées. Bien que l’on constate les difficultés d’un exercice de prospective dans ce contexte, l’enjeu n’est pas d’y renoncer mais de s’y prendre avec une étude plus fine. Une partie des dilemmes américains que les élections seules ne pourront pas résoudre procèdent de remises en question, aussi bien intérieures qu’extérieures, de pans importants du modèle et du fonctionnement des Etats-Unis. Ne pas savoir remettre en question ce qu’on croit trop vite savoir de la situation américaine est aussi périlleux pour la véracité des réponses aux questions qui se posent. En attendant le choix des Américains, et de découvrir vers où ils se dirigeront, il faut correctement se demander comment et pourquoi on en est là, avec un souci du détail et une précision des renseignements à disposition.
Par Paul Vallet - historien et politologue franco-américain, résident à Genève où il est Associate Fellow du Geneva Center for Security Policy. Diplômé de, et a enseigné à Sciences Po Paris, la Fletcher School of law and diplomacy de Tufts University. Il a reçu son doctorat en histoire de l’Université de Cambridge.
Que ce soit sur les bords du Léman dans la Genève internationale, ou dans les couloirs gouvernementaux à Kyiv, de Jérusalem, de Pékin, dans les instances de l’Union Européenne ou celles des Nations Unies, la campagne présidentielle américaine de 2024 a pris possession des esprits depuis de longs mois.
Il n’est guère de calculs stratégiques, d’initiatives en chantier, de réponses à des dossiers pressants, de plans de court ou de plus long terme qui ne prennent pas en compte, pour les décideurs, ce qui va être le choix des électeurs citoyens des Etats-Unis d’Amérique le 5 novembre prochain.
Ce choix est discuté régulièrement dans les médias ; il préoccupe le secteur privé comme les gouvernements ; il intéresse les capitales où gouvernent aussi bien des alliés que des adversaires des Etats-Unis ; il interpelle même les individus, peut-être, jusqu’aux personnes tentant actuellement d’émigrer aux Etats-Unis par différentes routes terrestres, notamment à travers l’Amérique centrale.
Les élections dites « générales » de 2024 – qui se différencient de celles dites de « mi-mandat » - et comportent donc et l’élection présidentielle, et celle de la Chambre des Représentants et d’un tiers du Sénat, sont les dixièmes qu’il est tenu à l’auteur de suivre avec attention depuis celles de sa majorité en 1988. Il parait approprié qu’elles constituent un premier sujet à aborder pour cette nouvelle rubrique internationale, « Jet d’Eau », qui paraitra dans lecontemporain.net .
C’est l’occasion de revenir sur un certain nombre de points et d’impressions personnelles qu’on peut tirer du déroulement des faits, en prenant le temps de les expliquer de façon peut-être plus exhaustive que ce que l’on peut trouver dans les autres couvertures médiatiques. Le propos de ce « Jet d’Eau » est d’interpeler et de faire réfléchir, grâce à un « arrosage » d’informations et d’idées qui s’en dégagent. Il n’est d’ailleurs pas exclu que cette chronique soit sans parti pris. Cela se voudra néanmoins en s’appuyant sur des faits, dont il est possible de débattre ; et toujours avec un souci de pédagogie, et de mise en contexte.
Parmi les impressions qui se dégagent déjà de ces élections américaines et de leur contexte, contexte qui doit d’ailleurs être représenté comme celui de plusieurs années antérieures, il semble possible de présenter presque une dizaine d’idées-force à développer.
I. Ce n’est pas la première élection américaine à se dérouler dans un climat très polarisé
L’extrême polarisation politique des Etats-Unis est la première, et principale impression générale à se dégager. Elle frappe les opinions tant aux Etats-Unis eux-mêmes qu’à l’étranger, et une fois encore, que cet étranger consiste en des pays qui ont des relations proches et cordiales avec les Etats-Unis, ou que soient d’autres qui sont dans une relation de confrontation.
Cette polarisation fait l’unanimité de tous les commentateurs, de tous les experts, et de tous les responsables politiques de quelque bord qu’ils se situent.
Cependant, cette polarisation ne tient pas au contexte de 2024, ni même à celui de la décennie précédente. Il est raisonnable de l’observer comme une tendance de long terme, qui a vu la vie politique américaine se dégrader pour se diriger vers des confrontations partisanes toujours plus rudes. Il faut noter que ces confrontations compliquent considérablement la vie politique comme le fonctionnement institutionnel des Etats-Unis, où l’esprit de la Constitution recherche certes l’équilibre des pouvoirs, mais invite aussi à la recherche de coopération transpartisane entre les différents élus et les institutions.
