Médias et Politique : Les Propriétaires du Sens

 Kiosque à journaux.

Les médias français, exception faite du service public, sont des entreprises dont les actionnaires sont des personnes privées, comme n’importe quelle société commerciale. La notion de propriété, par un actionnariat majoritaire individuel ou une part suffisante pour détenir la décision, s’applique ici comme ailleurs. Pourtant, la question du risque prosélyte se pose car la propriété d’un média peut facilement dériver vers celle du sens : ce n’est pas une entreprise comme les autres.

Par François Petitjean - Consultant et analyste de la communication politique, auteur de Adworld sur la publicité, Toxic sur les médias et Sine capita sur le numérique et l’IA aux éditions du Panthéon.

I. Le 4e pouvoir (celui des médias, après les pouvoirs politiques : législatif, exécutif et judiciaire)

Il est de coutume en France de fustiger les fortunes qui grandissent par simple inertie, mais quelle logique d’investissement peut-il y avoir dans un marché de médias où la rentabilité n’est ni garantie, ni stable et bien souvent négative ? La concurrence y est acharnée, les revenus publicitaires d’une grande fragilité, et la dépendance aux événements est totale. Dans une stratégie d’investisseur, en dehors de Google et Facebook, peu de médias peuvent prétendre devenir une cible productive.

A cela peut s’ajouter l’inévitable bruit, souvent négatif, qu’engendre le contact politico-rédactionnel avec les audiences, potentielle nuisance pour les affaires en général. Pour résumer, s’il y a un marché à éviter quand on veut faire fructifier une fortune déjà colossale, c’est celui des médias. Mais lorsque la boucle d’affaire est réussie, posséder une part du 4e pouvoir est irrésistible, dans une recherche au-delà de l’argent, et un vrai « quoi qu’il en coûte » :

Et presque tout le monde est là :

  • Bernard Arnault (1949-) : Les Échos, Le Parisien, Aujourd’hui en France...
  • Vincent Bolloré (1952-) : Canal+, CNews, Europe1, RFM, Virgin radio
  • Pierre Bergé (1930-2017) : Le Monde
  • Patrick Drahi : Libération, BFMTV, RMC
  • Famille Baylet : Groupe La Dépêche
  • Daniel Kretinsky : Czech media Invest / Marianne, Franc-Tireur, France Dimanche
  • Mathieu Pigasse : actionnaire Le Monde et Huffington Post
  • Xavier Niel : Monde Diplomatique, Courrier International, Huffington Post
  • Martin Bouygues : Groupe TF1
  • Famille Mohn : Groupe M6, RTL Group, Capital, Management
  • François Pinault : Le Point
  • Iskandar Safa : Groupe Valmonde (Valeurs Actuelles)
  • Famille Dassault : Figaro, Figaro magazine

On peut ajouter à cette liste de fortunes d’affaires, l’exemple mondial de la récente et désastreuse apparition d’E. Musk (Tesla, Space X) à la tête de Twitter, représentant le type même de la recherche d’influence au travers d’un média sans en avoir les clés de compétence.

II. Ici et ailleurs

Si on regarde l’évolution des formats de médias, on a assisté en France à une « américanisation » des propositions. L’aspect numérique de l’information ou de l’analyse politique, dont le site du Contemporain fait partie, n’est que l’extension technologique d’une forme de journalisme ou de simple diffusion de pensée, il n’y a donc là rien de particulier. Ce qui interroge plus, c’est la copie conforme des programmes sur ce que les Etats-Unis produisent, avec des équivalents type C News avec Fox News, BFMTV avec CNN International, Le Monde et le Figaro restant dans les positionnements comparables aux New York Times et Los Angeles Times. Même la Presse Quotidienne Régionale française a son frère jumeau aux Etats-Unis : USA Today. Cet ensemble de médias, en France comme aux Etats-Unis, est détenu par quelques personnes, avec une livraison quotidienne d’informations d’opinion. Si on y ajoute les versions françaises d’informations produites par Microsoft et Google, et l’acquisition du Washington Post en 2013 par Jeff Bezos, patron d’Amazon, on peut se demander si quelques règles du jeu supplémentaires ne devraient pas être envisagées chez nous, pour conserver le pluralisme historique des médias français.

