Jane Austen, ou le mariage comme épreuve morale.

 Portrait de Jane Austen, par sa soeur Cassandra Austen.


Le mariage, dans l’œuvre de Jane Austen (1775-1816), ne s’impose ni comme une simple finalité romantique ni comme un aboutissement narratif. Il incarne l’épreuve morale par excellence, le prix d’un apprentissage sentimental abouti. Et pour cause, Jane Austen fait du lien conjugal un miroir sociétal où se reflètent vertus et vanités.

Vieille fille par circonstance - la romancière n’a pu épouser son amour de jeunesse en raison des conventions sociales - elle a le temps d’observer les couples qui se font et se défont au sein de sa « gentry » natale. Jane Austen dépeint avec une acuité redoutable les enjeux financiers, les contraintes de rang ou encore les affres des passions soudaines. Un mariage réussi pour l’auteure de « Emma » n’est possible qu’à la condition que l’apprentissage son héroïne soit abouti. Elizabeth Bennett, Anne Elliot et Elinor Dashwood : chacune traverse une épreuve initiatique qui transcendera leurs caractères. À travers ses héroïnes, la romancière propose une vision stoïque de la vie morale, où la conquête de l’amour véritable est indissociable du développement du discernement. C’est cette dimension profondément éthique du mariage dans l’œuvre austénienne - comme confrontation à soi-même - que nous allons explorer.

I – Éducation sentimentale

Si certaines héroïnes austéniennes se révèlent d’emblée comme des figures vertueuses, Elinor Dashwood et Anne Elliot en tête, la plupart s’avèrent être des jeunes filles passionnées, dominées par leurs sentiments et donc incapables de discernement. Ainsi se font-elles parfois abuser par des personnages peu scrupuleux, désireux d’initier sur elles une séduction offensive, dans le but de s’enorgueillir ou de tuer le temps. Il arrive également que ces héroïnes soient victimes de leurs propres idéaux, de chimères nourries par l’imagination et par l’oisiveté, ou encore par la litanie d’un orgueil mal placé. Le récit se concentrera donc sur l’apprentissage de la jeune fille, qui, une fois un certain nombre de péripéties passées, pourra achever sa quête identitaire et se transformer en un modèle de vertu stoïque. Le mariage étant l’étape finale de la transformation de cette ingénue en « femme accomplie », expression austénienne pour désigner une femme aux sentiments mesurés et à la moralité irréprochable.

Elizabeth Bennett, célèbre héroïne de « Orgueil et préjugés », en est la parfaite incarnation. La jeune fille, blessée que Monsieur Darcy l’ait qualifiée de « passable » lors de leur première entrevue, refusant de l’inviter à danser car « pas assez jolie », peinera à dépasser sa rancœur. « Je lui pardonnerais volontiers son orgueil s’il n’avait pas modifié le mien, » avouera-t-elle à sa confidente, Mlle Charlotte Lucas, scellant ainsi l’intrigue du roman. Elizabeth devra surmonter son orgueil pour prendre conscience des qualités de Monsieur Darcy, mais aussi pour devenir une meilleure version d’elle-même. En cessant de placer ses sentiments au centre de ses jugements envers autrui, la jeune fille se montrera non seulement plus tolérante, mais aussi plus résiliente. Aussi, ce jeune homme qui lui semblait de prime abord détestable lui apparaîtra progressivement comme son pendant masculin et deviendra digne de son affection. Il n’est pas hasardeux que l’ouvrage devait initialement s’intituler « Premières impressions », car il faudra attendre que l’héroïne les ait dépassées pour qu’elle puisse aimer pleinement son partenaire. Il en va de même pour Monsieur Darcy qui devra surmonter ses préjugés envers Elizabeth pour saisir la force de ses sentiments. En effet, convaincu d’être supérieur à sa compagne, ce dernier est certain de voir sa demande en mariage acceptée, puisqu’elle est synonyme d’ascension sociale pour la famille Bennett. Le premier refus d’Elizabeth lui permettra de se remettre en question et de prendre conscience de la force de son inclination. La relation entre la jeune fille et Fitzwilliam Darcy se révèle une des plus profondes de l’œuvre austénienne puisqu’elle naît de l’apprentissage sentimental simultané des principaux protagonistes. Tous deux se révèlent complémentaires, laissant présager que leur mariage sera un excellent partenariat. Pour Jane Austen, telle est la condition sine qua non d’une union réussie, prévalant sur toutes les ascensions sociales et les passions soudaines.