Les connaisseurs de l’histoire politique américaine savent que ces confrontations passées ont déjà été rudes. Elles peuvent remonter jusqu’aux digressions fondamentales entre Insurgés et Loyalistes lors de la Guerre d’Indépendance. Elles ont animé l’opposition entre tenants d’un pouvoir fédéral affirmé et ceux de la principale dévolution des pouvoirs en direction des Etats. Elles ont marqué les tenants d’une expansion territoriale agressive, ceux de la « Destinée manifeste » et de l’école de pensée dite « jacksonienne » (se référant au président Andrew Jackson, en exercice de 1829 à 1837), et ceux d’une sensibilité plus libérale et pacifique dite « whig ». La plus terrible des confrontations fut celle qui aboutit à la Guerre de Sécession en 1861-1865, et a marqué le parti républicain originel d’Abraham Lincoln, unioniste et anti-esclavagiste, contre le parti démocrate d’alors, soutien des « States’ Rights » contre le pouvoir fédéral voulant abolir « l’institution particulière ». La victoire de 1865 aboutit à une longue période de prééminence politique républicaine pendant les dernières décennies du XIXème siècle et les premières du XXème, qui voient les Etats-Unis accéder au rang de grande puissance à dimension mondiale.
Au tournant du siècle, les républicains seront affectés par une vague de réformisme, dite « progressive », qui les tourneront d’un strict laissez-faire par libéralisme classique vers une tendance régulatrice, par la législation anti-trust, la législation en faveur des travailleurs, de l’éducation, créant les conditions d’un « self-improvement » et d’une participation plus accrue des Américains dans la vie politique, économique et sociale. Cette vague affectera aussi les démocrates, cantonnés dans un rôle de parti régional du Sud, dominé par des ségrégationnistes, mais qui se transformera à l’époque de Wilson et plus encore sous le New Deal de Franklin Roosevelt en parti du progrès populaire. Les années 1930, dans le contexte de la Grande Dépression, furent aussi des années d’affrontements politiques très vifs. Un consensus datant de la Seconde Guerre Mondiale et de sa décennie suivante s’est ensuite lentement délité pour aboutir à une période de crise très aigue à la fin des années 1960. Mouvement des droits civiques et économiques des Noirs et des autres minorités, émancipation féminine, inégalités économiques importantes, Guerre du Vietnam se sont alors mélangés pour établir un contexte violent qui n’est pas sans rapport avec ce que l’on connait actuellement. Enfin, les années 60 ont abouti à ce qu’on a vu dans les années 80, la « révolution conservatrice » opérée par le reaganisme. Reaganisme qu’on associe à un retour au libéralisme classique, monétariste, dérégulateur, qui est resté pour longtemps une référence chez les républicains, avant d’être concurrencé par une tendance populiste bien plus affirmée dans le nouveau siècle, et notamment sous l’impact de la crise de 2008, des guerres « pour toujours » au Moyen-Orient se succédant depuis l’attaque du 11 septembre 2001, et même de l’élection du premier président noir des Etats-Unis.
II. Cette campagne se produit dans un contexte de perception internationale d’un recul américain
Il est parfois vertigineux de comparer la situation internationale actuelle, et la place qu’y prennent les Etats-Unis, avec une impression très contrastée que donnait celle des années 1990. C’est dans cette décennie qu’on a identifié un « moment unipolaire », à la suite de l’effondrement interne de l’Union Soviétique, et ce qui a paru comme une victoire, presque considérée comme définitive, d’un ordre libéral et internationaliste porté par les Etats-Unis et leurs alliés d’Europe et d’Asie. C’est oublier parfois à quel point la perception d’un « recul américain » était déjà parue, en premier lieu après la conclusion désastreuse de la Guerre du Vietnam en 1975. La position internationale des Etats-Unis y était contestée politiquement par le défi que représentait une URSS très puissamment armée, ses soutiens dans le Tiers Monde et les mouvements pacifistes en Europe, et même l’avènement d’un Islam politique lors de la révolution iranienne ; elle était aussi remise en cause économiquement par le redressement des économies européennes et japonaise reconstruites et désormais concurrentes efficaces.
La réaction que représenta le Reaganisme procédait déjà de ce malaise face à un recul perçu de l’Amérique, et tout son message consista à en restaurer une version optimiste. Il y perçait déjà un peu de « Make America Great Again », mais sans doute l’optimisme et le volontarisme de Ronald Reagan y donnaient une tonalité plus positive. La croyance réaffirmée dans les vertus de l’économie de marché s’accompagnait aussi d’une quête de mondialisation par le libre-échange, de protection américaine des flux énergétiques mondiaux notamment par les garanties de sécurité données aux producteurs de pétrole du Golfe contre les ambitions soviétiques, iraniennes ou baassistes. Le rebond américain de cette époque, poursuivi dans les années 90, s’appuyait non seulement sur une performance économique, industrielle et technologique qui alimentaient un rétablissement qualitatif des forces armées ; il en découlait aussi une assurance politique et un engagement résolu dans la vie internationale, très différent des tentations de repli qui se manifestent dans le conservatisme américain d’aujourd’hui.