III. Protéger l’opinion

La question capitalistique, autrement dit la « propriété« , dans le domaine des médias encourage certaines batailles d’arrière-garde « contre les riches » et globalement dans un schéma de peur, voire de paranoïa. C’est une tradition un peu française, où le riche est forcément dangereux ou en tous cas rarement sans reproche. Peu importe, ce n’est pas le bon combatla société est construite ainsi, on peut améliorer les règles, mais on verra plus tard pour le « grand soir » . Par contre, l’Etat peut manifester une émotion juridique sur le fait que l’opinion peut être influencée par les recrutements et les restructurations faits par des hommes d’affaire au sein de médias d’information. Le cas d’Europe N°1 est emblématique de cette posture où, dans le sillage de C News, V. Bolloré redessine les fonctions, et donc les missions, et in fine les opinions émises.

Il y a quelques années, lorsque M. Bouygues avait pris le contrôle de TF1, les inquiétudes étaient nombreuses, mais ce groupe avait, et a toujours, de multiples fonctions dans le domaine média, ce qui a enrayé une éventuelle suspicion de téléguidage de l’information. C’est arrivé, mais de manière peu sensible. Aujourd’hui, M6 tombe dans son giron, et le groupe audiovisuel majeur du pays est entre les mains d’une seule personne. Il y a peu de chance que les opinions de gauche irriguent la stratégie de l’info dans ce groupe, voire même aucune d’y voir l’écologie y tenir un rôle majeur. D’ailleurs, à bien y regarder, à part l’Humanité et Marianne, clairement orientés, on trouvera vaguement Le Monde, Le Parisien et Libération mais c’est à peu près tout dans la sphère centre-gauche et gauche. Autant dire que la part de voix du Centre-droit , de la Droite et de l’extrême Droite est largement supérieure, pour ne pas dire de 70%. C’est un fait qui ne reflète pas la société dans sa diversité.

IV. Légiférer pour protéger la liberté

Les politiques en charge de l’Etat et les élus de l’Assemblée Nationale, doivent prendre en compte ce phénomène. La référence Gauche-Droite n’est peut-être plus d’actualité au sens structurel mais reste une bonne mesure de la pensée et de l’opinion. On ne peut laisser les médias d’information, et donc les journalistes, à la merci d’un repreneur comme cela se fait aux Etats-Unis, et donc maintenant ici. Une reprise doit être synonyme de « plan business » mais pas de« plan d’opinion » . Pour parvenir à équilibrer cela, la France est passée maître dans l’art de produire des lois, en particulier dans le domaine de la liberté d’expression. Voici une proposition de loi datant de 2022 sur l’indépendance des médias : Proposition de loi n°4999 relative à l’indépendance des médias (assemblee-nationale.fr) Qu’en est-il advenu ?

Le vrai combat est donc celui du bout de la chaîne, du pigiste, du journaliste, du reporter, de l’analyste qui ne peut avoir à rendre des comptes à des patrons de rédactions parachutés par des investisseurs du bâtiment, du luxe, du numérique, des mines de lithium ou des chemins de fer. On a bien compris que ces derniers sont les « bourgeois gentilhomme » de l’époque.

On a besoin de ces investisseurs mais aussi de nouvelles lois de gouvernance pour que les médias en France ne se transforment pas en enfants sages de pouvoirs individuels.

Note de l’auteur

Cet article ne représente pas une critique sur le fond des personnes publiques , mais une analyse des choses perçues, des risques liés aux communications du monde politique et des enjeux de celles-ci. Les noms cités ne le sont que pour comprendre leur impact au travers de décisions, de déclarations ou de comportements médiatisés.

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