■ Bangkok, capitale de la Thaïlande (©Wikimedia)
Par Julien Briot-Hadar - Expert en compliance doté d’une solide expérience dans le financement de projets, l’énergie et le secteur bancaire, tant en France qu’à l’international (Luxembourg, Maghreb et Sénégal). Également conférencier, intervenant dans de prestigieuses universités et écoles de commerce, il est convaincu de l’apport des nouvelles technologies à la compliance.L’histoire des paradis fiscaux n’est pas celle de marges opaques, de poches résiduelles d’illégalité ou d’échappatoires provisoires au droit commun. Elle est, plus fondamentalement, l’histoire de la structuration géopolitique du capitalisme contemporain. Le phénomène n’est ni conjoncturel ni périphérique : il est consubstantiel à l’architecture financière globale. À mesure que se renforcent les exigences de transparence et d’harmonisation dans les pays de l’OCDE, de nouveaux foyers émergent, portés non plus par des micro-États insulaires, mais par des puissances intermédiaires désireuses de se repositionner dans le jeu complexe de la souveraineté financière. La Thaïlande semble incarner l’un de ces foyers.
La financiarisation du capitalisme, amorcée dans les années 1970 et consolidée à partir des années 1990, s’est accompagnée d’une extension exponentielle des juridictions à fiscalité préférentielle et à réglementation différenciée. Ces territoires, loin d’être des aberrations, répondent à une logique stratégique : permettre la désarticulation entre la localisation des activités économiques, la résidence fiscale des entités juridiques, et la juridiction régulatrice de référence. En autorisant cette dissociation, les territoires dits « de complaisance » offrent un service fondamental aux agents économiques : celui d’arbitrer les normes en vigueur en fonction de leurs intérêts. Ils matérialisent ainsi une géographie inversée de la souveraineté : plus un territoire est juridiquement souple, fiscalement discret, et politiquement stable, plus il devient attractif.
La Thaïlande, à cet égard, présente un profil singulier. Elle ne se positionne pas explicitement comme une juridiction offshore, mais développe un modèle hybride, à la frontière du onshore tolérant et de l’extraterritorialité fonctionnelle. Sa législation fiscale, en cours de refonte, prévoit des exemptions ciblées, notamment pour les revenus perçus à l’étranger, les détenteurs de visas long séjour pour investisseurs ou retraités, et certains régimes spéciaux destinés aux travailleurs numériques. À cela s’ajoutent des mécanismes structurellement attractifs : un taux de TVA uniforme à 7 %, bien inférieur aux standards européens, une relative opacité bancaire autorisant encore des transferts financiers peu traçables, et un cadre conventionnel bilatéral, notamment avec la France, qui permet de réduire à 10 % la retenue à la source sur les dividendes versés à un résident fiscal français, à condition que celui-ci soit le véritable bénéficiaire des fonds et fournisse les justificatifs requis par l’administration thaïlandaise. Ces éléments, conjugués à une réglementation souple en matière de contrôle des changes, concourent à faire de la Thaïlande une juridiction à fort potentiel d’arbitrage fiscal.
La trajectoire thaïlandaise ne saurait être interprétée comme un simple mimétisme vis-à-vis de juridictions déjà établies telles que Singapour ou Hong Kong. Elle répond à une dynamique propre, fondée sur la recherche d’une autonomie stratégique dans un environnement régional sous forte pression sino-américaine. En se dotant d’un statut officieux de hub financier régional — sans se déclarer comme tel —, Bangkok adopte une logique d’ambiguïté maîtrisée. Elle s’inscrit dans une stratégie de souveraineté discrète, dans laquelle la complaisance réglementaire devient un levier d’attractivité géoéconomique sans exposer l’État aux critiques explicites des forums internationaux.
Ce positionnement s’insère dans une géopolitique plus large, où les États structurent volontairement des zones d’exception pour capter les flux internationaux. Loin d’être cantonnée à l’initiative privée ou au crime organisé, l’extraterritorialité fiscale est aujourd’hui produite et encadrée par les États eux-mêmes, dans une logique de gouvernance différenciée. Le territoire offshore, tel qu’il émerge en Thaïlande, n’est donc pas une enclave informelle, mais un prolongement de l’État dans son versant concurrentiel. Il permet d’optimiser non pas seulement la charge fiscale, mais aussi le risque réglementaire, le contrôle judiciaire et l’exposition diplomatique. Autrement dit, il agit comme un multiplicateur de souveraineté en contexte d’ouverture asymétrique.
Il convient dès lors de dépasser les lectures moralisantes ou purement juridiques du phénomène. Les paradis fiscaux ne sont pas des poches de déviance appelées à être supprimées par la vertu réglementaire. Ils sont des dispositifs institutionnels enracinés dans l’économie politique globale. Leur fonction n’est pas seulement de soustraire des ressources à l’impôt, mais d’organiser la fluidité du capital, de permettre la fragmentation des responsabilités, et de neutraliser les contraintes nationales par la mobilité stratégique des structures juridiques. La Thaïlande, en s’insérant dans cette économie de l’exception régulée, illustre la manière dont des États intermédiaires peuvent réinventer la fonction offshore dans un contexte de post-transparence.
Le basculement thaïlandais n’est donc ni un accident, ni un contournement improvisé, mais un signal. Celui d’une recomposition silencieuse de la cartographie fiscale mondiale, où la souveraineté étatique se redéfinit moins par la taxation que par sa capacité à aménager les règles de manière différenciée. Le territoire fiscal cesse alors d’être un espace clos : il devient un produit géopolitique négociable, ajustable et exportable. Dans cette économie politique de la latitude légale, la Thaïlande s’affirme comme une plateforme émergente, un acteur discret mais stratégique de la nouvelle finance extraterritoriale.
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