L’effondrement communiste, suivi aussitôt du succès peu couteux de l’intervention américaine dans le Golfe Persique pour repousser l’invasion du Koweït par l’Irak, a prolongé cet engagement international optimiste des Etats-Unis. La décennie 1990 fut une période d’un rebond de la croissance américaine, tirée par le début de la révolution numérique et la libéralisation accrue du commerce ; elle vit aussi une forte immigration d’origine mondiale, alors bien assumée, et tirant aussi la croissance démographique du pays. Les attentats du 11 septembre purent ébranler et effrayer, mais ils ne dissuadèrent nullement les Etats-Unis d’une riposte aussi foudroyante que peu élaborée dans ses suites politiques, pour bouleverser durablement les équilibres du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. Il était alors clair qu’on ne provoquait pas impunément les Etats-Unis. Il fallut l’allongement, et l’enlisement des guerres, pour que cela commence et à coûter cher, et à montrer les limites de la puissance. Au terme de la première décennie du XXIème siècle, dans les suites de la crise de 2008, la tendance politique américaine s’inversait. Aussi bien Barack Obama que ses adversaires républicains défendaient désormais le principe d’une Amérique se dépensant moins à l’extérieur et prétendant plutôt à sa reconstruction intérieure.
Tant ce choix de repli relatif, répondant aussi bien à des critiques intérieures qu’extérieures aux Etats-Unis, que le constat d’échec de la refondation de l’ordre mondial par l’initiative unipolaire, ont alimenté cette perception, ici encore intérieure et extérieure, d’un recul de la puissance américaine.
III. Les alliés européens et asiatiques des Etats-Unis restent demandeurs de garanties
Ce recul n’est pourtant pas sans conséquences internationales, et ne se traduit pas par un transfert de responsabilités et une montée en puissance des partenaires principaux des Etats-Unis. La perception semble surtout qu’elle a servi à enhardir les régimes rivaux, que ce soit d’abord la Russie poutinienne qui y voit une occasion de revanche, où la Chine de Xi qui inscrit cela dans son objectif de reconquête d’une prééminence de l’Empire du Milieu perdue à l’époque moderne, mais désormais pleinement assumée à l’échelle d’une planète bien plus globalisée et connectée. Il existe en outre plusieurs régimes, déjà qualifiés de « rogues » dans les années 1990 quand les Etats-Unis assumaient bon an mal an un rôle de gendarme mondial, qui ont amélioré leur pouvoir de nuisance et de contestation, notamment par la poursuite assidue de l’armement nucléaire : c’est le cas de la Corée du Nord comme de l’Iran. Il y a aussi des pays, parfois partenaires des Etats-Unis, qui ont vu dans les développements récents l’occasion de s’émanciper un peu d’une relation de patronage et de se trouver en position d’imposer, au contraire, leurs aspirations aux Etats-Unis. On peut songer dans ces cas à Israël sous les gouvernements successifs de droite depuis le début du siècle, mais aussi aux « grands émergents » poussés par l’envol du cours des matières premières, pays pétroliers, Inde, Brésil…
Tel est moins le cas des pays de l’Union Européenne, ou des alliés asiatiques majeurs, Japon, Corée du Sud, Taiwan, Australie, dont les fortunes économiques ont été diverses. Peu ont trouvé l’occasion d’affirmer leur développement en puissance politique, diplomatique et militaire face aux contestataires de l’ordre libéral internationaliste. C’est la fameuse occasion manquée de « l’autonomie stratégique » dont on discute en Europe mais dont on ne se donne guère les moyens financiers, industriels et technologiques. Tout en regimbant sur un moindre engagement des Etats-Unis en leur faveur, les alliés européens comme asiatiques ne se sont pas mis définitivement en marche vers la réalisation concrète de leur prise de responsabilité autonome. Cela leur fait courir le risque d’être accusés de plus en plus fréquemment d’être des passagers clandestins d’un ordre sécuritaire reposant encore sur le capital de puissance des forces armées américaines acquis depuis les années 1980, mais justement, de plus en plus couteux, et de plus en plus concurrencé par les contestataires et les révisionnistes.
Le positionnement des candidats et des élus américains devient dès lors de plus en plus complexe. Electoralement parlant, tout les pousse, démocrates comme républicains, à privilégier la scène intérieure, à vouloir porter l’effort sur un redressement économique et social avec des moyens certes contrastés. L’exercice de la responsabilité politique concrète leur impose aussi pourtant d’observer et de réagir aux bouleversements de l’ordre international et d’empêcher que les intérêts américains, aussi bien que ceux de partenaires essentiels à l’exercice, ne soient fatalement compromis au profit des puissances adversaires. Il y a un réel dilemme pour les responsables américains à renouer avec l’internationalisme et le libéralisme quand ceux-ci sont contestés à droite comme à gauche ; à choisir entre des exercices d’une puissance brute d’inspiration jacksonienne, et d’un idéalisme et « soft power » d’essence plus wilsonien et rooseveltien.
