■ Paul Claudel à Paris en mai 1930 ©Getty - (Photo by Keystone-France/Gamma-Rapho via Getty Images).
De son enfance à Villeneuve-sur-Fère, Paul Claudel (1868-1955) empruntera le climat matériel de ses premiers drames. Pour s'initier à la poésie, il lui aura fallu « monter » à la capitale, connaître un temps d’« affreuse misère morale » en perdant - comme Lucien Chardon de Rubempré avant lui - ses illusions de jeune homme, pour achever sa saison en Enfer par sa rencontre avec Arthur Rimbaud. Si l’influence du poète lui permet d’apprendre à exercer son art et à aiguiser sa pensée, l’événement décisif reste sa conversion, le jour de Noël 1886, lors de la cérémonie des Vêpres à Notre-Dame-de-Paris. Sans le savoir, ce moment allait considérablement orienter à la fois sa vie et son œuvre. La poésie seule, et la libération conjointe du langage, ne suffisant pas à guérir le « spleen », ce sera finalement sa piété qui finalisera son apprentissage existentiel et artistique. Ainsi, cette mélancolie douce ne sera dominée que par un salut spirituel, devenant même le thème de l’œuvre claudélienne, mettant un terme au voyage initiatique que Péguy appelait « notre jeunesse. »
I – L’art du dialogue selon Claudel
Malgré l’apparente diversité de son expression formelle, l’œuvre de Claudel se caractérise par sa profonde unité de structure, de rythme et de ton. Qu’il profère l’enthousiasme de sa communion avec le monde et Dieu sur le mode lyrique des « Odes », qu’il en développe les inépuisables prolongements dans la prose rythmée des « Traités » ou des commentaires bibliques, c’est toujours selon la double structure primitive de la parole, le «logos,λόγος » , qu’il alterne dialogue et monologue. Pour Claudel, le Temps est fugace, pas un écoulement continu qui se divise en cycle distinct comme dans la pensée de Schopenhauer ( essai sur les âges de la vie ), mais une pulsation, et sa retranscription dans le langage est ce « battement » qui engendre l’alternance entre dialogue et monologue. Cependant, comme il arrive à l’intérieur même de l’unité rythmique qu’est le verset, l’accent peut se déplacer d’un terme de l’alternance sur l’autre. Paul Claudel devient, en cela, le précurseur de la transformation poétique du XXe siècle, s’émancipant du surréalisme et du néo-romantisme, pour créer sa propre forme à travers un retour aux sources primitives du langage, et proposant une poésie à la fois spirituelle et verbale, dans son fond comme dans sa forme.
Au sein de la l’œuvre claudélienne, le dialogue renoue avec son oralité ancestrale : ce n’est pas un hasard s’il désigne le langage du poète par les termes de parole et de voix et qu’on accuse les « idoles » d’être « sans voix », le poète étant celui qui nomme ; l’essence du langage devra donc s’incarner en poésie selon les deux catégories fondamentales de toute voix : la parole proférée et la parole échangée, reprenant la pensée antique rationnelle du λόγος. Selon Platon, le logos est l’essence même de la raison humaine mais le concept s’étendant également à la rhétorique et à la religion chrétienne permet une riche analyse à la fois philosophique, sémantique et spirituelle.
Cette précision rend valable la distinction des genres, qui n’est justifiée que si elle reste essentielle, tel est le symbolisme chez Claudel, forme rationnelle de l’alternance entre forme lyrique (monologue) et forme dramatique (dialogue), sans que soit altérée l’homogénéité du contenu spirituel de l’œuvre. Par exemple, dans « Le cantique de Mesa », la forme dramatique accueille la forme lyrique selon la même règle. Ainsi, grâce à la découverte de l’essence poétique, la distinction des formes est à la fois acceptée et transcendée, tandis que s’opère dans l’œuvre claudélienne la réconciliation du langage et de la poésie.
II – Le verset claudélien
La poésie est d’abord réception de l’Esprit, selon les lois organiques de l’être humain : aussi le génie du poète porte-t-il en son sein sa disposition à « recevoir le souffle. » Pourtant, les critiques de l’époque dénonce un décalage récurrent chez Claudel dissociant ainsi foi et poésie pour dénoncer une absence d’unité. Aussi le poète, dans ses correspondances, écrit en 1937 : « C’est entre les deux pinces de ce dilemme négatif que se situe toute ma vie, et ce, encore aujourd’hui. » Claudel est un de ces poètes chez qui ne subsiste plus aucune distance entre spiritualité et littérature. Dans « l’unisson » du rythme s’abolit l’habituelle contradiction de la rhétorique et de l’authenticité. Le lyrisme claudélien répond à une esthétique de la surabondance rythmique tout en exprimant l’enthousiasme mystique. Poursuivant même son expansion, la vision de Paul Claudel de l’univers étend au « cosmos » la loi rythmique qui est la loi propre de l’Esprit créateur, en Dieu et dans l’art du poète. Telle est en lui l’unité de la poésie et de la foi que le poète est l’imitateur de Dieu et la poésie imitation de la Création. Or la puissance lyrique est encore accrue par la sincérité du poète à l’égard de lui-même et à l’égard de sa foi ; les deux sources du lyrisme sont en effet le credo de l’église catholique et à la personnalité de Claudel fondue dans l’unité de son langage.