Dans « Raison et sentiments », Marianne Dashwood se laisse séduire par le charmant Willoughby dont la cour pressante flatte son ego. La jeune fille de seize ans, endeuillée par la mort de son père et attristée par le déclassement de sa mère, peine à s’accommoder de la précarité de sa nouvelle demeure. Willoughby, en s’imposant dans son quotidien, parviendra sans mal à s’attirer les faveurs de la jeune fille. La situation délicate au sein de laquelle elle se trouve mélangée à la candeur de sa jeunesse rendra Marianne particulièrement réceptive aux avances du jeune homme. Celui-ci n’hésite pas à mimer ses goûts et à la flatter pour conquérir sa jeune proie. Incapable de dissocier l’attention de l’intention, la sœur d’Elinor envisagera les effusions de son prétendant comme un engagement implicite. Or, les promesses n’engageant que ceux qui y croient, rien de concret n’attache Willoughby à Marianne, hormis les espérances et l’aveuglement de cette dernière. Quand, à la suite de la disparition du jeune homme, elle découvre qu’il est engagé à une autre, c’est un choc d’envergure qui l’attend. En dépit de la bienveillance de sa sœur et de ses amis, Marianne tombe gravement malade. Comme chez Stendhal où la maladie du fils de Madame de Rénal vient rappeler à l’ordre ses dérives adultérines, le mal qui ronge Marianne possède ici une dimension spirituelle. La jeune fille, centrée sur ses sentiments au point d’en oublier le monde qui l’entoure, mesure l’ampleur de son égoïsme. Elle prend conscience de son manque de discernement en matière de sentiments. Comprenant que les actes prévalent sur les paroles et que les sentiments sont le fruit d’efforts constants, la sœur d’Elinor se tournera finalement vers le colonel Brandon, ami fidèle et protecteur. Non seulement la jeune fille a gagné en maturité, mais elle a appris à différencier ce qui est bon pour elle de ce qui ne l’est pas. Le colonel Brandon incarnant, avec son intérêt continu, la patience de sa sollicitude et ses manières attentionnées, un modèle de fiabilité et d’authenticité là où Willoughby n’était que duperie et effusion. Jane Austen, à travers l’union finale de Marianne Dashwood et du colonel Brandon, nous délivre un message clair. Un mariage réussi est fondé sur la constance sentimentale et non sur la passion. Si Elizabeth et Darcy ont évolué mutuellement en se fréquentant, Marianne, plus jeune que le colonel, sera ici la seule à parachever son éducation sentimentale. Une fois encore, Jane Austen démontre qu’un mariage réussi est une affaire de partenariat où les deux parties deviennent meilleures au contact de l’autre. Marianne apportant ici au colonel Brandon la fraîcheur que la vie a étiolée, tandis que celui-ci lui conférera l’indulgence dont a besoin une jeune âme. Un amour durable, dans l’univers austénien, se fonde sur la lucidité et non sur l’imagination. En enjolivant sa relation avec Willoughby, Marianne s’est précipitée vers un échec inévitable alors qu’en reconnaissant les qualités du colonel Brandon, elle n’a eu qu’à tendre les bras vers le bonheur. La romancière insistant d’ailleurs sur la fluidité des relations réussies en opposition aux agitations que confèrent des élans motivés par de mauvaises intentions.