IV. Certains alliés font usage de cette campagne pour justifier des politiques plus autonomes ou indépendantes en pariant sur un retrait américain
Le verdict des urnes le 5 novembre 2024 est encore éloigné, mais on remarque avec intérêt à quel point l’incertitude qui devrait logiquement être la principale caractéristique et attitude de tous les observateurs, en particulier des observateurs internationaux, cette incertitude coexiste pourtant avec des positionnements bâtis au contraire sur d’étonnantes certitudes. On peut noter que beaucoup de responsables comme d’experts internationaux semblent considérer qu’ils possèdent déjà la clé de l’histoire. Cela est dû en bonne partie à l’impression de « continuité politique » qui est souvent prêtée aux Etats-Unis depuis le début du siècle, avec ces alternances régulières : présidences démocrate (1993-2001), républicaine (2001-2009), démocrate à nouveau (2009-2017), républicaine (2017-2021), encore démocrate (2021-2024…), le tout en situation répétée de divergence politique avec les majorités des deux chambres du Congrès se traduisant par des blocages périodiques de l’initiative politique comme de l’adoption des budgets. À l’extérieur, il est fréquent de ne voir qu’une politique dans « l’unilatéralisme » prêté à Bill Clinton, puis à George W. Bush, puis à Barack Obama, puis à Donald Trump et enfin à Joe Biden, lui-même déjà présent sur la scène comme vice-président d’Obama, et Trump se représentant de façon inédite depuis les années 1890 pour compenser sa précédente défaite.
Comment s’étonner dès lors que certains, Européens en particulier, semblent juger que le retour de Donald Trump est probable, mais aussi que cela se traduirait par un retour de la politique de Trump première manière ? S’ajoute à cela la remarque souvent formulée que la politique de Joe Biden n’aurait pas marqué de rupture et de contraste radical avec cette politique de Trump, elle-même souvent considérée comme héritée aussi de celle d’Obama, c’est-à-dire la tendance au repli national américain et à une défense transactionnelle des intérêts. Il est des alliés des Etats-Unis, en Europe comme en Asie, qui voient cette tendance comme une opportunité pour eux. Même s’ils constatent que les efforts d’émancipation trainent en longueur, d’aucun suggèrent, dans des articles, des livres, voire de déclarations politiques, que l’autonomie stratégique peut être conquise à cette occasion. C’est en quelque sorte songer que l’autonomie s’impose non d’un effort de la part des alliés, mais du fait d’un défaut américain programmé. Pour ces esprits-là, la différence entre Trump et Biden n'existe que peu, et importe encore moins, pourtant elle serait l’occasion d’un supposé rebond de leurs sociétés et de leur prise de responsabilité.
V. Les adversaires des Etats-Unis comptent sur cette campagne pour rendre leur vie politique encore plus dysfonctionnelle
On n’oubliera pas non plus que la posture américaine, comme l’incertitude sur le résultat des élections, est attentivement scrutée par les puissances qui escomptent bien supplanter les Etats-Unis, et l’ordre internationaliste qu’ils ont porté, avec l’affirmation de leurs propres ambitions et d’un système convenant à leur exercice sans entrave d’une loi du plus fort. La Russie poutinienne figure au premier rang de ces fameux rivaux, l’aspect revanchard et de règlement de comptes n’ayant cessé d’être évoqué, que ce soient dans les affirmations politiques de Vladimir Poutine depuis 2007 au pic de son redressement économique acquis par l’envolée des prix des hydrocarbures et autres matières premières, puis dans les actions, coups de main militaires et politiques accomplis dans le Caucase, au Moyen-Orient, en Afrique et bien sûr en Ukraine. Discours idéologique comme faits accomplis politiques, militaires et diplomatiques sont présentés comme autant de preuves de l’affaiblissement américain, assigné notamment à des causes intérieures comme la polarisation démocratique et la décadence consumériste. Il y eut déjà des ingérences russes dans le processus électoral de 2016 ; elles furent moins opérantes en 2020 ; elles sont encore prévues pour 2024.