Ainsi se situe le verset claudélien qui n’est ni versification ni prose rythmée. Le poète s’est plu à souligner la parentalité entre sa parole et le mouvement de la mer ; le verset est la transcription pour Claudel de la liberté du langage. Ainsi ne peut-on pas reproduire par artifice les enthousiasmes, doutes et mutations de l’esprit mais seulement illustrer les mutations du monde. Claudel se pose comme l’antipode de Valery, refusant de trouver des subterfuges pour donner vie aux sentiments humains. Pour autant, il ne nie pas la métrique ni la rime, bien qu’il lui préfère l’assonance, voyant sa poésie s’accorder avec la musique de Honegger.
Le verset est plus que la forme, il est la figure au sens claudélien, c’est-à-dire biblique de la poésie. Baudelaire avait dit « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau », et Rimbaud : « je est un autre. » L’inconnu, le nouveau, l’autre, et l’ailleurs du romantisme allemand ou nervalien témoignent d’une exigence spirituelle de poésie totale restée inassouvie. Or, inscrit dans la technique du verset comme dans l’universalité de l’inspiration, l’appétit du nouveau et de l’inépuisable ne supporte pas chez Claudel l’idée de l’échec ou de la mauvaise vie. Si Verlaine ou Villiers de l’Isle-Adam incarnaient l’archétype du poète torturé, blessé par la vie et somme toute exclu de la société, Claudel rejette cette image. Il faut dire qu’il à fréquenté chez Mallarmé des poètes révoltes, bercés par l’illusion de l’émergence d’un nouveau romantisme et ne parvient pas à adhérer à cet art de vivre où la marginalité est souvent de mise. Pour Claudel, la poésie est une philosophie de l’être, un moyen de mieux comprendre la parole divine et, dans la pureté du langage, une tentative de s’en approcher. Elle inclut donc une dynamique homogène, mettant en exergue les sens, le monde et le rapport de l’homme aux autres. Il abolit donc toute idée de victimisation ou de révolte, de glorification de la défaite ou du mal-être pour se consacrer à la création. Claudel renoue avec la quête de totalité qui est le moteur de l’écriture poétique, plaçant la poésie et son langage comme le lieu d’accomplissement de l’être, pérennisant l’analogie du poète et de Dieu dans la participation au « poiein » universel ( du grec poiein, faire.)
Mais si la création est un ordre, dont le reflet se rencontre dans les figures de poésie, cet ordre même inclut un désordre dont le moteur est humain. La totalité poétique tenant dans l’alliance de l’ordre et du désordre et dans la quête qui précède cette « réconciliation. » Pour accomplir la totalité de sa vocation, le poète inscrit dans son œuvre le mouvement passionné de ce que Baudelaire appelait la double postulation de l’âme humaine.
III – Le jeu de la poésie et du hasard
L’interrogation est indissociable de la poésie, fondant même le tiraillement entre la réflexion que suppose le processus d’interrogation et la certitude qu’impose l’établissement d’une réponse définitive. Le poète est celui qui peut dire, en s’adressant à Dieu : « j’interroge toute chose avec vous. » Mallarmé pensait que, devant quelque question qui se pose, il fallait en revenir au langage, « qu’est ce que cela veut dire ? » Claudel reprend la réflexion mallarméenne tout en y apportant sa volonté d’associer la poésie à la création. L’intention domine mais c’est clairement la volonté d’explorer l’âme humaine qui doit prédominer le processus d’écriture. Plus aucune place donc pour le hasard parce que l’œuvre claudélienne considère que tout a un sens, aussi bien le monde que les hommes. La ressemblance entre les hommes et le monde tient d’ailleurs une place prépondérante dans la poésie de Claudel, peut-être même le point de départ de ses œuvres dramatiques. Nous pouvons d’ailleurs trouver ce lyrisme dans « Le soulier de Satan. » C’est que l’interprétation poétique de l’homme et du monde, au-delà des illusions et tourments du hasard, se développe à partir de l’intime communication entre le visible et l’invisible ; Claudel s’en est expliqué à plusieurs reprises, et, en particulier, dans un texte où se trouvent définis à la fois l’origine et le processus de la poésie. Expliquant « l’esprit essentiel de la poésie qui est le gaudium de veritate », Claudel écrit « le monde sans Dieu est non seulement incomplet mais réduit à l’éparpillement, au non-sens et au néant… je changerais volontiers l’adage et au lieu de a visibilibus amorem rapiamur, je dirais : ab invisibilibus ad visibilium amorem et cognitionem rapiamur ( laissons-nous emporter du visible jusqu’à l’amour de l’invisible / laissons-nous emporter de l’invisible jusqu’à l’amour et la connaissance du visible) ; car il y a plusieurs révélations, celle d’une vérité toute faite, mais aussi celle de l’eau qui révèle le grain planté dans la terre en le faisant pousser. » ( Lettre à Lemaitre)
Ainsi se trouve énoncée la définition de la poésie claudélienne, qui est « révélation », dans son acception dynamique, souligné par Claudel lui-même. L’entreprise poétique d’abolition du hasard, déclarée impossible par Mallarmé dans une formule célèbre, est solidaire de la « déflagration » du dynamisme verbal, avec pour mission d’achever, par une « fructification d’être » la Création – cette Création où le hasard ne peut produire l’expression de sa fatalité si l’homme continue d’ignorer que Dieu l’a laissé « interminée » pour confier à l’ »homo poeta » la poursuite positive de sa propre floraison. Si le drame naît de la discordance entre l’apparence du chaos et la vérité du sens ; le lyrisme triomphe dans la découverte du sens à travers le symbolisme du chaos : car le visible n’est livré qu’à l’anarchie du hasard que s’il n'est pas rapporté à l’invisible qui lui confère réalité et signification. La vocation propre de la poésie serait donc l’instauration victorieuse de ce rapport, selon la formule qui résume le mieux l’ambition de Claudel : « Recevoir l’être et restituer l’essentiel. »
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