Si le parcours est sinueux pour les héroïnes « imparfaites » à l’image de Marianne, d’Elizabeth ou encore d’Emma Woodhouse, il l’est moins pour celles qui sont d’emblée animées de hautes valeurs morales dont l’initiation se révèle plus aisée. Souvent tourmentées par les autres protagonistes ou par des événements extérieurs, celles-ci doivent résoudre des conflits externes pour enfin être récompensées par le mariage avec l’être aimé. L’apprentissage prend une valeur plus introspective et le mariage devient la récompense de l’endurance d’un caractère. Ainsi, les valeurs stoïciennes deviennent indissociables des héroïnes austéniennes dites « accomplies ». Elinor Dashwood, la « raison » du roman, devra subir maintes épreuves avant d’enfin s’unir à Edward Ferrars. Avec calme et sagesse, la sœur de Marianne déjouera tous les pièges qu’on lui tendra, de la malveillance de sa belle-sœur aux manigances de ses rivales. Le parcours initiatique sera, dans son cas, davantage centré sur la résilience face à la fatalité que sur le développement personnel.

II – La morale de l’amour

Le réalisme et l’ironie de Jane Austen parviennent à transformer des récits que nous pourrions apparenter aux contes en récits à visée moraliste. L’influence du protestantisme anglican sur la volonté de donner un poids moral à l’histoire est évidente, de par la proximité de Jane Austen avec l’anglicanisme, mais aussi de par la place prépondérante donnée au clergé dans les romans. Ce n’est pas un hasard si la plupart des héros austéniens disposant de qualités morales supérieures se destinent à une vie cléricale. La volonté de la romancière étant d’exposer un idéal masculin aux vertus morales exemplaires et au goût certain pour la spiritualité. C’est notamment le cas d’Edward Ferrars dans « Raison et sentiments » ou encore d’Edmund Bertram dans « Mansfield Park ». Comme pour le mariage, le regard de l’auteure est clair. Si on entre dans les ordres par vocation ou par intérêt, le chemin de vie ne sera pas la même. Aussi, si Edmund désire devenir pasteur depuis toujours et ne saurait renoncer à son choix même devant les instances de Mary Crawford, monsieur Collins incarne, dans « Orgueil et préjugés », un modèle de pasteur davantage tourné vers ses intérêts financiers que sur sa foi. Celui-ci épousera Charlotte Lucas après avoir essuyé un refus de la part d’Elizabeth, dans le but de venger son orgueil et de répondre aux attentes de sa bienfaitrice. Charlotte Lucas, au fait du désintérêt de son prétendant, acceptera de l’épouser pour s’assurer d’un confort matériel durable. L’union, fondée sur le désir d’assouvir des desseins personnels, se dirige vers un cuisant échec. Jane Austen envisageant les mariages intéressés comme des sources de malheur, à l’image de sa vision de l’engagement clérical.

Les couples qui échouent sont semblables dans l’impureté de leurs fondations. Appât du gain, désir de redorer le blason d’une famille, inconstance ; les mariages qui se réalisent dans un intérêt autre que la concrétisation d’une affection sincère n’apportent que la perdition.

Dans l’ensemble de l’œuvre austénienne, on retrouve au sein des personnages secondaires des archétypes de couples dysfonctionnels, comme autant de mises en garde pour les héros de premier plan. Mariés dans le but de réaliser une rapide ascension sociale, par arrangement entre deux familles ou par un élan romantique momentané, ces couples illustrent l’échec qui guette ceux qui se laisseraient happer par l’immoralité, la cupidité ou encore l’inconstance. Le cas des parents d’Elisabeth Bennett illustre cette dynamique. Le couple, mal assorti par le gouffre séparant la finesse d’esprit du mari et la simplicité de l’épouse, ne trouve plus rien à se dire. Monsieur Bennett, trop vertueux pour chercher ailleurs un réconfort, s’enlise dans le mutisme en demeurant enfermé dans sa bibliothèque. Les parents d’Élisabeth, unis par une simple attirance, ne peuvent supporter au quotidien la divergence de leurs personnalités ; ainsi cohabitent-ils en regrettant un élan romantique fugace tout en s’évitant.