La Chine, après avoir été portée dans sa mondialisation par un calcul américain formulé dès le soutien apporté aux réformes économiques de Deng Xiaoping, est désormais dirigée par une génération aux objectifs de puissance internationale bien plus affirmés. La croissance remarquable de presque quatre décennies, avant d’être mise à mal par les difficultés récentes y compris la pandémie, ont donné à ces dirigeants autour de Xi Jinping une confiance en eux-mêmes et un optimisme quant à leurs capacités qui ne les retiennent plus de vouloir défier la présence encore historique des Etats-Unis en Asie et dans le Pacifique comme garant de sécurité, mais aussi ailleurs dans le monde autour d’un ordre libéral et internationaliste. Ordre auquel s’oppose un autre « rêve chinois », qui propose un développement des pays émergents sous la férule d’hommes forts, sans conditionnalité autre que le règlement, même par cession d’actifs, des dettes contractées envers la Chine. Rêve qui alimente et instrumentalise aussi un ressentiment anti-occidental, anti-libéral et post-colonial. Pour Pékin, Trump et Biden ne paraissent ni l’un ni l’autre comme très malléables face à la montée en puissance chinoise, quoiqu’il puisse éventuellement parier sur la volonté désinhibée de Trump d’exercer une diplomatie transactionnelle qui ménagerait certains « partages » de zones d’influence. La Chine n’est ainsi pas plus réservée que la Russie pour pouvoir tenter d’exploiter la polarisation politique américaine et les dysfonctionnements institutionnels, et ce même s’il se dit que la volonté de contenir la Chine soit la seule question vraiment consensuelle entre toutes les tribus politiques américaines.
Dans une moindre mesure, la Corée du Nord et l’Iran fourbissent leurs instruments régionaux afin de maximiser leur influence par alliés et intermédiaires, et leur capacité de nuisance, de déni d’accès, de verrouillage de leurs acquis. La technologie, comme pour les « Grands » que sont la Russie et la Chine, joue indiscutablement un rôle, autant que l’agilité tactique et certaines complicités de parrains, dans les capacités de Pyongyang et Téhéran à exploiter les faiblesses de l’ordre soutenu par les Etats-Unis. L’échéance électorale de 2024 leur permet aussi d’escompter un affaiblissement aussi bien dans les actes que dans l’influence des Etats-Unis pour leur donner l’occasion d’avancer des pions et de se sanctuariser.
VI. Les menaces sur la paix civile aux Etats-Unis sont sous-estimées, notamment en Europe
La polarisation américaine impressionne à l’étranger autant qu’elle inquiète, car ce que l’on connait aussi des Etats-Unis, c’est la violence découlant aussi bien d’une société fort inégalitaire que de l’abondance des armes à feu. Vu d’ailleurs, l’échec américain à contrôler l’accès aux armes de guerre dans la société, et ce malgré les leçons tragiques répétées de tueries de masse, même celles visant de petits enfants, est particulièrement frappé d’infamie. Or, ce qui contraste la situation américaine actuelle de celle des décennies précédentes est l’impression que cette fois, la profusion des armes ne servira plus seulement la criminalité et l’expression des haines individuelles, mais qu’elle alimentera la violence politique à un degré jamais constaté depuis les troubles des années 1960, et surtout, depuis l’époque de la construction nationale au XIXème siècle qui a aussi vu la Guerre de Sécession, que les Américains nomment aussi « the Civil War ».
L’appauvrissement d’une partie de la population en raison de la désindustrialisation qui a accompagné la numérisation et la tertiairisation de l’économie américaine, de même que l’explosion des coûts de santé et de formation, et enfin la crise de 2008 qui a aussi été une crise immobilière ayant couté leur logement à beaucoup d’Américains modestes, s’ajoutant aussi à la stagnation de progrès pour les membres des minorités ethniques ou populations récemment immigrées, tout cela a eu non seulement des conséquences sociales, mais aussi des conséquences sur le comportement politique. Le populisme, la stimulation des colères et ressentiments par des médias d’opinion à audiences elles-mêmes divisées en tribus, en concurrence constante avec l’information en continu et les nouveaux médias numériques, se sont combinés pour alimenter des postures politiques anti-système. Il n’est d’ailleurs guère de types de revendications, catégorielles ou ethniques qui ne prennent justement le « système », le compromis bipartisan, le fonctionnement d’équilibre des institutions, pour cible.
Depuis le milieu des années 1990, les procès en légitimité électorale et politique des responsables se sont succédés : procès intenté à Bill Clinton par les républicains, allant jusqu’à l’instrumentalisation de ses relations extraconjugales de 1994 à 2001 ; procès intenté à George W. Bush par les démocrates, du fait de son élection disputée en 2000 et tranchée par une décision de la Cour Suprême, suivi des pouvoirs extraordinaires que s’étaient arrogés face au président le vice-président Dick Cheney et le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld dans le contexte des guerres contre le terrorisme ; procès intenté à Barack Obama par les républicains, radicalisés par leur branche dite du « Tea Party », accusé d’être un extrémiste noir, cachant un agenda socialiste, voire même d’être un musulman clandestin et de n’être même pas citoyen américain ; procès intenté à Donald Trump, qui comme Bush en 2000 n’a pas obtenu de majorité populaire en 2016, et qui a allègrement mélangé affaires privées et gouvernement, sans parler de ses accointances de moins en moins dissimulées avec les autocrates étrangers.
La présidence Trump s’est terminée non seulement dans le contexte chaotique généré par la pandémie mais aussi des campagnes de plus en plus virulentes des minorités contre les brutalités policières qui les affectaient, ainsi que par le refus de Trump d’admettre sa défaite dans les urnes, et la spectaculaire et sanglante émeute de ses partisans, envoyés attaquer le Capitole des Etats-Unis pour empêcher la certification des résultats électoraux par le Congrès. C’était la première fois depuis plusieurs décennies que la violence politique faisait des morts aux Etats-Unis, que les institutions fondamentales de l’Etat se trouvaient directement attaquées. Cette évolution a convaincu beaucoup d’observateurs que cette violence est là pour demeurer un temps une constante de la politique intérieure américaine, et que d’autres incidents sont à redouter en raison de la crise de légitimité et d’autorité politique. Les observateurs étrangers se focalisent sur les possibles conséquences internationales d’un supposé retour au pouvoir de Trump, mais compte tenu de ce contexte de violence, il est frappant qu’une rupture de l’ordre public, voire l’opposition de pouvoirs rivaux revendiquant l’autorité, ne soit pas davantage évoquées.
VII. La campagne de Trump sert à redorer son bilan et sa réputation autant qu’à lui procurer une immunité
On l’a observé, cette nouvelle candidature de Donald Trump est une situation inédite dans l’histoire politique américaine récente. Il n’y a qu’un seul précédent, à la fin du XIXème siècle, où le démocrate Grover Cleveland avait effectué deux mandats présidentiels séparés par un intermède républicain avec Benjamin Harrison, en ayant pu revenir d’ailleurs à la faveur d’une division entre factions des républicains. Encore, Cleveland n’avait-il pas contesté sa défaite à l’issue de son premier mandat comme l’a fait Trump avec consistance et véhémence. L’élection de John F. Kennedy contre Richard Nixon en 1960 s’est décidée à une très courte majorité, que Nixon, qui devait avoir moins de scrupules une décennie plus tard, avait choisi de ne pas attaquer. L’élection disputée de 2000 a donné lieu à une bataille juridique au niveau de l’Etat de Floride, finalement portée devant la Cour Suprême des Etats-Unis, où une courte majorité conservatrice décida de désigner son candidat victorieux, et le vice-président sortant Al Gore choisit de s’incliner devant ce verdict plutôt que de prolonger la vacance du pouvoir et d’étendre une crise institutionnelle. Donald Trump et ses associés ont poussé bien au-delà de tous ces précédents le refus des résultats de 2020. La nouvelle candidature, et le refus d’une retraite de la vie politique, tiennent entièrement à cette contestation.
S’ajoutent aussi à ce contexte les enquêtes qui ont été lancées, aboutissant à des mises en examen et des citations devant les tribunaux, contre les agissements de Trump, aussi bien au niveau d’Etats tels que New York, la Géorgie et aussi le Colorado, ainsi qu’au niveau fédéral. Dans ces deux derniers cas, qui doivent commencer d’être jugés au printemps et à l’été 2024, Trump est poursuivi pour des délits de fraude comme de fonction, la rétention illégale de documents secrets d’Etat et l’incitation à l’émeute contre le Capitole. Pour Trump et ses partisans, il s’agit de persécution politique et de violation de l’immunité « globale » qu’ils prêtent à la présidence, même après la fin de mandat. Cette dernière question sera elle aussi jugée par la Cour Suprême, mais Trump ne fait pas mystère de son désir de revenir au pouvoir précisément pour s’attribuer de nouveau les bénéfices de cette immunité. Il s’agit aussi pour lui, il le dit clairement, de renverser les résultats de 2020 par une réélection en 2024. Il s’agit aussi, dit-il de même que son équipe de campagne, de punir les coupables de 2020 et de rétablir son programme politique avec une administration purgée de ses éléments déloyaux ou de toute résistance de « l’Etat profond » qui comprend les bureaucraties des départements fédéraux, le Département d’Etat comme le Département de la défense, le Département de la justice, et les services de renseignements, CIA et FBI, qui lui auraient mis des bâtons dans les roues de 2017 à 2021. Avec la pratique de puiser dans les fonds de campagne pour rémunérer les équipes juridiques qui défendent Trump devant les tribunaux de Manhattan, d’Atlanta et les tribunaux fédéraux de Washington, on est loin d’un projet politique visant à l’apaisement de l’atmosphère, et les enjeux privés, judiciaires, financiers, se mêlent à un degré sans précédent avec le projet politique.