Dans « Raison et sentiments », John Dashwood, demi-frère de Marianne et d’Elinor, a épousé Fanny Ferrars dans l’idée d’accroître sa fortune et d’asseoir sa position sociale. Bien que déjà riche, le jeune homme cède à sa vénalité et se retrouve engagé avec une compagne pour laquelle il n’éprouve aucune inclination. Au fil du temps, Fanny Ferrars se révélera avare, tyrannique et d’une possessivité telle qu’à la mort de son père, le jeune homme ne pourra honorer sa promesse de prendre soin de ses sœurs. C’est un déclassement moral qui touche le jeune homme. En ayant choisi une union basée sur son enrichissement, John Dashwood a renoncé à sa vertu. En reniant les volontés de son père, il commet un sacrilège qui le condamne à vivre dans la petitesse qu’ordonne l’avarice de son épouse. Ce n’est pas une maladie qui vient frapper le jeune homme, comme un avertissement censé le ramener dans le droit chemin, mais une condamnation sans appel. La déchéance morale du personnage atteindra son paroxysme lorsqu’il refusera l’hospitalité à ses sœurs au profit d’inconnues. La romancière, en insistant sur l’absurdité de sa conduite, montre combien John Dashwood est moralement irrécupérable.

Il en va de même pour Mary Bertram, cousine de l’héroïne Fanny Price dans « Mansfield Park ». En se mariant avec le terne et fortuné Monsieur Rushworth, la jeune fille répond aux sollicitations de sa tante qui rêve pour elle d’un avenir faste auquel elle n’a pas eu droit. Mary, jeune fille pourrie gâtée dans l’incapacité intellectuelle de se forger une opinion propre, se laissera guider par Madame Norris sans tenir compte de ses impressions défavorables. Henry Crawford, ami intime de la famille, semble pourtant lui convenir davantage. Tous deux sont futiles, enclins à des plaisirs éphémères et pourvus d’une empathie limitée. Bien que fiancée, Mary se laissera courtiser par ce dernier, l’encourageant même dans ses démarches. Quand Henry se lassera d’elle pour porter ses attentions vers la douce Fanny, elle se laissera persuader d’épouser Rushworth, autant par orgueil que par jalousie. Si Mary finit par s’enfuir avec son amant, le mal est fait. Henry en aime une autre. Nul retour en arrière possible en matière de sentiment. Mary Bertram finira donc exilée auprès de sa tante Norris, divorcée et en proie à d’éternels regrets.

Le seul personnage austénien qui soit parvenu à mettre de côté sa cupidité pour épouser l’être aimé se révèle être Harriet Smith dans « Emma ». Jeune pupille sans titre ni famille, elle se lie d’amitié avec Emma Woodhouse qui, esseulée depuis le mariage de sa confidente, voit en elle un moyen d’occuper ses journées. Harriet, consciente de la précarité de sa condition, pose un regard humble et lucide sur son avenir. Aussi envisage-t-elle de se marier avec Monsieur Martin, un paysan, dont elle apprécie la compagnie depuis l’enfance. Emma Woodhouse, persuadée que la beauté de la jeune fille est une qualité qui lui permettra de prétendre à une union avantageuse, la presse de refuser sa main. Elle la poussera par la suite à commencer un jeu de séduction auprès de Monsieur Elton, un pasteur fat, égocentrique et célibataire. Emma Woodhouse endosse ici le rôle de Lady Russell, la mauvaise conseillère qui décidera Anne Elliot à décliner la demande de Wentworth dans « Persuasion ». Jane Austen elle-même a reconnu avoir exercé d’amicales pressions sur sa nièce, Fanny Knight, pour qu’elle refuse les fiançailles d’un prétendant trop empressé, l’encourageant à attendre quelques années pour tester les intentions du jeune homme. La romancière parle de ce qu’elle connaît, l’impact des influences extérieures dans les relations amoureuses. Déjà, dans « Raison et sentiments », les commérages fiançant Marianne à Willoughby avaient été délétères puisqu’ils confortaient la jeune fille dans sa volonté de s’accrocher à un lien factice pour apaiser les ragots. Dans le cas d’Harriet Smith, un revirement final viendra rétablir l’ordre des choses. La mauvaise décision de la jeune fille sera finalement contestée, puisque reposant sur la seule vénalité d’Emma et non sur la sienne. À l’inverse des personnages qui sont animés par de mauvaises intentions, Harriet ne subira pas la condamnation austénienne et connaitra le bonheur marital auprès de Monsieur Martin.