VIII. Le bilan de Biden n’est guère évalué de façon complète et objective
Joe Biden, qui avait passé son tour de se présenter en 2016, a choisi de lancer sa candidature en 2019 en faisant le constat du bilan disruptif de Trump pour la politique américaine, à l’intérieur comme à l’extérieur, bilan d’ailleurs sanctionné en novembre 2018 par la perte de la majorité républicaine à la Chambre des Représentants. Bilan ponctué par deux extraordinaires procédures d’impeachment par la Chambre, en 2019-2020 et à nouveau en 2021 dans les suites de l’émeute contre le Capitole, simplement bloquées par le vote partisan au Sénat. En dépit des particularités de la campagne faite à distance pendant la pandémie par un homme certes âgé mais qui a su préserver sa santé tandis que Trump et son entourage contractaient massivement le Covid à trois semaines du scrutin, Biden a mobilisé encore plus d’électeurs que n’a su en rameuter Trump ; il a obtenu des majorités populaires et de grands électeurs indiscutables ; et il a fait basculer la majorité du Sénat pour compléter celle des démocrates à la Chambre. Une grande partie de cette performance tient non seulement au rejet de Trump, mais au thème de campagne choisi par Biden, qui était une restauration de « l’âme de notre pays ». Biden pouvait se prévaloir de sa longue expérience de sénateur comme de vice-président pour proposer aux Américains une administration moins portée sur l’alimentation des divisions politiques et sociales du pays ; sur la recherche d’un retour aux coopérations bipartisanes en vue de législations d’intérêt général ; sur un refus d’imiter, chez les démocrates, le radicalisme qui avait cours chez les républicains et constituait une tentation dans la frange la plus gauchiste du parti.
Cette approche centriste et modérée a déplu à certains, en Amérique et en Europe notamment. Elle explique une partie des accusations de faiblesse ou de manque de consistance de ses politiques, présentées comme aussi égoïstement nationales que celles de Trump à l’étranger, et excessivement catégorielles et ethniques à l’intérieur. Une multiplication redoutable des défis s’est rapidement déroulée dès l’installation de la nouvelle administration : finir de gérer la pandémie dans ses conséquences sanitaires comme économiques, y compris un fort choc inflationniste qui a été nié en Amérique comme en Europe dans les premiers temps ; le rétablissement d’équilibres sociaux et économiques au sein de la population américaine pour redonner des perspectives de mobilité sociale ; la menace de contestation politique violente émanant des partisans de Trump ; le retrait désorganisé et tragique de vingt ans d’intervention en Afghanistan ; une nouvelle vague migratoire motivée par les désordres régionaux et mondiaux d’ordres économiques, climatiques et criminels ; le défi géopolitique et géoéconomique lancé par la Chine, comme l’agression de l’Ukraine par la Russie. L’administration Biden s’y est attelée avec autant de méthode que possible dans le contexte politique américain actuel, en recherchant à plusieurs reprises la coopération des républicains. Il en est résulté notamment le très ambitieux Inflation Reduction Act de l’été 2022 qui se veut arme anti-inflationniste, arme de réindustrialisation et de rétablissement de compétitivité technologique, arme de transition écologique et d’innovation, et même arme de compétition avec la Chine et d’autres économies concurrentes. Les résultats s’en font sentir en partie deux ans plus tard, notamment au plan de l’inflation, et malgré des critiques européennes, on constate aussi un désir des Européens de se doter d’un instrument législatif assez similaire.
Un élément frappant est que le choc inflationniste continue à être perçu par les Américains comme se poursuivant, notamment parce que les prix de l’énergie ne sont jamais redescendus aux prix modestes devenus habituels au milieu des années 1980. Les coûts de la santé, de l’éducation, du logement restent prohibitifs pour beaucoup à moins d’en sacrifier la qualité. Les hausses de salaires obtenues et les tensions sur le marché du travail ont aussi réalimenté l’inflation au point que la banque centrale maintient encore des taux d’intérêt historiquement élevés et pesant sur des ménages et entreprises vivant à crédit et donc chroniquement endettés, comme l’Etat fédéral. L’administration Biden se voit assigner ce bilan perçu qui tranche avec celui dont elle se prévaut, une santé rétablie de l’économie américaine. La gestion de Biden s’est compliquée avec l’avènement d’une courte majorité républicaine à la Chambre, si courte que la minorité de députés sensibles au trumpisme y exerce une influence immodérée sur les autres républicains. D’où des risques répétés de blocages budgétaires, et la prise en otage des financements d’aide américaine extérieure, à l’Ukraine comme à Israël au profit d’un prétendu renforcement de la protection frontalière au sud des Etats-Unis. Bien que Biden se soit abstenu de ce que même des démocrates radicaux lui reprochent de n’avoir pas fait, s’est à dire s’impliquer dans les poursuites engagées contre Trump, il se voit quand même accusé d’en être commanditaire. Il y a enfin le fait que l’administration n’a guère fait apparaître les talents robustes de ses ténors et associés politiques, qui auraient pu constituer des candidatures alternatives à celle de Biden, qui doit assumer les questions qui se posent sur son choix de se représenter à un âge si avancé, même si c’est pour barrer la route au retour vengeur de Trump qui veut une élection-règlement de comptes.
IX. Une observation attentive des Etats-Unis et de leur évolution politique est nécessaire
En définitive, ces questions rappellent qu’un traitement bref et expéditif de la vie politique américaine, sans référence à des tendances déjà inscrites dans l’histoire des dernières décennies, cela ne permet guère de démêler les dilemmes et contradictions qui marquent actuellement la scène politique, pour peser sur le scrutin futur. Il y a des sondages dont on fait beaucoup trop cas dans les médias qui donnent Trump supposément en avance et vainqueur, alors qu’on avait constaté a posteriori en 2016 la fragilité des données sondagières très optimistes pour son adversaire d’alors, Hillary Clinton. Si l’on peut tirer un enseignement de ces différentes considérations sur l’évolution politique des Etats-Unis au plan intérieur, comme de leur place sur la scène mondiale, c’est d’abord de songer que l’imprévu s’est déjà beaucoup invité dans la politique américaine récente, et qu’il le peut encore. Le fameux « cygne noir » décrit depuis le début du siècle a fait, dans différents aspects, quelques remarquables apparitions. Pourtant, le possible n’est pas garanti d’être probable. Les erreurs politiques commises n’induisent pas, pour les responsables comme pour les électeurs, une incapacité à lire les problèmes, à en tirer des leçons, à en rechercher les solutions. Les multiples rebonds politiques américains de différentes situations historiques et thématiques de crise suggèrent que ce n’est pas impossible, malgré l’aspect inédit d’une partie de la situation actuelle.
En particulier en Europe, on constate l’élaboration de certains calculs politiques uniquement basés sur une hypothèse d’exercice futur du pouvoir aux Etats-Unis par Trump, qui négligent la possibilité que ce pouvoir ne soit qu’incomplet, et constitue plutôt une cassure du fonctionnement institutionnel. De cette crise-là, un conflit civil majeur, et de la gestion qu’elle impliquerait, il est peu question. Par souci de rebondir sur l’opportunité, on voit dans le retour supposé de Trump comme l’aiguillon qui pousserait les Européens à conquérir leur autonomie stratégique, à accomplir ce qu’ils n’ont pas accompli pendant le premier mandat, ni, en fait, dans les fenêtres d’opportunité qui se sont régulièrement présentées depuis la fin de la Guerre froide, quand ce sont les « dividendes de la paix » qui l’ont emporté, au contraire. À sous-estimer Joe Biden et les objectifs de sa politique, les Européens, surtout eux et bien plus que les alliés asiatiques qui s’interrogent encore sur les scénarios possibles, se créent un handicap dans la façon d’articuler leurs politiques à ce moment américain particulier et difficile, sans faciliter la coopération, sans éliminer la méfiance réciproque, sans avancées qualitatives dans les relations.
En cette année où les scrutins électoraux se multiplient, peu de gens dans le monde remettent en question l’idée que le scrutin américain a une importance singulière qui affectera bien plus que les Américains eux-mêmes. C’est pourtant un scrutin qui a, dans ce contexte, une part hasardeuse, dans plusieurs sens du terme, qu’on ne soupçonne qu’assez imparfaitement. Ce scrutin devrait bénéficier d’observations et d’appréciations précautionneuses, aussi bien qu’informées, de la part de nombreux analystes. À la suite desquelles, des renseignements et des perspectives appropriés pour une diffusion vers un plus large public devraient apporter une image plus complète de ce qui se déroule, et plus éloignée des jugements péremptoires, des clichés et des conclusions mal étayées. Bien que l’on constate les difficultés d’un exercice de prospective dans ce contexte, l’enjeu n’est pas d’y renoncer mais de s’y prendre avec une étude plus fine. Une partie des dilemmes américains que les élections seules ne pourront pas résoudre procèdent de remises en question, aussi bien intérieures qu’extérieures, de pans importants du modèle et du fonctionnement des Etats-Unis. Ne pas savoir remettre en question ce qu’on croit trop vite savoir de la situation américaine est aussi périlleux pour la véracité des réponses aux questions qui se posent. En attendant le choix des Américains, et de découvrir vers où ils se dirigeront, il faut correctement se demander comment et pourquoi on en est là, avec un souci du détail et une précision des renseignements à disposition.
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