III – L’indépendance comme idéal

La condition de la femme anglaise à la fin du XVIIIᵉ siècle se résume à un rôle reproducteur. La gentry masque une réalité somme toute difficile derrière une vie mondaine prolixe où foisonnent plaisirs et mondanités. L’hiver, qui se déroule généralement à Londres ou à Bath, immerge l’ennui et l’angoisse des vieilles filles sous un défilé de représentations théâtrales et de bals voluptueux. On oublierait presque qu’en l’absence d’un héritier masculin l’héritage paternel reviendra à un quelconque cousin, laissant les filles non mariées dans le plus profond des désœuvrements. Les mois estivaux se passent à l’ombre de la campagne, les mains sur un ouvrage, en attendant la fraîcheur, ce moment où les voisins se présentent pour le thé. La condition féminine, au temps de Jane Austen, ne laisse entrevoir guère de possibilités aux jeunes filles. Ne pas se marier équivaut à dépendre de la bienveillance d’un frère ou d’un cousin. Se marier également, puisqu’une fois veuve, Madame Dashwood se voit privée de ses biens par son beau-fils. À peines égales, le mariage se révèle un moindre mal puisqu’il permet de s’assurer quelques années de quiétude. Une union avantageuse offre également à la jeune épousée la possibilité d’accéder à un mieux-être tout en faisant honneur à sa famille. C’est pourquoi les mariages déséquilibrés se révélaient rares, la recherche d’un meilleur rang étant également présente chez les hommes. Monsieur Elton dans « Emma » en est la parfaite incarnation. Décidé à se rehausser, le pasteur fera d’abord sa demande à l’héroïne avant de se tourner vers un autre parti satisfaisant. Il en va de même pour Monsieur Musgrove qui, dans « Persuasion », jette d’abord son dévolu sur Anne Elliott avant de se rabattre sur sa sœur cadette. Avec beaucoup d’ironie, Jane Austen se distancie de cette pratique, la tournant en ridicule avant de la condamner. Sa vision du mariage rejoint la conception contemporaine qu’en ont les pays occidentaux ; elle se base sur un amour sincère et durable. La romancière n’admet ni les mariages animés par l’intérêt ni ceux relevant d’un élan semblable au caprice. Elle critique également la pression parentale exercée sur les jeunes filles qui ne disposent pas toujours de la lucidité nécessaire pour discerner ce qui sera le mieux pour elles. La fureur de Sir Thomas à l’égard de Fanny Price (Mansfield Park) après qu’elle ait refusé d’épouser le versatile Henry Crawford montre combien le consentement féminin était considéré comme négligeable. Fanny Price, grondée puis congédiée par son oncle, demeurera néanmoins inflexible. Un modèle de vertu austénienne qui se fortifie par les épreuves.

Si les figures stoïciennes font office d’idéal pour Jane Austen, ce sera dans l’imparfaite Emma Woodhouse que la romancière transmettra le plus d’elle-même. La fille du vieux Woodhouse est orgueilleuse, moqueuse, convaincue de savoir mieux que les autres ce dont ils ont besoin. Un de ses loisirs favoris consiste justement à arranger les mariages et à commenter les rapprochements. Exercice auquel elle échouera à plusieurs reprises. Emma, bien que de nature romantique, est néanmoins désireuse de ne jamais se marier, préférant garder sa pleine indépendance. La fortune de la jeune fille et l’absence d’héritiers masculins la rendant seule détentrice du domaine d’Hartfield. Nous pouvons aisément soupçonner, en mettant en parallèle l’histoire personnelle de Jane Austen et le récit d’Emma Woodhouse que cette dernière incarne l’idéal personnel de la romancière, autant par son indépendance d’esprit que par la chance de posséder une position favorable : « Je n’ai aucune des raisons habituelles qui incitent les femmes à se marier. Si je m’éprenais de quelqu’un, alors ce serait tout différent… Sans le mobile de l’amour, je serais bien sotte d’abandonner une situation comme la mienne : je n’ai besoin ni d’argent ni d’occupations ni d’importance sociale… C’est la pauvreté qui rend méprisable aux yeux du public le célibat… « Une femme seule nantie de bonnes rentes est toujours respectable. »

Emma ne souhaite pas se marier car elle se place au-dessus des raisons habituelles qui poussent les autres femmes à s’engager dans une union de raison. Elle n’est pas encore tombée amoureuse, ne serait donc pas en capacité de distinguer l’amour sincère de l’affection momentanée, comme en témoigne l’échec des rapprochements qu’elle arrange. Si Fanny Price et Jane Eliott, héroïnes à la moralité irréprochable, semblent de prime abord incarner l’idéal moral austénien, c’est dans Emma Woodhouse que la romancière a distillé sa vision pessimiste du mariage. Jane Austen, considérée à tort comme une auteure de bluettes, dépeint, en réalité, une condition féminine aux réalités bien plus sombres que les apparences laissent supposer. Face à des mœurs qu’elle exècre, Jane Austen opte pour le célibat. Comme Emma Woodhouse, elle occupe une place prépondérante dans sa famille. Seul le manque de moyen pourrait la contraindre à céder à la raison, mais l’autrice préfère encore l’économie matérielle à une cage dorée.

Le lien conjugal dans l’œuvre austénienne possède une vocation cathartique. Source de dénouement tragique s’il est motivé par des raisons immorales telles que la cupidité ou l’ambition, il peut également être vecteur d’une félicité pérenne pour des protagonistes animés par un amour sincère. Jane Austen jette l’opprobre sur les unions arrangées, ces couples factices qui cohabitent pour satisfaire des ambitions familiales comme personnelles. Ceux qui, dans les romans austéniens, ont obéi aux prérogatives matrimoniales du XVIIIe siècle donnent leur consentement pour une vie de malheur. La romancière est formelle. Quant à ces héroïnes qui ont été contraintes de s’engager pour ne pas finir dans la misère, la sentence est double. Renonçant à leur indépendance morale comme physique, elles doivent se résigner à une vie brimée pour s’étioler à petits feux.

Le mariage, pour Jane Austen, est indissociable de la condition de la femme anglaise, puisqu’il scelle son sort. La romancière insiste sur le fait qu’une union réussie ne doit être motivée que par un amour sincère, pointant ainsi du doigt le caractère funeste des passions soudaines. Contrairement aux romans initiatiques mettant en scène des personnages féminins, le mariage ne constituent pas une fin romantique mais le point final d’un apprentissage moral. Les héroïnes austéniennes doivent d’abord résoudre leurs conflits intérieurs pour devenir des figures vertueuses avant de pouvoir prétendre au bonheur matrimonial. L’œuvre de Jane Austen détourne donc les codes du roman sentimental pour devenir des contes moraux. La romancière en profite pour donner sa vision de la « femme accomplie », vertueuse et indépendante, mais également d’un mariage réussi, basé sur un amour sincère. Avec sa grande modernité et la profondeur psychologique qu’elle donne à ses personnages, Jane Austen a pu traverser les époques , ouvrir la voie aux sœurs Brontë, pour ériger son œuvre en référence de la littérature britannique.

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